Alfred de Musset |
Je jure devant Dieu que mon unique envie Était de raconter une histoire suivie. Le sujet de ce conte avait quelque douceur, Et mon héros peut-être eût su plaire au lecteur. J'ai laissé s'envoler ma plume avec sa vie, En voulant prendre au vol les rêves de son cour. Je reconnais bien là ma tactique admirable. Dans tout ce que je fais j'ai la triple vertu D'être à la fois trop court, trop long, et décousu. Le poème et le plan, les héros et la fable, Tout s'en va de travers, comme sur une table Un plat cuit d'un côté, pendant que l'autre est cru. Le théâtre à coup sûr n'était pas mon affaire. Je vous demande un peu quel métier j'y ferais, Et de quelle façon je m'y hasarderais, Quand j'y vois trébucher ceux qui, dans la carrière, Debout depuis vingt ans sur leur pensée altière, Du pied de leurs coursiers ne doutèrent jamais. Mes amis à présent me conseillent d'en rire, De couper sous l'archet les cordes de ma lyre, Et de remettre au vert Hassan et Namouna. Mais j'ai dit que l'histoire existait, - la voilà. Puisqu'en son temps et lieu je n'ai pas pu l'écrire, Je vais la raconter; l'écrira qui voudra. Un jeune musulman avait donc la manie D'acheter aux bazars deux esclaves par mois. L'une et l'autre à son lit ne touchait que trois fois. Le quatrième jour, l'une et l'autre bannie, Libre de toute chaîne, et la bourse garnie, Laissait la porte ouverte à quelque nouveau choix. Il se trouva du nombre une petite fille Enlevée à Cadix chez un riche marchand. Un vieux pirate grec l'avait trouvé gentille, Et, comme il connaissait quelqu'un de sa famille, La voyant au logis toute seule en passant, Il l'avait à son brick emportée en causant. Hassan toute sa vie aima les Espagnoles. Celle-ci l'enchanta, - si bien qu'en la quittant, Il lui donna lui-même un sac plein de pistoles, Par-dessus le marché quelques douces paroles, Et voulut la conduire à bord d'un bâtiment Qui pour son cher pays partait par un bon vent. Mais la pauvre Espagnole au cour était blessée. Elle le laissait faire et n'y comprenait rien, Sinon qu'elle était belle, et qu'elle l'aimait bien. Elle lui répondit : « Pourquoi m'as-tu chassée? Si je te déplaisais, que ne m'as-tu laissée? N'as-tu rien dans le cour de m'avoir pris le mien? » Elle s'en fut au port, et s'assit en silence, Tenant son petit sac, et n'osant murmurer. Mais quand elle sentit sur cette mer immense Le vaisseau s'émouvoir et les vents soupirer, Le cour lui défaillit, et perdant l'espérance, Elle baissa son voile et se prit à pleurer. Il arriva qu'alors six jeunes Africaines Entraient dans un bazar, les bras chargés de chaînes. Sur les tapis de soie un vieux juif étalait Ces beaux poissons dorés, pris d'un coup de filet. La foule trépignait, les cages étaient pleines, Et la chair marchandée au soleil se tordait. Par un double hasard Hassan vint à paraître. Namouna se leva, s'en fut trouver le vieux : « Je suis blonde, dit-elle, et je pourrais peut-être Me vendre un peu plus cher avec de faux cheveux. Mais je ne voudrais pas qu'on pût me reconnaître. Peignez-moi les sourcils, le visage et les yeux. » Alors, comme autrefois Constance pour Camille, Elle prit son poignard et coupa ses habits. « Vendez-moi maintenant, dit-elle, et, pour le prix, Nous n'en parlerons pas. » Ainsi la pauvre fille Vint reprendre sa chaîne aux barreaux d'une grille, Et rapporter son cour aux yeux qui l'avaient pris. Et si la vérité ne m'était pas sacrée, Je vous dirais qu'Hassan racheta Namouna; Qu'au lit de son amant le juif la ramena; Qu'on reconnut trop tard cette tête adorée; Et cette douce nuit qu'elle avait espérée, Que pour prix de ses maux le ciel la lui donna. Je vous dirai surtout qu'Hassan dans cette affaire Sentit que tôt ou tard la femme avait son tour, Et que l'amour de soi ne vaut pas l'autre amour. Mais le hasard peut tout, - et ce qu'on lui voit faire Nous a souvent appris que le bonheur sur terre Peut n'avoir qu'une nuit, comme la gloire un jour. |
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Alfred de Musset (1810 - 1857) |
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