Abdellatif Laâbi |
« Tu parles ou on te tue » Ils t'ont tuée Evelyne Tu n'avais pas parlé En trois phrases ordinaires sans coryphée sans chour sans théâtre ni spectateurs sans l'intervention des dieux ou leur absence la voilà la tragédie « Tu parles ou on te tue » Ils t'ont tuée Evelyne Tu n'avais pas parlé Qui où pourquoi qui es-tu en quoi cela nous concerne-t-il et pourquoi ta mort ne peut pas rester a nonyme ne peut pas être le sujet d'une oraison en famille qu'on enterre dans le même caveau d'oubli après les pleurs les couronnes les accolades désespérées ? Non, non regarde je prends ce chalumeau je le règle sur la flamme courte et bleue et je vais tailler froidement une croix lancinante dans la mémoire courte de tous ceux qui ont cru qu'avec le temps ton petit cadavre n'obstruerait plus l'horizon de tous ceux proches ou lointains qui oseraient t'oublier Non, non je ne peux pas abandonner mes morts aux simples pétitions du sacrifice et de l'exemple Je ne veux pas abandonner mes morts aux images d'Épinal de la consolation Mes morts sont trop vivants en moi Je les déterre vifs et sanguinolents les déploie sur le fronton des palais du génocide pour qu'ils se perpétuent châtiment ininterrompu drapeau jamais en berne intenables d'insurrections « Tu parles ou on te tue » Ils t'ont tuée Evelyne Tu n'avais pas parlé Evelyne un corps minuscule hâve et ridé d'enfant empêché de grandir Déchaussée la jupe retirée les pieds sont attachés les poignets ficelés rabattus derrière le dos on fait passer une tringle sous les coudes des membres entravés on soulève ainsi le corps on le suspend en déposant chaque extrémité de la tringle sur le bord d'une table en bois Cinq, dix minutes La douleur se ramasse part du centre de la colonne vertébrale rampe de vertèbre en vertèbre embrase le dos traverse la nuque se verse entièrement dans le cerveau La tête se met à s'alourdir grossit grossit roule dans le vide Un fauve est juché sur le dos gratte gratte les vertèbres atteint la moelle épinière A l'autre bout du corps le fouet s'abat sur la plante des pieds siffle claque cingle jusqu'à devenir écho de la flagellation d'un corps inerte ailleurs Évanouissement Evelyne un corps minuscule hâve et ridé d'enfant empêché de grandir nue sur un bureau La prise est branchée Les pinces sont avancées griffent les mamelons et s'y fixent Quelques secondes et la décharge part coutelas de feu qui larde taillade pénètre jusqu'à la garde écharpe Fourmis carnivores dans le sang Stridences aux tympans les yeux gonflent chauffent chauffent Les orbites ne les contiennent plus les expulsent Évanouissement Evelyne un corps minuscule hâve et ridé d'enfant empêché de grandir nue sur un bureau Les pinces sont avancées introduites dans le vagin s'accrochent Quelques secondes et la décharge part langue à mille fourches de brasier atomique marteau-piqueur dans tous les organes vilebrequin perfore les tempes Le cerveau éclate se reconstitue éclate Les os tuyaux de caoutchouc brûlent Le corps une grande déchirure redoublée sans arrêt Evanouissement Fouet perchoir étouffement à l'eau électrodes Des heures des jours - On parle toujours - On finit par parler - Impossible qu'on ne parle pas Tu n'avais pas parlé Evelyne et tes tortionnaires terrorisés sont devenus fous Non, non Evelyne je ne peux pas f abandonner à un socle froid où je ne pourrais caresser que la statue pétrifiée de ton héroïsme car je te sens marcher à côté de moi sour inoubliable et dans ma main la chaleur de ta toute petite main hâve et ridée d'enfant empêché de grandir tu es vivante Maison centrale de Kénitra, 1974 |
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Abdellatif Laâbi (1942 - ?) |
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