André Malraux |
[...] L'Europe des grandes monarchies n'avait pu voir une Vierge romane, sans la comparer à une Vierge de Raphaël. L'Occident, lorsqu'il découvre les arts de haute époque, regarde cette Vierge en la rapprochant des figures des grottes hindoues et chinoises, des reines khmères, des divinités hindoues, des grandes Kwannon japonaises de Nara. 11 découvre des évolutions de formes assez semblables : la sculpture chinoise passe de la dynastie Weï à celle des Tang, comme notre sculpture passe du roman au gothique. Mais au classicisme, halte ! Tous les arts de l'Asie passent du gothique au baroque. L'Europe seule a connu l'aventure que nous appelons la Renaissance, et sans laquelle elle ne serait sans doute pas devenue maîtresse du monde. Or, c'est cette aventure qui avait imposé à l'art européen son domaine de références : beauté, nature, adresse, illusionnisme, etc., donc, son histoire. En découvrant les hautes époques des arts asiatiques, l'Europe, éberluée, subit une révolution copernicienne : L'art mondial cesse de tourner, pour elle, autour de ces références. Le Musée Imaginaire en détruit le primat, non parce qu'il les nie, mais parce qu'il les englobe. L'Europe essaie d'inventer un Moyen Age universel. Pourtant les découvertes ne cessent de s'étendre ; les arts sauvages, l'art sumérien, ne sont pas médiévaux ; et la peinture moderne va contraindre l'Europe à entendre leur langage. Ce n'est plus un nouveau concept de beauté, qui succède à l'ancien : c'est l'interrogation. Et le nouveau domaine de références des artistes occidentaux, qu'ils le sachent ou non, n'est plus ni la nature ni la volonté d'expression, c'est le Musée Imaginaire de chacun. Or, cet Englobant qui a remplacé la nature ou Dieu, naît, pour une part considérable, d'ceuvres créées afin de manifester l'inconnu. Notre civilisation ventriloque exprime volontiers ce qu'elle apporte, dans le vocabulaire de celles qui l'ont précédée. Ainsi peut-elle ignorer qu'elle a déjà mis en cause ou détruit les quatre notions sur lesquelles se fondaient, au siècle dernier, les théories de l'art, et jusqu'au sentiment général qu'il inspirait. Elle n'a pas renoncé au mot beauté- qui rend inintelligible notre relation avec l'art. Ni aux théories de la vision - qui, dans le cubisme ou les arts sacrés, joue pourtant un rôle de troisième ordre. L'impressionnisme avait renforcé ce préjugé. Mais il s'achève par Cézanne, Van Gogh et les Fauves : par le chromatisme, non par la photo. La vision de l'artiste est au service de la création, non l'inverse : la « vision créatrice », dit Rouault. La vision chinoise n'est pas autre chose que le langage de la peinture chinoise traditionnelle : il y a quelques années, les peintres de Pékin ne voyaient pas chinois, ils voyaient russe. Braque ne voyait pas ses guitares en morceaux, les sculpteurs de Chartres ne voyaient pas leur femme en forme de statue-colonne. Ni à la théorie de la nature. Le primat de la nature a rendu confuses et vaines les questions que pose la création artistique, et jusqu'à son essence. L'art mène contre le temps un combat extrêmement trouble ; l'Islam ne crevait pas les yeux des portraits pour rien. Mais nature et vision ont fait très bon ménage. Ni à l'expression. Que l'artiste veuille exprimer va de soi. Et même s'exprimer, au temps où l'individualisme est roi. Mais l'expression complète d'un peintre imbécile ne suffit pas à faire un chef-d'ouvre. Attribuer à l'expressionnisme ce qu'on avait appelé déformation était un bon moyen de ne pas comprendre que la recherche de cette déformation avait été une recherche presque constante de l'art. Le sculpteur du tympan d'Autun voulut vraisemblablement fort peu exprimer sa personne ; il voulait révéler son Christ aux chrétiens, parce qu'ils y découvriraient le leur. Pendant quatre ou cinq mille ans, l'expression de l'artiste, celle du sacré, ont été anonymes comme la contemplation. Et exprimer l'invisible, l'âme des choses, autrui ou soi-même, appelle sans nul doute des arts différents. Ni, ce qui est beaucoup plus dangereux, à la confusion entre la production artistique et la création. Taine démodé, Hegel tiré en tous sens, Marx a pris la relève. Bien avant la manie des superstructures, ce pêle-mêle a fait poser la subordination de l'art, comme une évidence. On reconnaît la nature de certaines idées à leur succès, et celle des verroteries à leur éclat. D'abord, subordination à l'Histoire. Celle-ci a gouverné les musées comme la beauté a gouverné les galeries d'antiques. Rendre l'aventure humaine intelligible, quelle tentation ! Reste à savoir si l'aventure de l'art coïncide avec elle. Jusqu'à ce siècle, l'histoire européenne de l'art fut l'histoire de l'art européen ; et le Musée Imaginaire a des histoires, il n'a pas d'histoire. Le dialogue du peintre avec les historiens ou les psychiatres est un dialogue de chasseurs comiques, parce qu'ils chassent les « conditionnements » de l'art, alors que le peintre braconne le pouvoir par lequel il leur échappe. Pendant qu'ils construisent les châteaux de cartes de sa servitude, il voit le musée Guimet et celui du Jeu-de-Paume s'introduire en douce au Louvre... Pour y attendre négligemment la salle des arts sauvages que vous venez de visiter, et qui sera la première salle de musée qui nargue l'Histoire. Le Musée Imaginaire semble d'abord assez spenglérien. Pas longtemps, parce que pour Spengler toute culture est promise à la mort, alors que pour le musée, tout grand style est promis à la métamorphose. Il rassemble les ouvres des civilisations successives ou différentes, à une époque qui ne regarde plus les styles comme des interprétations de la « nature », mais comme des significations du monde. D'où l'interrogation décisive qu'il pose à la fois sur lui-même et sur l'art. Les formes qu'assemblèrent les civilisations, le Goudéa néo-sumérien ou le tympan de Moissac, n'y trouvons-nous qu'un équilibre de volumes ? L'ordre qui assemble les couleurs dans la plus grande peinture de notre siècle, est-ce celui du plaisir de l'oil ? L'harmonie, la délectation ? Sans blague ! Pour qui les peintres, de Manet à Braque, ne sont-ils que les auteurs d'heureux rapports de tons, comme les couturiers, de Doucet à Christian Dior ? Pour qui Marie Laurencin est-elle l'égale de Chardin ? Le domaine des corrélations de l'ouvre d'art n'est pas celui des corrélations de la vie, et il en est le rival. La volonté d'échapper à l'esclavage du réel, manifeste dans toutes les ouvres capitales des arts religieux, l'est moins chez Braque, Picasso, Klee ou Kandinsky ; mais c'est parce que leurs tableaux sont libres de ce réel, que leurs couleurs « en un certain ordre assemblées » forment autre chose qu'une harmonie. Il y a un monde de la peinture de Braque autant que de la musique, autant que de la peinture de l'Angelico. Moins le Christ ? Le Dieu du Musée Imaginaire, c'est l'Inconnaissable ; et d'abord la lutte contre la mort. [...] |
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André Malraux (1901 - 1976) |
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