Abdellatif Laâbi |
Une terre se lèvera à l'horizon du cour Je l'imagine d'abord je lui donne la forme inimitable de l'oil je donne à l'oil les prunelles magnétiques du désert un maquis en guise de cils je donne au maquis les ailes du faucon arabe l'envergure du châtaignier-roi je donne au châtaignier le nid évanescent des nuages et la lune en pâture Terre à l'horizon surgie des rails renversant de fugitives arènes montagne tourbillonnant sous le fouet de lumière main ouverte dans le granit pour écarter l'orage offrir à l'hôte le lait, les dattes et les clés du silence Terre tout autour bouche sans carmin toison pudique blessure ravivée à mots couverts-chantants arôme restitué des rosiers sauvages de l'enfance prémices de Babel au partage du pain du vin dans le coude-à-coude corsé du rire perdues à volonté dans cette marche inaugurale où tant de mers trouveront leur mesure deviendront romances d'amours platoniques oraisons jactances panégyriques joutes de beauté Terre où la parole ne meurt sous le glacis du bitume il suffit d'une comptine de l'enfance d'un petit air de flûte d'un coup de tambourin pour que la mélopée réveille les langues les réconcilie fasse tenir l'histoire dans le creux de la main convoque la constellation des martyrs des esclaves des pestiférés des partageux des bûcherons au chômage et ceux-là sans tarder accourent à pas de géant hirsutes propres ils dévalent le chemin de Sinaï de Lozère et d'Aurès marchent sur les eaux, les laves le feu, les tessons ils rejoignent le cercle indiqué par toutes les pierres levées Sous la tutelle de l'arbre ils déposent la croix de leur ombre leur havresac de blessures taillées dans l'espérance la furieuse attente du Jour des Comptes À croupetons ils forment la ronde du partage se sustentent avec du lait de chèvre des châtaignes ou des dattes pour que la flamme nourrie de leurs os brille de près et de loin éloigne les fauves de leur sépulture ouverte Dans le silence sacré ils font leurs ablutions sèches en écoutant le message du fleuve enfoui sous le causse et la mer des sables : « Que celui qui se croit encore prophète sorte des rangs ! Nous célébrons le deuil la promesse libre de la blessure nous revenons au monde pour la beauté de l'adieu nous sommes les vaincus de la guerre et de la paix nous ne voulons rien ni les biens ni le mal ni même l'éternité nous ne demandons pas la place au soleil et la loi écrite nous ne voulons pas d'une terre délimitée par la couleur la religion le sexe de l'arpenteur nous célébrons l'indigence et l'amitié des étoiles fixes nous voulons simplement vivre notre foi vagabonde notre lot du périple avec la vigueur, la rigueur de nos yeux de témoins Levons-nous hommes femmes enfants de maintes migrations reprenons nos outres, nos ailes reprenons notre marche ne nous hâtons pas nous avons toute la mort pour nous enquérir de la source retourner au point de départ qui nous distribuera sur les départs nous avons toute la mort pour ne pas faiblir, rougir devant les vivants. » Pleine lune. La nuit serpente entre les gorges du Tarn. Au matin, elle se versera dans le Jourdain, et de là peut-être, on ne sait comment, dans l'Euphrate. Le scribe a déjà fait son travail. Il a gravé l'écho du fleuve sur des tablettes qu'il a enterrées dans le tronc de l'arbre appelé « homme debout ». Il s'étend au milieu du sanctuaire déserté, attend le rêve qui le hante depuis le jour où il a achevé son initiation à l'écriture. Le rêve ne tarde pas. Il y est question d'un roi, d'une hérésie, d'une drôle de guerre où les enfants dénoncent leurs parents à l'ennemi. D'une révolte d'esclaves qui détruisent le grand Temple et offrent le pouvoir aux fous de Dieu. D'un vieillard à la longue barbe, à l'index toujours accusateur, qui voit Satan partout et dont la mort entraîne le suicide collectif de ses adeptes. D'un déluge interstellaire et d'une arche futuriste. D'une île perdue où un bébé miraculé grandit tout seul, se nourrit, se vêt, se soigne et finit par devenir philosophe. Un rêve ordinaire somme toute. Avec sa dose d'amalgame, la vitesse d'enfer de sa chronologie, cette façon insidieuse de poser les questions et d'y répondre en même temps. Le scribe ne demande pas mieux. Cet art du raccourci l'arrange, tant le papier est rare et l'encre froide. Et puis, travaillant ainsi, il VOIT à l'avance ce qu'il écrit. Il n'est pas tenté par la rumeur et la rhétorique. Il peut, si nécessaire, donner ses sources. Cette nuit comme la précédente, le rêve s'enlisera. Vu l'infini. Toujours lui. Où tout se fait et se défait. Où même l'horreur devient ordinaire et ne résiste guère au sommeil mérité. Ah l'homme, cet être oublieux, maniaque du souvenir ! Terre au soleil bleuissant des crêtes matinal impromptu trempant sa moustache poivre et sel dans la délicate porcelaine du café facétieux comme la chanson qui fait gicler l'eau pour diluer la caresse laissée par le savon sur le polisson asphodèle Curée des routes, lacis, sentiers cheveux d'ange, menthe pouliot pour faire oublier les pins intrus paysages trahissant la lune se souvenant du volcan géniteur horizons en cavale pur-sang au repos monstre de grâce s'oubliant dans ses rêveries de peintre flamand villages fermés comme un théâtre voué à Shakespeare table dressée sur l'eau pour que les poètes boivent dans le même verre mangent sans laisser tomber une seule miette du pain légendaire porté à dos tel un nourrisson de la brousse Soleil à la poitrine ouverte au cour de musc soleil fou ignorant l'arrachement de celui qui ne fait que passer se perd en tout lieu prend une église pour une mosquée un berger pour un muezzin une forêt pour un désert un fleuve pour un messager une bougie pour une vestale celui qui s'étonne qu'un croissant de lune se lève ailleurs que dans le ciel d'Islam celui qui s'est fait passeur entre rives sours-ennemies en connaissance de mal de mer celui qui piaffe court, tombe, se redresse de jour, de nuit et maudit la vastitude du monde Celui-là qui ne connaît de prière que le poème Ce soir, il priera avec un autre poème. Il en choisira amoureusement les ingrédients : safran en étamines, coriandre, gingembre, cardamome, cannelle, eau de fleur d'oranger, citrons bergamotes confits, olives rouges acidulées, poivrons, un soupçon indicible de Grenade, une bonne pincée des mystères de Fès. Sa mère guidera sa main pour verser la juste quantité d'huile, d'eau, touiller au bon moment, réduire la sauce, couper en petits morceaux ce qui doit fondre, enrober les viandes de ce bouquet d'arômes que seuls les initiés doivent distinguer. La Cène se déroulera sans angoisse. Les apôtres s'étonneront d'abord de cette manne. Il se fera un silence vite relayé par la boulimie du rire. La nouvelle religion sera gastronomique ou ne sera pas. Le vin coulera à l'appui. Il n'y aura pas de traître au moment de l'adieu. Aube du départ. Seul dans le grand lit qui n'aura pas connu l'amour. Comme ils sont grands les lits de la chasteté ! Heureusement que la tête est pleine. Cette terre familière comme une énigme. Austère et généreuse. Déserte et peuplée. Bavarde et discrète. Se refusant et se donnant. Unique et multiple. Que rappelle-t-elle ? Une simple terre ou un continent ? Une passerelle sur la voie impénétrable de l'éternel retour ? Et voilà, déjà, en filigrane, le sentiment de son inéluctable éloignement, ô Sindbad, maître de l'inconstance, car c'est bien la terre, toute la terre que tu veux. Une terre s'est levée à l'horizon du cour Elle avait la forme inimitable de l'oil les prunelles magnétiques du désert un maquis en guise de cils Elle avait les ailes du faucon arabe l'envergure du châtaignier-roi L'ai-je imaginée ? Peut-être mais je sais qu'elle m'a remis sous une pluie battante sans cérémonie les clés de son silence |
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Abdellatif Laâbi (1942 - ?) |
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