Abdellatif Laâbi |
Mon aimée j'ai devant moi ton poème Je l'ai lu je ne sais combien de fois au retour de la visite lorsque ta présence ta voix toute chaude vibraient en moi comme le tangage d'un navire après un long voyage quand il m'est arrivé d'être malade et que je refusais obstinément ma douleur parfois avant de dormir lorsque le vent de nostalgie soufflait dans mes yeux ses rafales d'arrachement ou alors quand je me réveillais tôt et que dans la faible clarté du jour naissant je me laissais aller à la vision de notre préhistoire de notre transformation de notre incommensurable accord et à m'étonner qu'un tel miracle soit aussi rationnel aussi proche de nos capacités humaines Ton poème est là c'est ton cour rouge et palpitant franc ne connaissant la haine que de ce qui tue la vie c'est ta main sans vernis sans oripeaux ouverte à la rencontre ce sont tes yeux miroitant et plongeant dans la vague du poème le peuplant d'immensités bleues de soleils tenaces craquelant la face du malheur Mon aimée j'ai devant moi ton poème Ce n'est pas un joaillier qui en a serti les paroles dans un métal luxueux sorti d'un trésor maudit Il n'obéit pas à ce que l'on appelle les règles de l'art mais je t'y retrouve tout entière ta stature altière tes poings de fureur la ténacité de ta marche et cela me bouleverse comme au sortir d'un grand livre où je sens qu'un homme véritable se tient derrière les lignes fraternel Mon aimée ton poème est là et je voudrais t'exprimer tout le bonheur que j'ai eu à le lire non parce qu'il s'adresse à moi ou criante notre amour mais pour le symbole qu'il représente Tu te rappelles combien de fois j'ai appelé à la créativité de la femme et ma conviction ferme de ce que la femme libérée de son double esclavage nous révélera hommes et femmes sur nous-mêmes sur le monde quels rêves inouïs inhibés raillés assassinés depuis le temps immémorial où naquirent les classes les inégalités quels rêves insensés po ur notre imagination atrophiée se réaliseront par les femmes irrigueront les champs de notre vision et de notre labeur éclaireront la face cachée de notre planète C'est alors que la femme disparaîtra de nos fantasmes et des sources de notre honte comme le pôle séparé de la différence comme un des paliers terrifiants de notre exil Mon aimée tu m'as écrit et ton poème appelle le poème L'amour est à réinventer je l'affirme encore et il ne s'agit pas de quelque théorie fracassante qui sortira d'un jeûne prolongé de flagellations répétées dans la caverne des Idées mais de ce qui est qui est né vit et se transforme dans nos cours nos enfers et paradis intérieurs dans les expériences qui ont illuminé notre chemin dans cette marche que nous poursuivons sans relâche l'un vers l'autre c'est-à-dire vers le don entier de nous-mêmes |
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Abdellatif Laâbi (1942 - ?) |
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