Abdellatif Laâbi |
Un homme est en prison Il est noir les yeux habités de braise et de futur Il est grand adossé au volcan rusé de l'histoire L'arc-en-ciel pleut sur sa langue y dépose le limon des paroles qu'un peuple chante en dansant sur le seuil des mouroirs Il est trop grand pour sa cellule quand il s'allonge ses pieds sortent du judas et vont folâtrer sur les murailles Ses mains d'oiseau sans ailes se tendent vers les étoiles pour en recueillir le miel natif Un homme est en prison Il est blanc mais vraiment blanc avec sa barbe blanche de dieu en exil son nez d'aigle nomade son cour blanc ses paumes blanches où la douleur a gravé des canaux gigantesques de désirs des routes en pleine jungle des lettres affolantes en calligraphie coufie une croix énigmatique un oil sans cils une charrue et des épis de blé un petit damier noir et blanc et une foule de hachures pour autant de naissances Un homme est en prison Il est de la couleur dont rêve le peintre et qu'il n'a jamais pu atteindre Il est d'un pays que même les poètes n'ont pas su rêver Les frontières mythique du sang ricochent sur le duvet de sa poitrine et tombent Il vient du Graal et du Tiers oublié de la planète des cales de voiliers négriers et des réserves de peuples originels à l'encan Il est arabe et juif palestinien et chilien Il est tous les hommes toutes les femmes le mutant des langues et des sexes le doux guerrier de la paix Il est la boussole du sourire dans les ténèbres Un homme est en prison Il est amoureux d'un amour à faire pâlir Qaïs et Laïla Abélard et Héloïse Dante et Béatrice Tout en lui est amour Il ne regarde pas les êtres il les caresse de sa pupille il ne soulève pas ne déplace pas ne dépose pas les choses il jette à leurs pieds des pétales de rosée et des fruits de passion La couche dure est son amante l'arbre son frère jumeau l'eau le liant de son sang Il est le promis des hirondelles de la brise des nuages l'amoureux transi de la nuit de la dolente aurore et de la houle rebelle Tout en lui est amour Un homme est en prison 11 n'a rien à ajouter ayant dit l'essentiel « Ce que tout cadavre devrait savoir » ce que les vivants n'écoutent que d'une seule oreille distraite, oh si distraite comme ceci : vivre, la belle affaire encore faut-il que ça serve à quelque chose ou ceci : « Si tu veux tracer ton sillon droit accroche ta charrue aux étoiles » ou encore ceci : inutile de chercher loin les tyrans ils sont sous votre peau sans oublier ceci : les hommes naissent esclaves et inégaux toute la question est qu'ils ne le demeurent pas Vous le voyez cet homme n'a rien à ajouter La prison où se trouve notre homme est ronde et carrée proche et lointaine Elle est d'hier et de demain souterraine et perdue dans les nuées Carnivore et végétarienne C'est une baraque près d'une mosquée dans un bidonville un palais de mauvais goût dressé sur des béquilles un immeuble en verre avec vue imprenable sur un camp d'extermination C'est une île flottante un hypermarché une pyramide renversée un train sans conducteur un tamis cachant le soleil des barreaux plantés dans le désert une porte fermée au nez de la mer un avion désaffecté un cerveau usé qui pue un labyrinthe dans la boule d'une voyante un fleuve qui tourne en rond une mouche arrachant ses pattes pour se dégager de la glu et surtout elle est en nous en nous Un homme est en prison Il n'est ni le meilleur de ses semblables ni le pire On peut dire qu'il connaît bien le bourreau qu'il a rencontré Dieu puis l'a perdu de vue Il a joué à cache-cache avec la mort escaladé le plus haut sommet du monde découvert le paradis en enfer et vice versa Il a trouvé la meilleure réponse à la question philosophique du suicide Il lit comme un talmudiste dans les rêves et se nourrit à la table du délire Il est le plus sensuel des saints Il rit, mais il rit comme ça n'est pas permis Un homme est en prison Subitement il découvre le vrai visage de la liberté cette chatte qui bouffe ses enfants ce scorpion qui se pique avec son dard lorsqu'il se sent encerclé La superbe ogresse l'amante qui tue pour faire revivre à prendre ou à laisser Et il fut preneur sans conteste de libertés astringentes humus d'une terre perdue dans l'a venir émeraude sans rivale à la cheville d'une gazelle maîtresse d'espéranto et de périples feuille vierge où seuls les enfants nés de la vague androgyne sont appelés à s'inscrire Liberté de risques bénis et périls de main coupée célébrant le sang dévastateur d'orage sur le désert parsemé de famine de séismes humains rien qu'humains vengeant toutes les morts iniques Un homme est en prison Il parle au mur au miroir des miroirs et lui raconte son histoire : Je suis né entre printemps et automne, lors de l'année du Tigre, dans une ville qu'on a depuis lors débaptisée sept fois Mon pays fait mal lorsqu'on prononce son nom mais bon sang quel soleil quel fruit à la bouche des hommes lorsqu'il sourit quelle folie du matin répandant l'extrême-onction du jasmin et de la cannelle Ce pays m'a tant donné et j'ai voulu lui rendre la pareille Il paraît que c'était la chose à ne pas faire « La passion est interdite. Circulez, circulez, clamaient les haut-parleurs. Faites le grand déménagement dans votre cour. Fermez vos yeux, votre nez, vos gueules. Circulez. Il n'y a pas de cochons ici, gardez vos perles. Et gare, gare aux amants récalcitrants ! » Pouvais-je résister, ô miroir des miroirs ? Et me voilà dément authentifié enchaîné aux parois sourdes de tes reflets presque heureux de l'être car je n'ai pas failli à ma passion Un homme est en prison Il n'attend pas il n'a pas de temps à perdre D se fait peintre et poète et musicien Il invite le papillon des mots à la transe qui fait pousser des racines Il réfute le sobriquet des couleurs pour que le blanc de la toile libère ses démons tapis Il ravive le cri du silence pour orchestrer la symphonie du don Délivré du corps il marche il emprunte le chemin secret qui va de la blessure à l'âme de l'âme à la graine de la graine à la tige de la tige au bourgeon du bourgeon à la fragile orchidée de l'espoir de l'espoir à la lucidité de la lucidité aux larmes des larmes à la fureur de la fureur à l'amour de l'amour à cette étrange folie de croire malgré tout aux hommes À tout hasard souvenez-vous un homme est en prison |
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Abdellatif Laâbi (1942 - ?) |
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