Abdellatif Laâbi |
Je voudrais t'expliquer pourquoi depuis que je suis ici un rien m'émeut le moindre spectacle inhabituel la moindre manifestation de vie Je t'ai demandé parfois si tu croyais que ce faisant je n'étais pas devenu trop sensible si je n'étais pas victime de cette entreprise d'infantilisation dont on nous assaille et que je ne connais que trop t'en ayant décrit les grosses ficelles et chaque fois tu protestais que non que moi je ne deviendrais jamais un « prisonnier » que c'était naturel que je sois fasciné par tous mes manques Tu te souviens de ce pigeon qui avait pris l'habitude de descendre dans notre cour et dont je t'ai décrit la démarche le plumage bariolé, flamboyant des ailes de la gorge l'oil rond filant comme du vif-argent me rappelant cette méfiance immémoriale qu'il y a entre nous et les bêtes Ou encore ma stupéfaction devant les premières fleurs que nous avons pu nous procurer ici et qui étaient plantées dans des boîtes de conserve les longs moments que je passais à les regarder suivant le tracé des dessins cherchant le foyer des couleurs leurs aires de fusion les articulations de leurs osmoses comment j'avançais le doigt pour caresser un pétale en dessiner le contour Ou bien encore ces moments où je guettais le vol des hirondelles arbalètes gracieuses et acrobates qui rejoignaient avec assurance leurs nids et piaillaient nerveusement comme pour demander de dégager le passage Parfois aussi le ciel cet océan du prisonnier où les nuages sont tour à tour lourdes caravelles fuyant des bateaux corsaires dragons marins de légendes ouvrant toutes grandes leurs gueules hommes nus et musclés de peintures italiennes voguant là-haut ailés comme dans les originaux craquelés des toiles Ce serait fastidieux d'énoncer toutes mes fascinations cet effroi heureux qui me remue face à la beauté en friche Oui pourquoi cette aimantation alors que tu sais que je n'ai pas la larme facile et que même lorsque j'étais « libre » je regardais d'un oil relativement paisible toutes les grâces qui habituellement nous inondent Ma réponse est simple c'est que j'y ai un peu réfléchi : parmi les chaînes de la condition carcérale il y a l'atrophie du réel et la réalité cette assise mouvante appareillant toujours vers de plus hautes formes d'intelligence est l'organe qui permet à l'imagination d'éclore de capter les signes et les forces essentielles du poème de transporter ce réel transfiguré de l'organe à tout le corps humain Tu vois donc ce pigeon, ces fleurs cette hirondelle, ces nuages c'était le creuset où le poème tentait à travers mille entraves ou interdits de rejoindre et propulser la vie |
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Abdellatif Laâbi (1942 - ?) |
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Portrait de Abdellatif Laâbi | |||||||||