Abdellatif Laâbi |
Mirages douleur du temps même temps cyclique réitérant ses mirages A nouvelles traîtrises nouveaux discours Que crève le silence Approchez la farce la ronde du quotidien faite tiers-monde Un brin d'onanisme un petit remontant ou l'instant de prendre corps avec le réel C'est de vous qu'il s'agit Approchez la farce Douleur du conteur qui s'abîme les yeux à narrer les jours crapuleux à crever les bulles mirifiques du soleil vénéneux des indépendances Mirages Je vous présente bien des choses, et d'abord le sottisier de nos élites locales. Scribes dotés de gadgets électroniques, décrochant téléphones blancs pour susurrer cul-de-poule la leçon des grands sorciers du Capital. Mots guindés, coiffés de courbettes, frais émoulus d'indigestions chroniques Je vous présente nos bureaucrates, nos technocrates, nos ingénieurs d'âmes simples. Les puissants de ce jour et les prétendants à la puissance, haletant de frayeurs arrivistes, prosternés devant la bouche d'égout de l'usine à broyer du Système Mirages Je vous présente nos tribuns éphémères. Se dressant de toute leur ingrate stature devant foules tristes, revêches, drainées pour claques vivats, contre zestes de farine sucre huile sinon cachot et bastonnade Je vous présente nos brillants intellectuels Je vous présente nos avocats procéduriers. Interlocuteurs valables. Étemels perdants. Bien à l'aise dans leur robe ronflante de compromissions Je vous présente nos historiens légitimistes. De nobles âmes. Fascinés par notre grandeur défunte, maniaques de généalogies, tombant en pâmoison devant cartes retouchées, agrandies à la dimension de leurs fantasmes Je vous présente nos doctes économistes. Furibonds d'extraversion et de dépendance. Prestidigitateurs de la Courbe et du Concept. Dressant réquisitoires chiffrés et sombres prospectives, mais gens sérieux : maison-boulot, boulot-maison Je vous présente nos talentueux écrivains. Ils sont tous engagés à leur manière. Ça ne coûte pas cher. Une petite oraison par-là, un petit coup de chapeau par-ci à quelque révolution presque triomphante, sans oublier la clochardisation du tiers-monde et les malheurs des immigrés avec Minute. Mais les cafés restent malgré tout leur PC inexpugnable et ils se départent rarement de leur mépris amusé pour ceux qui ne veulent pas se hisser au niveau de leurs tribulations esthétiques La galerie est interminable. Je vous présente notre théâtre « en crise ». Notre critique « en crise ». Notre cinéma « en crise ». Nos arts plastiques en expansion officielle et populisme de circonstance. Je vous présente nos philosophes brou il Ions, nos sociologues imperturbables, nos ivrognes géniaux, nos notabilités cinglées. Je vous présente les thuriféraires du réalisme et de la flamboyante démission Je vous présente notre immémoriale bêtise, ayant entassé diplômes, missions, références et know how, notre bêtise mise au jour Mirages Faisons ensuite un petit tour en nos laids et richissimes quartiers. Ciment roi. Pelouses pour les Nuits de l'erreur. Piscines pour bains de minuit et dégueulades. Hi-fi de chikhates blues et pourquoi pas chants révolutionnaires subrepticement en contrepoint Béton vraiment armé pour défendre zones interdites à la concupiscence de la pègre bouillonnante Mirages Il n'y a plus de casque colonial (la mode a bien évolué) mais toujours des palais, enfantant frénétiquement des petits et encore des petits. Il y en a pour tous les appétits, de ceux qui ont le « pouvoir d'achat » Je vous présente les 5 % qui consomment les 50 % Je vous présente l'illustre cancer de la nation Mirages Gratte-ciels. Clubs Méditerranée. Villages de vacances avec populations autochtones intégrées, éphèbes au coin de la rue, hétaïres tatouées indigènes en pantalons, Elle sous le bras. Médinas sous baguette magique face à camps de nudistes, semi-nudistes, voyeurs espionnant voyeurs. Et coulent les pétrodollars, essoufflés par leur incroyable circumnavigation Je vous présente notre plus grande industrie, la priorité des priorités, tant il est vrai que la plus belle des femmes, etc. Mirages Il aurait fallu enfin vous présenter les hommes, et ce pays flagellé de séisme en séisme. Mais il y a tant à dire et vos oreilles sont tellement fragiles Le rideau se baisse brisez la ronde allez-vous-en Douleur du temps quand les yeux du conteur déroulent le chapelet des mutations et viennent à travers crimes et mystifications buter contre la même assise le même axe filant étau parcours du calvaire Douleur du temps quand les yeux brûlent les voiles d'immobilisme quand la vague brise-cancer se ramasse au tréfonds des océans coalisés et restitue le discours dissident Maison centrale de Kénitra, 1979-1980 |
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Abdellatif Laâbi (1942 - ?) |
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