Abdellatif Laâbi |
Tu ne comprendras peut-être pas tous les mots de ce poème mais écoute-moi ce n'est pas difficile, un poème du moins celui que j'écris pour toi C'est comme quand, le soir, je te serre bien fort et t'embrasse avant de te mettre dans ton lit Les poèmes, même ceux que lisent les grandes personnes c'est un peu ça ce que tu ressens, ce que je ressens à ces moments-là Tu vois j'ai déjà fait un poème pour toi Je t'embrasse je te serre bien fort je sens que je suis près de toi Ma bien-aimée j'ai longtemps déserté les mots simples les mots-tocsin j'en fais l'aveu aujourd'hui Comment t'expliquer : j'étais tellement empêtré à l'intérieur de moi-même c'était un tel labyrinthe et tous ces enfers à exorciser tous ces atavismes à expulser que les mots jaillissaient de ma poitrine bardés d'une double armature Très peu de mirages dans cet ésotérisme ni la recherche de la gloire et du scandale crois-moi c'était ainsi parce que vécu dans cet enchevêtrement de grotte ensorcelée Je ne me flagelle ni ne me justifie par cette confidence publique car je sais par-dessus tout que ce qui importe c'est cette permanence de la mobilisation intérieure j'explique simplement je déroule l'itinéraire et je reprends fort de tout ce que mon peuple m'a appris fort de ma douleur fort de notre amour Je suis à peine né à la parole Par la parole sanglante qui éclate au grand jour résume l'homme en sa droiture de portefaix du monde Par la voix des cités asphyxiées rejetant le suaire de la souffrance et se dressant pour la liberté Par le ciel rouge complice de la colère-canonnade portant le séisme aux sommets des citadelles je t'ordonne la joie Regarde-moi ce cadavre à ventouses, à panses et à varices de stupre édenté, cette charogne étalée comme un drapeau en berne au carrefour des grands circuits du vol Regarde-moi ce puzzle dégoulinant de renvois de cuites mondaines, cet avorton jeté à la voirie des bidonvilles et autres cités-dortoirs euthanasiques Regarde-moi ce résidu pestiféré, sans sépulture, loin de l'eau, de l'ombre, dans un abandon solennel sous le dard impitoyable d'un des soleils les plus courus du monde Regarde-moi cette tête découverte de mythoiogies lucratives, d'auréole de pouvoir et de peur, tranchée au crépuscule du tigre Regarde-moi cette tache sombre sur le sable qu'effacent peu à peu les pas serrés des anciens esclaves C'est quoi cela ? C'est un des derniers empires de la terre Majnoun sans cesse Il faut pouvoir réfléchir : comment en sommes-nous arrivés là comment la révolution, toi et ma longue marche pour mériter la parole ? Qui suis-je Comment pourrais-je toucher le fond de mon âme ? J'ai démythifié le futur je sais où vont mes pas et la prochaine escale mais mon point de départ ? La racine le tertre d'où j'émergeai arbres et branches et fruit amer d'où les souffles me troublèrent me consumèrent la face m'étreignirent le cour d'où les constellations amplifièrent le champ de mon inquiétude d'où d'étranges oiseaux égrenèrent à mon oreille de falaise les énigmes affolantes du langage d'où je vis s'approcher puis disparaître la première caravane modulant dans la cadence de ses montures le chant initial d'où je surpris les malices de la nature quand subrepticement elle tissait à l'insu des nomades la trame de sa mouvance les cabrioles de ses amours matière vivante préparant en liesse sa soumission dans le lit nuptial où l'étranger viendra d'un giclement de sa puissance étourdir la faune richissime de ses grottes entrouvertes Tertre de mes racines je reprends à mon compte les mémoires plombées thésaurisées pour qu'un jour se dénoue l'écheveau du mystère je reprends à mon compte toute cette aphasie reconduite de conquête en conquête d'un envahisseur l'autre pour recouvrer l'exact cri de ce peuple puis récolter les parchemins épars l'héritage décapité de siècle en siècle de nos poètes (constructeurs, prophètes, mathématiciens, voyageurs, amateurs de livres, hommes de foi et de parole) pour reconstituer minutieusement le chapelet de mon être l'assise de ma voix et l'espace de ma renaissance Mon point de départ puis tout le parcours jusqu'à cette aire de feu et de crime à laquelle je suis suspendu par un fil en cette année mil neuf cent soixante-douze Cette face qui est mienne que dis-je que je recouvre à peine de quelles faces est-elle le reflet tonitruant ? Et je n'oublierai rien depuis Jugurtha et Tacfarinas en passant par Oqba et Tariq jusqu'à Abd el-Krim triomphant à Anoual et livré comme un rogui Je veux comprendre et ce ne sont pas les dates, les complots de palais les cités mortes et ressuscitées mais le mouvement en sa pureté en sa signifiance illuminatrice Quand je dis arabe quand je dis berbère quand je dis Afrique quand je dis mon peuple et ma nation je veux que mon cri soit cristallin je veux que son écho troue la carapace des siècles je veux resurgir entier des forêts marécageuses des légendes Te souviens-tu de l'Agression l'homme-oiseau exterminant les têtes noires alors qu'un disque éraillé d'Oum Kalthoum continuait impassible à pleurer sur les ruines au milieu de la débâcle Tout un peuple pétrifié levant les yeux vers le ciel assimilant la défaite militaire à quelque confirmation d'apocalypse comme si le siècle quatorze avait vu l'apparition des lutins la mutation des sexes et l'embrasement des mégalopoles pécheresses et tout cela sans arche sans jugement dernier (Jamais je n'oublierai le spectacle de ces milliers de soldats égyptiens, déchaussés, accroupis, les mains derrière la nuque sous les canons des émissaires de l'Occident barbare) Juin où j'entassais mes livres, mes cahiers mes crayons et mes illusions et les jetais dans la poubelle des rêves Juin où j'avais mal aux dernières fibres de mes racines Juin d'un nouveau crépuscule où comme Ibn Khaldoun je me mis à l'étude de l'histoire puis m'apparurent les frontières comme autant de plaies suppurantes apposées sur le dos invertébré de nos peuples où je découvris la formule de la pilule d'extase et de déchéance que distribuaient généreusement nos grands démagogues et rois fainéants Je me suis définitivement éveillé à la brûlure défiguratrice du napalm et ce que je vis d'abord ce furent les yeux incorruptibles des hommes voilés de Palestine relevant le défi et c'est comme si notre histoire longtemps rivée au cordon ombilical d'un monstre d'acier maître des stratégies s'arrachait de sa matrice et replongeait dans la houle colossale de la violence du mouvement Poètes de ma grande tribu vous aèdes terribles pliant le mal sous vos aisselles peintres inimitables de coursiers-météores langues venimeuses pour confondre le rival femmes dépeçant le foie de vos ennemis prophètes ivres inanimés sur la tombe de l'aimée égalant, surpassant les textes sacrés vous chevaliers brigands ou esclaves libérés par la double preuve de l'épée et du verbe puisse ma voix ne pas résonner à vos oreilles comme les sons empêtrés qui montent péniblement de la gorge des sourds-muets Quant à vous poètes de ces temps de lucre vendeurs de poésie en petites tranches d'émotion en petits sachets d'érotisme mystiques à cour de fausset n'arrivant pas à la cheville d'Al-Hallaj grands démissionnaires de la lutte de nos peuples vous camouflant votre impuissance derrière les théories ronflantes du grand art complexés jusqu'à la moelle par les reflets vacillants d'une littérature qui se meurt sur les rives de la Seine ou de la Tamise j'empaille vos écritures dans le musée de mes anciennes illusions et je tends la main à mes frères combattants ceux qui comme Maïakovski et Nazim Hikmet savent de quel tocsin les mots sont capables quelle terrible vérité et quel amour véhicule le poème quand c'est le peuple qui le dicte Toi qui portes la moitié de la voûte céleste ma femme et la Femme je voudrais hisser le poème jusqu'à recouvrer tous les charriages de ta fécondité et en toi par toi soulever les tonnes de voiles avilissants qui lestent autant de mains miraculeuses de nos femmes prostrées et si je me le permets si je te le permets c'est parce que tu n'es pas l'autre fruit exotique ou chair promise à colonisé c'est parce que tu.es mon égale parce que tu es le muscle de mon cour et la profusion de mes doigts c'est parce que tu es ce que j'ai intégré de la permanence sous toutes les latitudes Donc, femme m'entends-tu : je ne t'écris pas des « poèmes d'amour » et j'accuse tant de nos poètes amoureux de n'avoir que pornographie faussaires ayant permis après tant de romances avec tant de romances que la femme notre femme laisse s'écrouler depuis tant de siècles la moitié de la voûte céleste et c'est d'abord le poète qui est coupable oui l'amour est à réinventer Donc, femme m'entends-tu : il s'agit comme pour toutes les autres défaites de regrouper les survivants de tirer le maximum des édifices dévastés et se remettre à la tâche pour que s'épanouisse la cité des femmes nouvelles et que leurs bras leurs beaux bras tintant toujours de bracelets rutilants à effigie de soleils que leurs bras forment grappes forment tour d'énergie obélisque qui monte, monte pour redresser la moitié écroulée de la voûte céleste Terre ton appel incessant de périples Le soleil prosterné devant l'objet de sa quête ne sachant où donner de ses rets subjugué par ce port d'impératrice les pans de sa traîne hersant l'espace de pommes interdites Ma terre quand Sindbad accoste et que de sables mouvants et que d'oiseaux-monstres de chevaux marins surgis de la quatrième dimension et que de sources à poissons célestes parlant idiomes de peuplades atlantes et que de cités verrouillées frappées d'interdiction Sindbad s'émerveille et signe l'acte de tous les rêves insensés Terre que j'empoigne que je secoue de spasmes et de fureurs que je darde de visions séminales acres de douleurs me sectionnant de part en part et je laboure sa rotondité chue à l'horizon à pleines mains j'arrache des semences en enfouis d'autres ma terre des ruts de vraie vie et des hennissements de cavale d'éternité Terre ton indestructibilité je me mets à l'écoute de ce battement qui nous promet les plus heureuses histoires de peuples à écriture nomades de cour sédentaires de mains des peuples à racines investigateurs fous méritant enfin notre planète Terre je me tiens à tes arcanes de feu et je mords à pleines dents à tes aurores sûr de ma pâture inquiet seulement de ta force de renouvellement Tu m'emportes alors et je me sens pousser des ailes des voiles qui gonflent ton dos fluide et tanguent les flots de ta croisière miraculeuse Va ma Terre quelle belle idée le poème gronde gronde grandit l'homme en moi Et l'arbre de fer fleurit ce vilain métal d'où les mégalopoles sans cour tirèrent leur orgueil battirent monnaie de chairs à canon intronisèrent l'argent d'où le meurtre l'extinction de races entières et la prostration Et rougi c'est pour la Question et blanc c'est pour le corps à corps et trempé c'est pour les cagibis de dressage des morts-la-faim Fer acier rouille des barreaux gueule d'armes toute cette poigne plus rien plus rien quand d'effluves d'émeute souffla le printemps de l'homme Enfin le dégel la métamorphose l'arbre de fer fleurit Puis de nouveau vers toi ma marche Dis-moi qu'ai-je proféré toute la nuit et pourquoi tout ce périple ? Je n'ai pas quitté un seul instant le fil du rasoir la crête de feu Tour à tour Qaïs mais mon désert était impraticable Al-Ma'arri mais l'enfer était vide de Dieu mécanisé l'enfer Sindbad mais j'ai dit avoir enterré les miracles Ulysse mais j'avais moi-même déployé les voiles vers tous les carrefours du risque Tour à tour la lumière et la ténèbre homme de l'Un et du multiple Tour à tour la complexité de l'arbre et la verticalité monolithique de l'obélisque Et si je dramatise c'est parce qu'au fond je suis homme de synthèse et si je crie comme si je ne voyais derrière moi que ruines sur ruines c'est parce que je sais ce qu' il nous en coûtera surtout maintenant pour mériter la parole notre face humaine mériter l'allégresse à venir car dorénavant nous allons avoir besoin de tout notre génie de toute notre ancienne folie de visionnaires nous allons avoir besoin de toute notre lucidité Ainsi mon cerveau aura continué de fonctionner Je sens même que j'ai grandi de cour et ce soleil qui défonce toutes les barrières naît et meurt à mes pieds et cette nuit gorgée d'étoiles comme une monture qui m'aide à traverser les siècles et cette clameur perpétuelle dehors houle de mains index qui nomment les cibles Je suis heureux Comme j'aime maintenant et combien ma haine sait choisir Levez-vous millions de poètes ! Prison civile de Casablanca, 1972 |
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Abdellatif Laâbi (1942 - ?) |
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