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Alfred de Musset



Les secrètes pensées de rafaËl, gentilhomme français - Poéme


Poéme / Poémes d'Alfred de Musset





FRAGMENT



Ô vous race des dieux, phalange incorruptible,

Électeurs brevetés des morts et des vivants;

Porte-clefs éternels du mont inaccessible,

Guindés, guédés, bridés2, confortables pédants!

Pharmaciens du bon goût, distillateurs sublimes,

Seuls vraiment immortels, et seuls autorisés;

Qui, d'un bras dédaigneux, sur vos seins magnanimes,

Secouant le tabac de vos jabots usés,

Avez toussé, - soufflé, - passé sur vos lunettes

Un parement brossé, pour les rendre plus nettes,

Et, d'une main soigneuse ouvrant l'in-octavo,

Sans partialité, sans malveillance aucune,

Sans vouloir faire cas ni des ha! ni des ho!

Avez lu posément - la
Ballade à la
Lune!!!

Maîtres, maîtres divins, où trouverai-je, hélas !
Un fleuve où me noyer, une corde .où me pendre,
Pour avoir oublié de faire écrire au bas :
Le public est prié de ne pas se méprendre...
Chose si peu coûteuse et si simple à présent,
Et qu'à tous les piliers on voit à chaque instant!
Ah !povero, ohimé3 ! -
Qu'a pensé le beau sexe?
On dit, maîtres, on dit qu'alors votre sourcil,



En voyant cette lune, et ce point sur cet i,
Prit l'effroyable aspect d'un accent circonflexe!

Et vous, libres penseurs, dont le sobre dîner
Est un conseil d'État, - immortels journalistes!
Vous qui voyez encor, sur vos antiques listes,
Errer de loin en loin le nom d'un abonné!
Savez-vous le
Pater, et les péchés des autres
Ont-ils grâce à vos yeux, quand vous comptez les vôtres ? - 0 vieux sir
John
Falstaff! quel rire eût soulevé
Ton large et joyeux corps, gonflé de vin d'Espagne,
En voyant ces buveurs, troublés par le
Champagne,
Pour tuer une mouche apporter un pavé!

Salut, jeunes champions d'une cause un peu vieille,
Classiques bien rasés, à la face vermeille,
Romantiques barbus, aux visages blêmis!
Vous qui des
Grecs défunts balayez le rivage,
Ou d'un poignard sanglant fouillez le moyen âge 4;
Salut! -J'ai combattu dans vos camps ennemis.
Par cent coups meurtriers devenu respectable,
Vétéran, je m'assois sur mon tambour crevé.
Racine, rencontrant
Shakspeare sur ma table,
S'endort près de
Boileau qui leur a pardonné.

Mais toi, moral troupeau, dont la docte cervelle
S'est séchée en silence aux leçons de
Thénard6,
Enfants régénérés d'une mère immortelle,
Qui savez parler vers, prose et naïf dans l'art,
O jeunesse du siècle! intrépide jeunesse!
Quitteras-tu pour moi le
Globe ou les
Débats 6?
Lisez un paresseux, enfants de la paresse...
Muse, reprends ta lyre, et rouvre-moi tes bras.

France, ô mon beau pays! j'ai de plus d'un outrage
Offensé ton céleste, harmonieux langage,



Idiome de l'amour, si doux qu'à le parler

Tes femmes sur la lèvre en gardent un sourire;

Le miel le plus doré qui sur la triste lyre

De la bouche et du cour ait pu jamais couler!

Mère des mes aïeux, ma nourrice et ma mère,

Me pardonneras-tu?
Serai-je digne encor

De faire sous mes doigts vibrer la harpe d'or?

Ce ne sont plus les fils d'une terre étrangère

Que je veux célébrer, ô ma belle cité!

Je ne sortirai pas de ce bord enchanté

Ou, près de ton palais, sur ton fleuve penchée,

Fille de l'Occident, un soir tu t'es couchée...

Lecteur, puisqu'il faut bien qu'à ce mot redouté

Tôt ou tard, à présent, tout honnête homme en vienne,

C'est, après le dîner, une faiblesse humaine

Que de dormir une heure en attendant le thé.

Vous le savez, hélas! alors que les gazettes

Ressemblent aux greniers dans les temps de disettes,

Ou lorsque, par malheur, on a, sans y penser,

Ouvert quelque pamphlet fatal à l'insomnie,

Quelques
Mémoires sur*** -
Essai de poésie...

- ô livres précieux! serait-ce vous blesser

Que de poser son front sur vos célestes pages,

Tandis que du calice embaumé de l'opium,

Comme une goutte d'eau qu'apportent les orages

Tombe ce fruit des cieux appelé somnium !

Depuis un grand quart d'heure incliné sur sa chaise,

Rafaël (mon héros) sommeillait doucement.

Remarquez bien, lecteur, et ne vous en déplaise,

Que c'est tout l'opposé d'un héros de roman.

Ses deux bras sont croisés; - une ample redingote,

Simplicité touchante, enferme sous ses plis

Son corps plus délicat qu'un menton de dévote,

Et ses membres vermeils par le bain assouplis.

Dans ses cheveux, huilés d'un baptême à la rose,



Le zéphir mollement balance ses pieds nus,

Et son barbet grognon, qui près de lui repose,

Supporte fièrement ses deux pieds étendus;

Tandis qu'à ses côtés, sous le vase d'albâtre

Où dort dans les glaçons le bourgogne mousseux

Le pudding entamé, de sa flamme bleuâtre,

Salamandre joyeuse, égayé encor les yeux.

Son parfum, qui se mêle au tabac de
Turquie,

Croise autour des lambris son brouillard azuré,

Qui s'enfuit comme un songe, et s'éteint par degré.



Le roturier
Franklin foudroya sur la terre

Où le colon grillé gouverne en liberté

Ses noirs, et son tabac par les lois prohibé;

Toi qui créas
Paris, tuas
Athène et
Sparte,

Et, sous le dais sanglant de l'impérial pavois,

Comme autrefois
César, endormis
Bonaparte

Aux murmures lointains des peuples et des rois! -

Toi qui, dans ton printemps, de roses couronnée,

Et comme
Iphigénie, à l'autel entraînée,

Jeune, tombas frappée au cour d'un coup mortel...

-
As-tu quitté la terre et regagné le ciel ?
Nous te retrouverons, perle de
Cléopâtre,
Dans la source féconde, à la teinte rougeâtre,
Qui dans ses flots profonds un jour te consuma...

«
Hé! hé! dit une voix, parbleu! mais le voilà.

-
Messieurs, dit
Rafaël, entrez, j'ai fait un somme. »

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Alfred de Musset
(1810 - 1857)
 
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