Alain Jouffroy |
Cri de naissance, bouche noire. Néant ouvert à vif, Ventre nourri, béant, Sans pourriture : Le ciel nocturne fait sauter ses crochets - Crisse, Glissé entre deux immenses paupières Abaissées. Statue ensablée, sans miroir. Sans nez, Proue menaçante et qui déchire la terre, Mon corps, Avancé au sein du petit jour. Jette ses mains tendues Rames basculées Au ras de l'horizon survolé Bouche géante, Molle fêlure, Fissures du bloc de l'être, Tête criante à l'éveil, Présence massive Gonflée comme une grenade Du sang millénaire des notions Lancée à perdre l'air À l'entrée glaciale de la boucherie II Ministres aveugles, sur les sommets à l'écart, Oubliés par les passants obnubilés, Vous tramez le destin des solitaires. C'est vous qui me parlez - du lieu Où le soleil foudroie les égarés, Des quais d'un port bloqué par la banquise. C'est vous qui faites rayonner en moi Plusieurs pays. C'est vous qui me peuplez de solitudes Fraternelles. C'est vous qui entourez d'ouate Ce cour dont les cordes vont craquer Sous votre haute surveillance Dans un fracas de mâts brisés. Nous nous sommes trompés plusieurs fois, Vous et moi. Vous avez annoncé des ailes Immaculées, Pointues et parfaites, dans le ciel bouché. Elles ne sont pas venues. Vous avez dit : La douceur décrispera le visage des passantes Et le hérissement électrique De la foule miroitante continue. Des animaux chargés de haine demeurent postés Aux carrefours. Vous avez été bafoués, Mes dieux. De la beauté de votre aura, Ne reste qu'un poudroiement imperceptible À la base de la fusée envolée. Batailles perdues à la dérive, Les soldats ont glissé dans le cafion du brouillard. - Disparues, mille armées étincelantes, Le sol, à perte de vue, nu comme une lame de couteau. III Arme-toi. Ménage tes lumières et ton sang. Le soleil est un chien qui aboie sur ton seuil. Arme-toi. Ne sois pas orphelin de ta force. Sans toi la terre ne serait pas si proche. Ancre-toi dans le brasier mouvant des rocs. Ne laisse pas la nuit s'infiltrer dans ton corps. Tue le taureau têtu qui te provoque. Etends-toi dans la mer. Fais la nageoire et dors. Demain la vie sera matière de l'espoir Et tu feras du jour la charrue et le grain. Mets le rêve et le monde au plus clair de ton cour. Amplifie notre pain. Magnifie notre paix. Ton éveil perpétuel élucide les vies. Ton génie donne accès aux plus folles clartés. Arme-toi. Éclaire et protège la liberté. III Monde, chaud couvercle soulevé, Bouilloire du corps surpeuplé, Mer animale, Tu touches mes écueils, tu frôles mon secret, Tu erres, En toi je confonds mon nom, ma soif, En toi mes volcans se désaltèrent, Ton spectacle me masse Et me maintient au bord du vide, vivant. Lambeau haletant, balbutiant, Cour lâché sur les lèvres, Gifles, insultes des feuilles dans ma fuite, Poursuite continue dans les bois opaques, La vase des étangs, Poursuite éclairée çà et là Par des yeux, par des cris Au bout d'un purgatoire perpétué. IV Accroché à la vacuité du ventre Sceau des puissances du contre-sang Le marteau à cran d'arrêt Suspend le mouvement mesuré de la tête Une lampe supplémentaire Manque à tout être qui tue À tout être qui perfore Le casque assourdissant de la tête Le chiffre de la clé toujours caché Une main nue tâtonne sur le mur Qui tait tout ce qu'il a vu V Cervelle nue Idéale paillette Scintillante dans le soleil Toujours extirpée par la main exacte De la mort Jamais sauvée à l'air libre Jamais baignée dans un bol propre Sacrifiée Sacrifiée au su des témoins impotents VI Haute manoeuvre calculée Ministres obséquieux Attentifs aux signes subversifs Un détachement saccage le silence du sous-bois Le doigt fusilleur dans le vent Le coude empâté par la folie Les hommes me font reculer dans le fourré Basculé Le dernier instant ralenti sous la neige Basculé sur la mousse Pendant la messe indistincte des arbres Éjecté du fût vivant par un coup à bout portant VII La corde arrachée à la glotte La vie encerclée dans les têtes Toute la puissance d'une motte de germes Captée à demi-mots entre deux murs de misère Sous le ciel sillonné d'une lueur de phosphore Le cri retenu de l'ami Annonce la perte aiguë de l'épi Bloqué dans la gorge Saignée du soleil troué par le soir Un cadavre prolifère sur la lande Bruyère étrange et délaissée Qu'on voit glisser de l'épaule du grand tertre VIII Groins ! hacals et dieux du rien ictateurs de dérive ! rande barre noire du talion sur vos yeux : lus de main plus de souffle plus de sang écité sans voix Espace inexploré des disparus L'attention du forcené assassiné N'éclaire plus la lanterne obsolète des passants Une autre présence manque à tout vivant Pour voir loin - hors de soi Et compter un brasier de plus sous les branches de la terre IX Dans la cellule où tourne en vain la vie Où la chaleur ne cesse d'assiéger la bouche Où l'homme prête encore son souci Au plus mince accident du monde Dans la cellule où s'évertue la vie Fièvre sortie de l'aorte comme une lave Boucherie où l'homme mord son poing Dans la cellule où le sang féconde L'énergie de la chance fraternelle L'homme sans miroir apprend la mort par cour X Le malaise est en nous comme un ttou En vain nous invoquons notre présence La campagne a perdu le son de notre voix Le cour insensible et voilé aveugle le soleil Nul homme ne lit les alphabets de la menace Le ciel rauque arrache ses pétales jusqu'au sang Pieds nus Mains liées Yeux bandés Poussés vers le non-sens La plaque incandescente Où bouge l'armoirie vive du destin Harnachés comme des chiens sur les pelisses du pôle Sur tous les continents Les hommes sont acculés à taire ce que chacun sent Un nuage increvé maintient le doute en suspens Il est trop tard pour égorger Les sangliers qui ruent contre la porte Tout est serein dans la tension blafarde de midi Horrible pause Où les bouchers se mirent dans leurs couteaux Tous nos silences font rage Leurs rafales Etouffent tous les cris sous leur neige Exilé L'oil unique émerge du mur de la prison Et cherche le foyer des tentacules Aveugle point au centre de la voi XI Ceux de nulle concession ! Ceux de vigilance masquée ! Néfaste ! Vieux sentiment sanglant des gestes ! La rage aux gencives met le cour aux arrêts ! Rivières du vide ! Vengeances aiguës, acides ! Votre hébétude irritée se perpétue, indémêlée, Sous la coupe des coups bas ! Soleils mort-nés ! Le pain coupé par le bourreau n'est pas sauvé. Levé au centre du sanglot le crime est clos Et couronné - boue prolongée par la pourpre. Cardinale venu ! Jamais immaculée ! Quand Rougiras-tu, retournée comme un gant sur la paume, Ouverte à l'or, rebelle à certaines poignées ? Tous les hommes referment leurs éternels loquets. Un fleuve engloutit les morts dans le son de ma voix. Une armée m'attend à l'horizon, crucifiements Aux Golgothas quotidiens des soldats. L'époque est lourde à porter sous les morts. Épais nuages plombés, faisans dorés abattus Dans les bois ! Matière aurorale des combats ! Du matin, personne ne relève les gardiens. Le jour est déserté ! L'invasion sociale arrache À la rue son masque de charité. Chiennerie D'un homme qui se détruit et crache sur la vie ! Chiennerie chamarrée sous l'écrasant plafond ! Profond écueil des muets ! Oubliettes maçonnées ! Souricière amère où ne m'inspire nul survivant ! Prisons ! Chancres ! Cancers des poumons ! Demain, la vie, à genoux, suppliera le poète De crier son amour dans la cour de ses saboteurs. Demain, la mort, privée de son dernier éclat Aux yeux du cour torturé, pourrira sous la loi. Sans ombres futures, la vie interrogera la vie Et répondra présente aux questions de la nuit. Toute violence sera levée. Toute erreur réveillée. Tout homme sera la perle qui manque à la journée. L'acte unique de chacun déclenchera la chance Où l'instant sera roi et l'avenir son pouvoir. Mais aujourd'hui les cimetières sont à vif Et flétris par de splendides morts de forcerie. Des fleurs étranges, fascinées, ont éclaté Sous le ciel innocent qu'assombrit notre aveu. Étincelles inquiétantes ! Courts-circuits répétés ! La panne menace partout, chaque jour est coûteux ! Dans l'obscurité, une vague, un plan, une assemblée Font des trous parmi nous, sous de mortelles étoiles Qui n'éclairent pas les tueurs, mais créent des fossoyeurs. Nature abandonnée ! Tombeaux d'involontaires ! Avorteurs de destins ! J'accuse tous vos trafics ! La nuit créée par l'homme est un abîme en trop Au bord duquel je crie que cesse le scandale. Printemps 1954 |
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Alain Jouffroy (1928 - ?) |
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