Abdellatif Laâbi |
Amis qui êtes devenus un de ces foyers de clarté qui m'aident à me défendre contre les tenailles de la nuit Vous qui êtes venus à moi par la grâce du poème et que je rencontrai par-delà les barbelés de l'exil dans un continent qui ne fait que naître qui n'émerge ni de la mer ni du ciel qui n'est pétri dans aucune glaise mais qui est fait de mains et d'ardeurs de voix qui s'actent et se défenestrent pour plonger dans la houle des possibles Un continent humain qui porte en prémices toutes les offrandes qui sommeillent ou se réveillent en chacun de nous et qui feront leur chemin dans notre chair notre conscience malgré les digues des laideurs Un continent où la méfiance, le mépris, l'indifférence à l'autre ne seront plus que des pièces de mauvais aloi enterrées dans la fosse commune des monnaies marchandes tombées en désuétude Un continent où l'inquisition disparaîtra de nos cerveaux après l'extinction du règne de barbarie où l'intelligence se fondra avec la sensibilité où le dialogue sans masques sera invite et salut de paix Mes doux amis d'habitude quand je vous écris j'ai à peine le temps de sentir la chaleur de votre présence de m'asseoir parmi vous (la cigarette au bec, la même musique dans la tête) que déjà je suis en bas de la page et qu'il me faut vous quitter C'est qu'on me compte même le papier à lettres Le formulaire administratif ne parle de correspondance qu'entre le prisonnier et les membres de sa famille Ils ne comprendront jamais que ma famille à moi n'est pas celle des lignages des héritages des clochers et des papiers en règle Ma famille je ne peux l'évaluer à aucun moment Elle s'étend à mesure que le soleil se lève dans les yeux à mesure que notre continent nouveau abolit les murailles intérieures Amis j'ai tant de choses à vous dire : ce que je tais habituellement ne voulant pas courir le risque que la censure arrête ces simples actes de présence ce que je m'interdis à moi-même craignant que le laconisme de mes explications ne vienne à déformer pour vous mes pensées et puis aussi ce que peut contenir une lettre ordinaire cette redécouverte progressive de nous-mêmes cette saisie à la fois paisible et bouleversante de l'autre par le dialogue Mes amis je suis de plus en plus convaincu que le poème ne peut être justement qu'un dialogue de vive chair et voix les yeux dans les yeux même s'il traverse comme pour vous le froid des distances vous parvient dans le pli de l'absence C'est pourquoi vous ne m'entendez plus parler tout seul dans les transes de l'exorcisme en saignées tragiques pour me dégager de l'enlisement appeler les rescapés du séisme leur assener mes imprécations et mes SOS J'ai écrit il y a longtemps ces poèmes des enfers de la solitude de la remontée désespérée vers mes semblables et je ne suis pas prêt à les renier ces fruits amers de la pénombre assassine où je me débattais à la recherche de racines d'une voix que je reconnaisse mienne d'une face humaine qui me renvoie l'image exacte de ma vérité Ces poèmes de violence furent salutaires et sans eux peut-être qu'aujourd'hui ma voix serait vide de ce qui lui donne son intensité vitale Mais voilà je ne peux plus écrire comme ça Maintenant ma vie a changé de cours et ma pratique Je ne suis plus seul L'épreuve m'a ouvert à la voie des rencontres Mon corps a appris à se tendre et à se ramasser comme une plaque chauffée au rouge pour supporter les mutilations et résister transformer la douleur, l'humiliation en leurs justes contraires et dans cette arène plombée où l'on m'a condamné à piétiner pour dix ans j'ai commencé à creuser, creuser des souterrains entiers à même mes veines de profonds détroits à même mes facultés vitales et j'ai senti qu'on creusait aussi dans toutes les directions vers lesquelles j'abattais l'aphasie jusqu'au jour où la première main m'apparut puis des lianes d'accolades Mes amis vous vous êtes souvent demandé comment j'en suis arrivé là comment un poète peut descendre de ses nuages marcher sur terre et devenir un combattant Eh bien voilà vous connaissez mon amour pour mon pays et mon peuple et vous comprenez sans réticence que dans notre zone des tempêtes ces mots soient pleins de signification pour ce qu'ils représentent Votre attention à moi en est la preuve éclatante Oui si je suis ici c'est que ma passion était dévorante Elle détruisit toutes les velléités de confort tous les privilèges que pouvait me conférer ma condition d'intellectuel toutes les illusions de l'observation à froid dans les laboratoires universitaires Il n'y ava it pas de juste milieu C'était le mercenariat doré sauvant les apparences ostensiblement servile ou bien le feu du don sans calcul de pertes et de sévices Voilà, j'ai rompu les amarres j'ai appareillé vers le large des combats essentiels de mon peuple et je peux chanter l'amour de ce pays obsédant ce pays arraisonné qui électrocute ma mémoire échancre ma détresse fond sur moi comme un météore magnétisant le disque de ses arcs-en-ciel déroulant l'écheveau de ses arabesques qui se révèle à moi géant éblouissant de jeunesse moissonnant l'apothéose solaire aux yeux rêveurs de sphinx piaffant d'interrogations coquelicot abouché avec chaque artère débranchée du corps de vie pour que le sang abolisse l'hiver de l'homme Je peux chanter l'amour de ce pays obsédant devenu jeton à la bourse des évasions l'arracher aux mensonges des négriers-commis voyageurs au chapelet ronronnant des affiches placardées dans les gares de l'Occident où son soleil est lupanar pour les rentiers du rapt où ses voiles et ses tatouages sont opium de mystères derrière lesquels halètent et salivent les fantasmes où les visages dignes de ses hommes sont assauts de kodaks séniles et de sauvages dépaysements Ah comment peut-on avilir tronquer à ce point la vie ! Je peux chanter l'amour de ce pays obsédant saignant debout pour que son nom résonne comme ces mots-tocsin qui retentissent au ciel de la fraternité et du courage pour qu'il grandisse de ses blessures hautement avancées du sang de tous ceux tombés à l'aube des espoirs pour que son nom grandisse et que chacune de ses syllabes devienne aussi familière à l'insurrection des consciences que Palestine et Vietnam Mes amis Vous qui vivez dans les labyrinthes stérilisés de la citadelle du capital Vous qui voyez passer sous vos fenêtres les caravanes du butin estampillé raclé par les marchands-templiers de toutes les zones du pillage Vous les objecteurs dans le crépuscule entre chiens et loups où l'on complote, intervient, massacre à tous les horizons au nom de votre sécurité de vos intérêts de votre modèle de désespoir Vous les doux arroseurs de l'arbre de la fraternité devant les yeux desquels on ratonne encore oh discrètement en mettant entre les mains sales et le bicot-nègre et autres gibiers de potence un fusil, un couteau, une charge de plastic dans le brouillard tutélaire Vous qu'on affame tant le spectacle de vos voiries dégoulinant des rogatons de la consommation vous fait vomir Vous les emmurés les exclus des sérails où l'on conditionne la culture en petits sachets dorés de mimétisme et de ruines Vous les gisants les trouble-fête dans les usines-pénitenciers les boîtes à sous les temples de la marchandise les champs-colonies des mégalopoles pour enrichir les loges multinationales à l'emblème du veau d'or Vous les analphabètes des grimoires où l'on susurre les valeurs sûres universelles du vieil Occident nombril du monde et missionnaire Tout cela ô mes amis mais vous les annonciateurs vous qui avez ouvert les fenêtres de votre cour et de vos mains Vous qui avez déterré de sous les pavés la plage la mer rutilante des convergences Vous les nouveaux aèdes des chemins de marche qui aux chants de la Commune avez rejoint les tranchées de vigilance Vous par lesquels l'Occident disparaîtra un jour de nos justes terreurs comme le spectre de la dépossession comme le couperet de jungle suspendu au-dessus de nos têtes Vous les artisans qui repeuplerez l'Europe restaurerez ses cités de merveilles sèmerez le printemps des peuples Ô mes amis courage pour vous et pour nous courage partout où le tunnel de la nuit semble sans issue courage Nous convertirons le soleil à notre périple d'exigence Nous débarquerons dans ce continent nouveau qui se lèvera sur toute la terre dont les mers ne seront plus les lacs de la paix des banquiers sillonnés par les porte-avions du carnage mais des océans bigarrés de passerelles où ne croiseront que les voiliers de découverte et les caravanes d'offrande |
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Abdellatif Laâbi (1942 - ?) |
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