Alain Jouffroy |
En ce jour déjà détaché de sa vieille rive Oser chercher les mots d'un poème introuvable Oser recommencer C'est trop Trop de cris jugulés trop de villes cuirassées Ont changé l'univers en une sourde guerre Pourtant je recommence à cogner à cette double porte Je m'infiltre dans l'écorce et dans les carapaces Je suis celui qui fore ses poèmes au fond du pire désert J'insiste Je ne veux pas crucifier mon audace Je sais qu'un camp où l'homme se pulvérise Un camp secret où l'on empale les cours Empêche de parler de soi comme de l'Étoile du Nord Mais trop de tJhéories avortent de trop de crimes Je veux parler de moi pour dépasser des Ombres Tu ne sais pas écrire ton poème Dit le lecteur des Grandes Plumes Impassibles Tu parles sans autorité C'est ma parole qui parle pour moi Je ne suis pas son policier Mon poème c'est mon visage qu'il propose Je ne suis pas son homme d'Église La poésie n'est pas un défilé de mannequins La poésie n'est pas un concours de tir aux pigeons La poésie n'est pas le Quatuor Pro Arte La poésie n'est pas Y entité de la révolution La poésie elle s'improvise Elle prend le grand large Elle multiplie ses phares après tous les carrefours Elle s'enfuit de partout où passe le regard de la mémoire Coup de vent au fond du Pot-au-Noir La poésie c'est je qui l'invente en ce moment Tu dis n'importe quoi Tu te fies au hasard Dit le calculateur Tu n'as pas de méthode Tu oublies tes devoirs Je n'ai pas peur des mots je n'ai pas peur Un point Ce n'est pas tout Je n'ai pas peur de désemparer la poésie moderne Je n'ai pas peur de désarçonner Apollinaire Je n'ai pas peur d'expatrier tous les peureux Qui tremblent autout du Maître aux tables des cafés Je n'ai pas peur de parler sans méthode Sans dogme Sans arrière-pensée Sans accomplir tous mes devoirs de mauvais citoyen Je n'ai pas peur de ne pas baiser la main du passé Je n'ai pas peur des colonnes centrales du temple de l'oracle Je parle comme si de rien n'était Sans cultiver en moi l'inaccessible rareté Je dis qu'il faut pouvoir tout dire Sans respecter les panneaux indicateurs de la Cité Il n'est plus temps de tergiverser Les ennemis de la liberté ont séduit les révoltés Il n'est plus temps de discuter à perte de vue À perte de double vue Les temps de nous détester sont comptés Tu te justifies trop Déclare le psychiatre Où veux-tu en venir Chuchotent mes amis embattassés Oui je me justifie j'ai besoin de la justice Je veux construire ce tribunal où Y accusé (je veux dire le jeune homme qui ne cherche pas la gloire) A droit immuable à la parole Je sais que les mots gênent Que les mots paralysent les préjugés Je sais que certaines phrases ne peuvent être prononcées En ce temple sévère où nous sommes sermonnés Je sais que les officiers de la critique ne sont pas fous Qu'ils défendent les valeurs consacrées envers et contre tout Je sais (bien sûr) que je ne sais pas tout Mais je connais les signes d'intelligence Je les ai utilisés comme abc J'ai dit Bonjour aux Papes sur le ton qu'il fallait J'ai dit Bravo à l'instant - idéal - du bon goût Il n'y a pas de style dans le vol du poisson-volant Il y a le trait D'un point à un autre l'oblique incandescente et brusque Mais le mystère Il n'y a pas de mystère dans la tuyère à mystères Il n'y a pas de mystère dans la détention du mystère Il n'y a pas de patrimoine du mystère Mais la poésie alors Le Grand P de la Poésie La poésie n'a pas de grand P Mais alors qu'est-ce qu'elle a Elle a tout Elle île tout Elle océan tout Sauf le superfétatoire Sauf le grand P Mais alors c'est le chaos c'est le bal des boas Oui c'est ça Non ce n'est pas ça La poésie ne se range pas dans les tiroirs d'une pharmacie Elle ne supporte ni les étiquettes ni les aide-mémoire Elle a horreur de la poésie d'hier Elle dévore les mânes de demain Vous vous contredisez Alain Jouffroy Oui Je me contredis Non Je ne me contredis pas Je ne suis pas un pays fixe Je ne suis pas ma photocopie Je ne suis pas mon résumé Je ne suis pas ma bande magnétique Je veux me contredire pour agrandir mes lendemains Je ne suis pas l'oreille de Denys Je ne suis pas son Damoclès Je ne me propose pas comme miroir à penser Je ne suis pas la Règle Je ne suis pas mon Musée Mais la Modernité La Tour Eiffel était moderne Le premier mousqueton le fut Les sonnets de Baudelaire ne le sont plus La modernité c'est moi à cet instant Le moi d'hier est déjà monotone J'en ai par-dessus la pensée du Moderne et de son Deutéronome Par-dessus la tête de tous ces cercueils modernes Où l'on asphyxie la pensée Mais alors qu'est-ce que vous aimez J'aime la Grèce et j'aime l'Océanie Mais je n'aime pas tous les Gréa Et je n'admire pas tous les masques J'aime ce qui survient J'aime ce qui apparaît avec l'intact pouvoir d'un dé J'aime Robespierre Mais je suis contre la Terreur J'aime boire un verre d'uzo dans les villages d'Ithaka J'aime Magloire Saint-Aude et j'aime Antonin Artaud Mais je ne suis ni contre Hugo ni contre Angèle de Foligno J'aime ce qui m'enflamme Ce qui enfante mes passions J'aime ce qui me faic aller où je ne suis jamais allé J'aime Vunique et j'aime la vérité Vous n'êtes pas le seul Alain Jouffroy Je ne cherche pas à être le seul Si j'étais le seul je ne vivrais pas mieux Et si je nage au-dessus d'un volcan liquide Si j'avance dans les non et dans les oui des vagues Si je m'enfonce dans la bouche béante de la mer C'est que je ne me parle plus comme un père Je ne me dis plus Attention à la frontière Je laisse sur la rive toute prévision Je suis indifférent aux politiques Je fais confiance au néant mouvant Confiance aux voies lactées Confiance aux purgatoires sans bornes Confiance aux déserts d'Europe où m'entraîne l'amour Porté à ce moment où s'effondre la méfiance Je nais une deuxième fois à la planète Et je comprends que tout en moi ne comprend pas Si je ne dis pas quelle est la clé C'est qu'il n'y a pas de porte à cette profondeur Il n'y a pas de route à tracer s'il n'y a pas de fond Et le fond disparaît dès qu'on approche du Sphinx Il n'y a pas de passeport pour entrer dans l'oracle Nul ne joue aux cartes dans la fumée des dieux Nul ne se donne en spectacle au théâcre des Aigles Les issues sont bouchées au-delà du château naturel La source est méconnue dans le blocus de la pensée Quelle est la clé de l'arbre sinon l'arbre lui-même Quelle est la clé du germe sinon sa présence cachée On ne passe pas - Le mot de passe n'est pas un pas Le silence lui-même est un mot qui ne se prononce pas On débouche sur un nuage où la foudre est un oil Et si les oiseaux chantent c'est dans le labyrinthe La forge où je surgis mon sommeil l'a inventée Et mon sommeil n'est pas moi C'est l'univets entier Quand un ami me présente aux visiteurs de l'île 11 reflète une étoile comme un diamant les bougies Il dit C'est lui Mais l'arbre dit C'est lui du hibou Quand le vent le questionne sur tous ses habitants Le ciel n'est pas une conscience et je tombe du ciel Quand on me dit C'est vous qui l'avez dit Non Ce n'est pas moi Je ne suis pas mes mots Je ne suis pas ce regard qui cherche la Grande Ourse L'homme qui se connaît est un miroir dans une tombe Je ne suis pas un piège Et quand le tigre est capturé Je suis ailleurs Je ne suis pas son supérieur Le piège est hors du piège Le piège est dans l'esprit Où l'on élève un Temple Le piège est dans l'Autel Où l'on croit voir un Dieu Les dieux sont dans la pierre Et quand je ne sais quoi dire la terre tremble pour moi Je regarde s'ouvrir ces mains que le soleil assiège Mon corps me masque la lumière où mon esprit est né Et si par hasard un mot de moi jette un éclair Le monde autour de moi est le paratonnerre où il se noie |
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Alain Jouffroy (1928 - ?) |
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