Abdellatif Laâbi |
Je vous donne ma crampe d'aède perpétuellement entre vie et mort Je vous restitue cette lueur puisée à même le brasier enseveli de vos fureurs Il n'a pas faibli lorsqu'on l'a assis de force sur la balance chauffée à blanc de la très moderne inquisition Il connaissait les règles du jeu l'étiquette de la grande cérémonie Il pensait très fort à autre chose et c'est cela qui a sauvé son âme Il se surprend à dire : Mon pays, ce n'est pas une terre ingrate qu'on transporte à la semelle de ses souliers Ce n'est pas ce soleil de plomb indifférent aux râles des emmurés Ce n'est pas la main de mon père me prodiguant la bénédiction Ce n'est pas la tombe de ma mère conduisant mes pas d'aveugle au trésor du plus haut silence Ce n'est pas cette foule changeant d'allégeance à la moindre démonstration de force au moindre feu d'artifice de la ficelle hideuse d'atavismes Mon pays est là où la liberté n'a qu'un seul sens fer rouge de l'indomptable dignité Toutes ces « barques d'amour fracassées sur le roc de la vie » Fera-t-il partie de la caravane ? Le martyre volontaire peut avoir son ignominie comme le martyre subi Les négriers prospèrent dans les places d'achat et de vente du silence Plus vieux métier du monde Mais notre monde en prend un sacré coup de vieux Personne ne sortira indemne de ce jeu de massacre ni le satrape présidant à la transe jouissive du meurtre ni le juste désarmé accroché à l'unique pôle de vérité ni l'homme de bonne volonté cherchant à limiter les dégâts L'Histoire se fera malgré ce torrent d'éclaboussures L'Histoire cette rongeuse abstraction Il sait que la vérité est plus complexe que l'image de ce soleil qu'on couvre avec un tamis Comme les énigmes de l'inquisiteur sont aisées ! Comparons, dit-il, avec celles que je n'ose parfois me poser à moi-même : Par quelle tribu occulte es-tu gangrené ? Es-tu indemne de tout pouvoir ? As-tu cassé tous les miroirs ? De quelles infirmités tires-tu ta force ? Quels sont les tabous de ta droiture ? Pourquoi ne reconnais-tu que du bout des lèvres l'ampleur de tes ignorances ? Ne t'arrive-t-il pas de te contenter de l'à-peu-près de ce que tu aurais vraiment voulu dire ? D'être irrité par tes plus justes passions ? De maudire tes superbes raisons de vivre ? Ne joues-tu pas un peu au martyr ? Ne caches-tu pas ta paresse derrière le tourbillon de tes réalisations ? Que trahis-tu chaque fois que tu te remets en cause ? Es-tu comblé par le seul amour qu'on te connaisse ? Jusqu'où peux-tu aller dans la vérité sur toi-même ? Halte au discours ! on y oublie d'écouter son corps ce qui parle dans les organes battant la chamade d'une étrange célébration le sang s'avançant masqué glaive d'inceste, moult passions écrasées dans le collimateur des idées océan ingouvernable sarcasmes de sirènes cosmonautes se mordant la queue temples déliquescents voguant sur chariots de feu oil nu frappé sur la proue de l'arche inatteignable caquètements, pollutions nocturnes, cerceaux processionnaires grouillant sur les lèvres mordues à sang obus sourds-muets, grêle d'arachnides guerre civile livrée se livrant dans l'enveloppe fragile du corps électrocuté Puis l'ouverture de la mer isthme hachuré de voiliers ramenant les nomades de l'antique périple du nom Ah leurs fronts immaculés et ces moignons aguerris par l'exode qu'ils tendent encore vers le rivage radieux de leur sépulture Ils ont déterré l'ouf insaisissable de l'aurore Aux quatre coins du monde ils ont bu, épuisé les eaux de l'oubli Ils ont terrassé la rancour, l'attente Ils reviennent on ne sait d'où ni pourquoi Ah leurs fronts immaculés leur sourire de mutants en mal d'histoire Ils étaient partis pour abolir le centre pour semer des carrefours en toute terre, mer, en tout ciel d'ici-bas pour fonder de nouvelles généalogies d'hommes sentant sans parler de femmes reprenant le feu des mains de la gabegie virile d'enfants parlant au nom de tous l'idiome transparent de l'insoutenable douceur Ils n'avaient pas été choisis Ils n'étaient les missionnaires d'aucune parole révélée Ils ne connaissaient des livres que le cordon ombilical qui les relie à la vie Ils avaient fait leurs ablutions avec le sang de leurs veines tranchées pour le pacte d'amour Voilà qu'il s'écoute du coup il voit suffisamment pour ne pas agir en scribe La laideur, l'horreur, oui je sais, dit-il il y en a assez pour faire le bonheur des marchands de désespoir assez pour me convaincre qu'il ne faut pas faire de l'espoir une connerie Mais voyons aussi le reste rouvrons les yeux sur cet essaim d'aurores entrelacées sur fond d'apocalypse Pas si vite je sais à l'instant précis, dit-il que tout est à réinventer ici et maintenant, partout ailleurs éprouver, voir, goûter, toucher avant de repenser, proposer, se battre Va, va mon désarroi ronge et renverse les idoles ronge et tranche les brides Va, va mon désarroi ronge et coupe les amarres Mais façonne-moi un nouveau bâton de pèlerin donne à mon échine la force et la droiture qui me permettront d'arpenter sans faiblir le champ miné de ma quête De sa colline il embrasse tout le paysage ravagé par la crue du sang L'arche des bourreaux cingle vers une destination connue d'eux seuls Les rares survivants essaient de s'accrocher à un tronc d'arbre emporté par les flots Des rapaces aux ailes d'ange remplissent le ciel de leurs lamentations La terre bouge sous ses pieds Une odeur de soufre et d'ail se répand Décidément écrire dans ces conditions n'est pas facile Il ferme et rouvre les yeux pour se retrouver dans l'immanquable cimetière des mots là où il lui faudra se remettre à sa tâche de profanateur sous l'oil concupiscent du flic de service L'enfant ressuscite en lui Le conteur parle une autre langue venant d'un autre siècle Homère est un vieillard pas plus haut que trois pommes ou plutôt une femme aux yeux pers étalée sur une couverture grise de Elle raconte comment une peuplade fut réduite en esclavage lorsqu'elle entra dans une pastèque comment la Petite Tête assécha la mer en un tournemain avant d'installer le trône du Salomon des océans qui rendit la justice aux poissons, coraux et algues L'enfant est suffoqué par l'inconscience de l'adulte Le voilà parti sur l'aile de l'oiseau d'acier survolant si vite la rebelle Andalousie Il n'y croyait plus les chaînes devenant seconde nature Ivresse du toit du monde les montagnes se déplacent à vue d'oil l'hôtesse une houri de sociétés permissives Il peut donc avoir du pouvoir lui aussi avancer sa main sans que des yeux viennent en vérifier les lignes écrire en public comme d'autres s'embrassent sur les bancs Il peut être seul parfaitement seul pour une fois L'exil-l'îlot planétaire que de fois n'y a-t-il pas songé : battre le tocsin des fureurs indicibles ne pas avoir à peser ses mots à la balance de l'inquisiteur lové dans le courrier, le téléphone les murs aux longues oreilles et jusque dans son propre cerveau recouvrer son âme de gitan pour parcourir le vaste monde détruire ce qui reste de tours de Babel affronter le minotaure dans sa tanière se dresser de toute la taille de son cri au-dessus des belles et fatales murailles arabes |
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Abdellatif Laâbi (1942 - ?) |
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