Abdellatif Laâbi |
Pour mille et un enfants effacés d'un trait de haine à l'aube muette des peuples fous de parole Pour mille et un enfants jetés dans la fosse du ciel avec la chaux incandescente de leurs pupilles Pour mille et un enfants partis avec la panoplie des espoirs les derniers cierges trempés dans la ciguë du désert Pour eux cette prière hérétique dans la pâleur de l'exil levant vipère autour du cou crachats refroidis vomissures noires d'ivresse sans bride chair spasmodique bile torve d'ébloui ssements Pour eux sans autre larme cri funèbre cheveux arrachés joues lacérées de cupides pleureuses sans effets de manches rhétorique de corbeaux grelots tambours fifres crotales de diables à cornes Pour eux sans rien de ce qui déchire linceul des casbahs barbelés de couvre-feu caniveaux de camps voués à la famine ventre flasque de montagnes oublieuses jadis insurgées Pour eux ce brouillon à déchirer ce fotus furtif du poème ayant repris sa liberté après avoir été longtemps marié au monde Pour eux ce gobelet d'eau cette croûte de pain d'orge ces quelques fleurs en plastique ces graines éventées d'une moisson bue par les sauterelles Pour eux ce talisman non écrit remis aux vents sorciers pour frapper de stérile démence l'armée des minotaures Pour eux rien que pour eux cette excuse du peu cette caresse à distance de pages noircies à contrecour tant l'impuissance Qui aurait dit que Gaza coulerait dans Alger Soweto dans Casablanca Et que dire de Bagdad à l'ère de Pinochet ? Ô Beyrouth, Damas, Le Caire ô dérive exterminatrice de continents entrevus par l'oil du cour de cités idéales follement rêvées quand nos voiliers inventaient le large Et noire la nuit arabe longue cette nuit qui vive ? qui vivra ? Noire la nuit arabe où les morts s'impatientent où les étoiles s'oublient dans le lit blennorragique des tyrans où nul message ne part avec les pigeons car nulle arche ne fut épargnée par les dieux rancuniers avares de miséricorde otages de leur bras séculier Noire cette nuit où les voleurs de feu sont lapidés à la lueur des baïonnettes où la vermine rampe dans les tranchées sur la poitrine défoncée des prophètes où l'homme cherche à tâtons sur le tain du miroir l'image archaïque de sa face La forge du soleil n'est plus que cendres d'un phénix abusé par le mythe et l'océan rageur, incontinent tient dans la paume d'une main Quel naïf ira croire encore à la résurrection ? Noire cette nuit même quand la feuille subtile tremble à l'appel de la rosée même quand la fourmi traîne victorieusement vers le trou son trésor de miettes même quand les oiseaux s'envolent Mais l'avez-vous remarqué dans notre nuit les oiseaux ne s'égaillent pas comme tous les oiseaux ne se découpent pas en nuées libres sur la rose des vents ils se suivent à la queue leu leu tristes accablés soumis comme entre deux rangées de fouets Noire notre nuit où les seuls foyers de clarté sont dans les prisons sur la tombe des martyrs ou peut-être dans le ventre des mères Puis plus rien sauf l'ignominie de la bouteille de l'herbe d'une paire de cuisses noircies par l'usage et le tabac d'une vie à reculons vissée sur le fauteuil de la boîte à images et du dépotoir vertigineux des alibis Nuit à nous impartie ors de la nuit grotesque du décret Et je t'en foutrai moi des siècles d'or. Bibliothèques d'Alexandrie et de Tolède. Bains maures à tous les coins de rue. Asiles médiévaux où des diététiciens avant l'heure concoctaient pour leurs pensionnaires les mets les plus raffinés pendant que des orchestres de musique andalouse donnaient un coup de pouce à la croissance des plantes et de la raison. Les maisons de la sagesse où l'on faisait parler Aristote en arabe avant qu'il ne s'exprime en latin et allemand. Poètes dégagés des contraintes, ayant licence pour tout : vin, mignons, polythéismes, apostasies. - Salut à toi Abou Nowas, ô premier des muezzins ! - De la tolérance, en veux-tu, en voilà. De la justice, il n'y a qu'à se baisser pour ramasser. Omar ibn al-Khattab, Ali ibn Abi Talib qui ne se nourrissaient que de lait de chamelle et de dattes, n'avaient pour demeure que l'ombre d'un palmier, ne se couvraient que d'une khirqa en loques. Juifs et chrétiens auxquels on laissait la vie sauve, la jouissance de leurs biens et religions. Cours impériales où se bousculaient marchands et philosophes, médecins et astrologues. Panégyristes qu'on s'arrachait comme des royaumes aux montagnes d'or et de pierreries. « Zih, et il lui donna mille dinars », la main de sa fille, la moitié de son trône, douze de ses plus belles odalisques à peine déflorées, dix de ses plus rares manuscrits, cinq tonneaux de son ambroisie rapportés du paradis par des anges corrompus. O les beaux jours ! Ô châteaux ! Même Oum Kalthoum n'est plus là pour nous faire pleurer avec Al-Khayyam sur la fuite des jours. Nos chanteurs ne pensent qu'à croquer des amandes pour bander comme des taureaux et nous faire saliver sur les croupes éléphantesques des chikhates. Et lorsque l'intrus commet le péché originel de nous parler de la grisaille et des misères du présent, nous sortons notre revolver. Intégristes de tous bords, unissez-vous ! Nuit à nous impartie longue, longue Ô soleil toi qui te voiles la face et te détournes à quand cette petite lueur promise ce mouchoir brodé à l'intuition du printemps ce poisson à crinière de femme qui parle et nous tend la bague des trois voux à quand cette aube sans rides où nos âmes apaisées accueilleront le sommeil avant de se réveiller neuves croyantes souveraines de vie frémissantes de veines sang délicieux sur lèvres et mamelons odeur chaude du pain aux aisselles yeux brillants au partage des eaux et du monde levant comme une pâte À quand l'homme découvrant l'homme en lui et se dressant pour revêtir ses ailes d'étoiles amoureuses sa cape d'oillets chausser ses sandales d'ogre repenti enrouler autour de sa tête le turban délicat de la vision et sortir de sa caverne sous-marine pour rejoindre tout ce qui a nom de fraternité Nuit tes créneaux tes miradors tes rigueurs ton foie de citadelle sécrétant le silence ta brume opaque se vautrant sur les tombes De quelles lâchetés tires-tu ta force ? Nous t'avons tant chantée croyant trouver dans ton flanc infini l'onctueuse matrice le suc de genèse croyant scruter dans ta vastitude l'embryon de la terre promise la levée de l'être la route aux mille puits que notre caravane allait suivre jusqu'aux marches du ciel là où le Simorg nous embraserait d'un souffle définitif d'amour Ô nuit longue si longue sourde comme une casserole Mais tiens-toi-le pour dit nuit pour eux rien que pour eux nous continuerons à ramper sur les tessons de tes murailles avec ce qui nous reste du vieil instinct de notre race avec ce bout de parchemin sacré empêtré dans notre mémoire avec ce bâtonnet cassé d'un rayon à la couleur inconnue qui nous est tombé d'une autre planète avec la première pierre noire Nous continuerons à ramper de siècle en continent de jungle en désert d'insurrection en boucherie de boucherie en insurrection avec pour seul viatique quelques billes échappées des poches crevées de nos enfants avant qu'ils ne s'écroulent sur l'asphalte Pour eux rien que pour eux nous nous couperons le sexe maudit et le planterons dans notre langue nous nous crèverons l'oil qui n'a pas su voir et prévoir nous déterrerons le poignard rouillé de l'aïeul et le mettrons entre nos dents nous ferons nos ablutions avec le sang et observerons le jeûne trois mois durant nous laisserons pousser nos ongles et cheveux jusqu'à la sensation de férocité nous abattrons les arbres brûlerons l'herbe répandrons le sel aux quatre coins de nos baraques nous quitterons les plaines de l'ordre et des manouvres pour nous réfugier dans les montagnes d'origine là où le labyrinthe nous poussera aux nouveaux nomadismes à la faim la soif la nudité les déchirements qui valent les peines là où l'issue se gagne à la sueur de tout l'être là où nous serons condamnés à chercher dans le foie éclaté des défaites et pour mille ans s'il le faut la clé volcanique d'une galaxie à naître sculptée avec les sept lettres les sept nouveaux éléments qui composent le mot rarissime de liberté |
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Abdellatif Laâbi (1942 - ?) |
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