Abdellatif Laâbi |
Je m'en irai avec ce siècle où j'ai mal vécu sans même m'offrir le luxe du désespoir Je m'en irai avec ma fronde et mes cailloux le coq égorgé sur ma poitrine pour avoir chanté la nuit Je m'en irai avec le secret de ma pyramide et le tatouage de mes barreaux mes petits pieds lacérés par le miroir où j'ai refusé de me regarder Je m'en irai sage et ignorant doux amer sans dire adieu à celle que je n'ai pas su aimer Je tomberai foudroyé comme une étoile oubliée des hommes dans le désert des voix J'aurai vécu du peu que la douleur permet le rire inaugural de l'enfant l'odeur de fleur d'oranger du drap brodé dont ma mère me recouvrait les cals prodigieux aux mains artisanes de mon père puis un je t'aime les mamelons dressés du palmier dans une cour de prison la pomme furtive de liberté quand j'ai redécouvert l'océan puis l'Andalousie le livre à venir tous les après-midi où nous avons failli faire un enfant l'eau fraîche de nos larmes puis le beau silence J'aurai vécu du peu ou prou que l'espoir permet Et lorsque j'ai entendu le sanglot de l'homme j'ai voulu offrir un peu plus que ma tête quoi ? une autre nostalgie de ce que nous serions sans ces montagnes d'histoire une énergie qui n'éclairerait que le candélabre de tendresse un petit bout du tapis volant qui ne s'arrêterait pas au ciel colonisé une clé de chair et de sang qui pourrait ouvrir les cadenas de l'âme une herbe folle qui guérirait des mauvaises folies une veine d'amour qui relierait vraiment la main au cour Quoi d'autre quand je n'avais à offrir que ma tête sillonnée de balafres ? Qu'ai-je dit de ce que j'avais vraiment à dire ? Telle langue m'a choisi telle autre m'a abandonné J'allais en procès avec des mots de bric et de broc obstruant mon gosier La parole me vint dans une grotte vouée à l'hérésie où des rêves idiots me faisaient la dictée J'en ai noirci des cahiers de mes cauchemars Allons crier n'est pas dire il faut que l'invisible vous en donne la permission ! J'entends des voix je parle tout seul je parle aux objets aux plantes et aux animaux j'éclate de rire sans raison je fais le contraire de ce que je décide je confonds le passé et le futur je menace mon reflet dans le miroir je livre mon sexe à la mante religieuse quand j'ai besoin de douceur et pourtant personne ne me jette encore de cailloux C'est ma vie que je mets là en mots que je traduis en images plus ou moins heureuses que j'interroge, bouscule et presse comme un citron mais j'ai souvent l'impression de parler de quelqu'un d'autre J'aime me promener le vendredi au cimetière des mots Je me recueille ici ou là je partage mon pain et mes figues avec les bergers de ces lieux je paie les pleureuses pour qu'elles se taisent je ne prends aucune note puis je pars le dernier en laissant soigneusement ouverte la porte du cimetière Il paraît qu'on veut ma tête elle ne plaît pas on la trouve rigide et encombrante elle ne sait pas tourner sa langue sept fois dans sa bouche dire oui, à vos ordres, merci inchaallah, demain, ça ne fait rien les absents ont tort anticonstitutionnellement Ma tête ne plaît pas mais comment faire ? On ne coupe plus de nos jours les têtes on ne les sale plus et on ne les suspend plus sur les murailles ! On trouvera bien quelque chose le petit doigt, l'ombre ou mieux encore ces fruits amers de la tête qui aident les humiliés à garder la tête haute De là-bas je me vois ici malgré le mirage de la mer les rides cachent les traits de mon visage mes cheveux se dressent au vent je parle aux vagues l'écume aux lèvres le reflux emporte le cercueil de mes paroles le dépose sur l'autre rive l'Atlantide émerge un muezzin nu appelle à la prière J'ai voulu convaincre je me suis pris à douter j'ai douté pour de bon j'ai découvert la frivolité orgueilleuse des sceptiques j'ai douté de mon doute je me suis condamné à la solitude et j'ai repris ma marche Le poète ne fait que passer l'événement n'attire pas les foules S'est-il trompé de monde d'époque Était-il à ce point invisible pour que l'égaré s'éloigne sans lui demander son chemin Où ira-t-il maintenant que ses racines ne répondent plus qu'aux appels d'errance Pourquoi s'obstine-t-il à laisser un testament lui qui ne sait même pas se servir d'un ordinateur ? En enfer tout est clair si tu brûles tu n'as à t'en prendre qu'à toi-même si tu doutes c'est parce que tu as toujours douté si tu aimes c'est pour ne pas désespérer du paradis si tu te révoltes c'est parce que ton rôle l'exige si tu te suicides ce n'est qu'une comédie qui n'inquiétera personne si tu te lasses c'est parce que tu n'as pas bien compris la sentence Et puis, tu ne peux pas t'évader où irais-tu ? L'au-delà, ou si tu veux le reste du monde n'est qu'une parodie de l'enfer Rimbaud était là il a vu couler l'eau sous le pont à cette hauteur Hikmet et Aragon étaient là ils ont vu couler l'eau sous le pont et ont longuement disséqué un vers de Rimbaud à cette hauteur Mahmoud Darwich était là il a regardé rapidement l'eau ne l'a pas suivie sous le pont il a pressé le pas croyant avoir vu accoudé au parapet d'en face un tireur isolé de Beyrouth J'étais là j'ai vu couler l'eau sous le pont à cette hauteur je n'ai rien récité à l'occasion je suis incapable d'apprendre mes poèmes ou ceux des autres Les poèmes ne se fixent pas sur l'eau Ami accroche-toi ta bougie est plus belle et tes ongles ne sont noirs que de la crasse des mauvais jours ne pleure pas les armes qui te manquent réjouis-toi de la rose que tu ne peux offrir ouvre les bras à l'enfant de tes insomnies ta plume est propre ne la trempe pas dans la glu de la rancour ta boue c'est de la bonne boue et ta baraque un trône de lumière Je n'ai que toi pour pouvoir dire sans risque de me tromper : j'ai un ami et continuer à aimer comme j'aime Accroche-toi l'ami pour que ce pays ne s'écroule pas J'attends comme un cheval de course le coup de feu la voilure l'éclaircie le retour du fleuve à la raison à la dignité le réveil de l'espiègle volcan le déferlement de la faim la sédition des papillons le séisme de la rosée le signe du paralytique des temps derniers J'attends sans attendre Le silence s'impatiente il faut que je me prépare à cette rencontre Qui de nous demandera des comptes à l'autre qui a commencé le premier qui a failli à sa parole qui a perdu à ce jeu de hasard indigne de nos magnifiques illusions ? Le mot de la fin du commencement quand la feuille de la main tremble à la fécondité retrouvée quand la tempête souffle du dedans les paroles du provisoire quand l'autre livre se profile à l'horizon du dernier mot celui-là qui vous submerge d'une peur tenace et vous permet de dire j'ai mal ou bien vécu mais j'ai vécu Peut-être viendra-t-elle l'ère de l'oubli et du pardon De vents féconds balayée la terre cessera d'être bavarde elle émettra juste un filet de musique qui l'aidera à ne pas s'endormir dans sa longue randonnée galactique C'en sera fini de l'empire du mal et du bien la terre prendra son temps avant la prochaine fièvre de la création |
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Abdellatif Laâbi (1942 - ?) |
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