Abdellatif Laâbi |
Les larmes montent aux yeux du sphinx tant l'énigme a tué L'eau cherche le désert qui la fuit soif de l'eau inconstance du désert Toute sagesse est illusoire Le sang rompt les équilibres emporte les garde-fous L'homme s'agrippe aux écailles du miroir L'oiseau disons la tourterelle se moque du désordre son chant n'est pas une réponse aux inquiétudes de l'éphémère Cette lumière n'est pas à décrire elle se boit ou se mange Après nous qui viendra recueillir l'héritage le désert refleurira-t-il ? Le poème s'inquiète des menaces d'extermination il ramasse des pierres au cas où... - Imaginons ! - Vous plaisantez, le mot est tombé en désuétude - Réfléchissons ! - Ne perdez pas votre temps Caresse ce mot qui caresse et appelle les caresses pas un mot un élément une autre lumière du cour en prière Le jaune attend le bleu qui s'attarde avec le vert le blanc sourit à cette scène ordinaire du dépit amoureux Le vin est licite bois, ô compagnon tu n'as rien à oublier c'est en buvant que tu te souviens Je bois sans arrière-pensée mon verre est une pomme énamourée elle se languit de la sève qui se dérobe des étoiles qui s'échappent sans cesse comme des gazelles averties mon verre est un majnoun d'amour Habiter son corps n'est pas aisé c'est une maison hantée un champ de mines Il faudrait pouvoir le louer juste pour des vacances Ce qui est beau l'est immédiatement universellement Est-ce une injustice si les femmes sont plus belles que les hommes ? La laideur en tout cas est injuste L'amandier en fleur ne souffre pas la critique Le paradis ce n'est pas une mauvaise idée à condition de pouvoir y porter la contradiction Toute femme qui dort fait l'amour Majesté de l'arbre il trône sans gouverner sans sévir sans prélever d'impôt sans appeler les jeunes sous les drapeaux sans consommer de vierge chaque nuit sans devoir mentir Il est le monarque parfaitement juste Je veux bien me charger de vos tristesses mais pourquoi la mienne devrait-elle vous rester étrangère ? Si je me jetais sous les roues d'un train j'aurais vraiment pitié de vous Vouloir la lune devrait être le plus petit dénominateur commun Lire parfois c'est être humilié de ne pas écrire La rosée ce n'est que de l'eau mais c'est une eau amoureuse Regardez vos mains regardez-les vous aussi vous participez du mystère Je mourrai par hasard mais personne ne choisira ma tombe à ma place Aujourd'hui les mots s'étirent d'aise et bâillent ils ont un teint de pêche Dans les coulisses la comédie sur scène la tragédie dans la salle le chour d'admirateurs à la carte dehors la pluie tombe sur la ville déserte Paris joue à être Paris Il y a plus de faux que de avec cela que le faux coûte plus cher Il en faut de la science pour faire le tour de la ville sans se sentir étranger et pouvoir dire à la ville comme tu es belle ! Si je vis mieux ici c'est parce que je ne suis pas dans la course Ici on cherche toujours quelque chose dans les cafés, les églises, les places et jusque dans les poubelles on cherche en l'autre, en soi dans la cohue des trottoirs l'accalmie des ponts dans l'eau stagnante des fontaines et sur les bancs indiscrets on cherche en bas, en haut, devant soi un ticket de métro une terre ou une femme perdues un livre qu'on lira sur un lit d'hôpital ou en prison une chanson sans titre un ouvre-boîte solide un oiseau qui ne chante que de nuit On cherche un regard qui fera basculer votre vie un graffiti à vous seul adressé un heurtoir arabe sur une porte italienne une carte postale que vous avez envoyée il y a vingt ans et que le destinataire a revendue votre date de mort inscrite sur un tronc d'arbre dans un petit parc que vous ne faites que traverser Ici on cherche toujours quelque chose dans le carrousel délirant du désir Le délire touche à tout c'est un redoutable analyste mais voilà il ne tire pas de conclusions Ai-je fait mal à mes semblables à mes proches à mon peuple Ai-je trahi quelqu'un ? Je pose ces questions pour ne pas insulter l'avenir Je n'ai jamais rien eu à vendre Un ange déchu qui ne se résigne pas je veux bien être cela Ce sont les défaites qui nous apprennent la générosité Je ne le nie pas l'écriture est un luxe mais c'est le seul luxe où l'homme n'exploite que lui-même Nous croyons conduire la planète nous ne faisons que l'accompagner Le prophète détruit les idoles le tyran édifie des statues Je connais quelques maladies compatis à toutes les autres mais je n'ai jamais compris la maladie de l'argent et du pouvoir Dois-je compatir aussi à celle-ci ? On achève bien aussi les enfants par les armes, par la faim sans que cela provoque l'apocalypse sans que le Sauveur accoure pour arrêter cette folie Ne vous bouchez pas le nez peuples heureux faites l'aumône c'est toujours ça à prendre à reprendre de votre rapt légal Je vous choque parce que je ne veux pas être votre égal Ma religion me l'interdit car voyez-vous je suis croyant comme seul peut l'être un vrai païen échappé aux inquisitions qui ont donné le monde en pâture aux édentés de votre espèce Pourtant je ne vous abandonne pas je vous plains vivants je vous plains morts je suis votre sang négatif Une courte récréation Il y faut de la douceur pour crier à mort Les privilèges rabaissent Je ne mérite rien rien ne me mérite Je suis quitte avec la gratitude et l'ingratitude L'Histoire jugera, dit-on Encore un procès ! J'ouvre la fenêtre de mon jardin secret Les prédateurs ont tout saccagé ils ont emporté jusqu'au secret de mon jardin L'adieu c'est déjà une cérémonie du retour Revenir suis-je parti ? Toujours je reviens jamais je ne pars L'intransigeance c'est cela qui permet la tolérance Souvent je me sens diminué fautif quelque part quand on vient me féliciter Je lis beaucoup dans le sourire des autres mais je ne sais pas de quoi est fait le mien J'ai condamné mes enfants au fardeau que je porte Dois-je le déposer pour qu'ils s'en libèrent ? Je suis inquiet quand je ne rêve plus Il devrait y avoir une banque du rêve à l'instar des banques du sang Le sourire ne s'apprend pas c'est un don |
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Abdellatif Laâbi (1942 - ?) |
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