Abdellatif Laâbi |
On le surnommait le Simple d'esprit 11 était connu dans toute la forêt et sur le bord de l'autoroute À n'importe quelle saison il se levait tôt pour chercher des truffes ramasser des glands des champignons ou simplement du bois mort Les automobilistes le croisaient souvent qui tendait un seau rempli du produit de son ramassage et qu'il vendait pour presque rien Les enfants du voisinage le taquinaient sans l'accabler et même le garde forestier fermait l'oil quand il l'apercevait à des heures impossibles se faufilant comme un renard parmi les arbres Il avait la soixantaine une barbe blanche couvrait son visage Seuls ses yeux de faucon luisaient au milieu de cette tête de prophète déchu Chaque matin un sac de jute sur l'épaule il s'engouffrait dans la forêt et chaque jour la peur le tenaillait C'est qu'il craignait la forêt dispensatrice de son pain quotidien Il la croyait habitée maudite depuis ce jour lointain ô si lointain du temps où les Chrétiens étaient les « maîtres de l'Heure » et où il les avait vus amener un homme l'attacher à un arbre faire feu sur lui Le sang avait coulé dans la forêt Cet homme il le sut plus tard était mort pour que les étrangers ne soient plus les maîtres pour que le pays revienne à ses légitimes propriétaires La même peur l'envahissait chaque jour et le souvenir du sang absorbé par la terre Il s'acharnait sur un arbre écrasé qu'il avait repéré la veille Il cognait avec sa hache s'attaquait uniquement aux grosses branches éliminait les brindilles jetait les morceaux de bois sur un tas qui grossissait Le Simple d'esprit travaillait depuis plus d'une heure quand il s'arrêta leva les yeux pour se rendre compte de l'intensité du soleil C'est alors qu'il les vit entendit en même temps le bruit des moteurs Ils étaient sept sept camions militaires fermés qui roulaient lentement en formant un demi-cercle à l'abord d'une clairière Des jeeps apparurent des voitures civiles Ils s'immobilisèrent et tout se fit rapidement De chaque camion descendirent d'abord deux soldats puis un homme ligoté avec un bandeau sur les yeux d'autres soldats Civils et militaires sortirent de leurs voitures se rassemblèrent en petits groupes Les hommes ligotés furent conduits chacun à un arbre attachés Des pelotons se formèrent les mirent enjoué Un ordre fut donné et sept salves partirent Un instant seulement et les hommes furent détachés transportés vers un camion où ils furent jetés les uns sur les autres La troupe s'entassa dans les autres véhicules la foule regagna les jeeps les voitures le cortège s'ébranla s'éloigna à une vitesse vertigineuse disparut derrière la forêt Le Simple d'esprit avait vu Il avait lâché la hache Ses lèvres tremblaient murmuraient des paroles venues du fin fond de la mémoire Les paroles devinrent de plus en plus audibles jusqu'à se transformer en cri Il regardait frénétiquement autour de lui ensuite le ciel ses mains les flaques de sang là-bas dans la clairière sous les arbres et brusquement il détala courut courut à travers la forêt en poussant son cri jaculatoire une seule phrase scandée « Ils sont revenus ils sont revenus ils sont revenus » Personne ne comprit d'abord le sens de ses paroles Gongs d'annonce tambours témoins La forêt s'est tue pour écouter le bruissement de sept rigoles de sang Le fleuve coule et chuinte dans le brouillard Battez résonnez battez gongs et cymbales tambours cannibales de Sodome et Gomorrhe narguant la justice au zénith de leurs sévices Gongs de satrape espiègle résonnez que sa volonté soit faite dans cette nuit à carapace venimeuse où nous vomissons nos tripes 0 nuit des dupes aube de traîtrise vous êtes entrées dans notre histoire comme une écharde infrangible enracinée au c entre de mémoire Notre peuple n'oubliera pas jamais n'oubliera Gongs d'annonce tambours témoins battez résonnez battez plus fort que tam-tams hilares que tambours cannibales plus fort que gongs de tyrans Répercutez l'histoire des sept crucifiés de l'espoir Qu'elle traverse les cités les plaines et les montagnes Qu'elle traverse les frontières et les océans et que cette aurore sanglante devienne soleil fraternel message tragique de notre résistance Maison centrale de Kénitra, 1975 |
Contact - Membres - Conditions d'utilisation
© WikiPoemes - Droits de reproduction et de diffusion réservés.
Abdellatif Laâbi (1942 - ?) |
|||||||||
|
|||||||||
Portrait de Abdellatif Laâbi | |||||||||