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LA CRÉATION ROMANESQUE


Poésie / Poémes d'André Malraux





Toute lecture de Malraux nous laissait à vif.

Jean Cayrol



André Malraux ne fut pas seulement un romancier, mais peut-être fut-il essentiellement romancier. On a noté à juste titre qu'il y avait une part de fiction dans ses écrits sur l'art et que les artistes y vivaient comme des personnages de roman '. La même remarque pourrait être faite à propos de ses Antimémoires (entendons par là non le seul volume intitulé Antimémoires, mais l'ensemble du Miroir des limbeS). Nous avons vu avec quelle liberté à l'égard de la réalité historique Malraux « complétait » son entretien avec Mao et avec quelle liberté il se remémorait les obsèques de Bernanos, peut-être parce qu'un ciel déchiré de mars lui semblait plus « romanesque », plus bernanosien qu'un ciel ensoleillé de juillet.



La profonde unité de ton qui existe entre ses romans et ses Antimémoires est évidente. Elle explique que l'essentiel du chapitre VI du Temps du mépris ait pu prendre place dans Le Miroir des limbes -, ainsi que certaines pages de L'Espoir et presque tout Les Noyers de l'Altenburg 4. Très instructive est aussi, sur ce point, la manière dont Malraux a intitulé les différentes parties des Antimémoires. Sur cinq parties, trois portent le titre de l'un de ses romans. La première s'intitule Les Noyers de l'Altenburg et commence par les souvenirs d'Alsace que le roman éponyme avait déjà évoqués. Après Antimémoires et La Tentation de l'Occident (titres des deuxième et troisième partieS), la quatrième s'intitule La Voie royale, parce que Malraux y retrouve Singapour et ses souvenirs d'Indochine. La cinquième enfin a pour titre La Condition humaine. D'abord, sans doute, parce que Malraux y retrouve la Chine, mais aussi parce qu'il y introduit le terrible chapitre sur la déportation dans lequel nous lisons que dans les camps, la destruction du temps faisait, « de la torture au ralenti, la condition humaine elle-même ' ».

Ce qu'enseignent les titres de ces parties, c'est que ses romans correspondent à des périodes entières de sa vie et qu'ils constituent, au sens strict du terme, des chapitres de son existence.



A la suite du Dostoïevski des Démons et du Conrad de Sous les yeux d'Occident, Malraux a écrit des romans dans lesquels la politique joue un rôle capital. Dans Les Conquérants et La Condition humaine, l'aventure politique est au premier plan, l'action de Garine, les tragiques destins de Kyo et de Katow exprimant, au sens fort du ternie, la sympathie de leur auteur pour le combat des communistes chinois en faveur de la justice sociale. Par là, Malraux ouvrait en France une voie nouvelle. Entre 1927 et 1933 en effet, rares étaient les romans où la politique comptait réellement, Voyage au Congo de Gide (1927) et Aden Arabie de Paul Nizan (1931) n'étant pas des romans. Pourtant, à la dimension politique de La Condition humaine ou de L'Espoir, témoignage de l'engagement de l'auteur auprès des Républicains espagnols, s'ajoute la dimension épique dont nous avons déjà parlé, et surtout l'angoisse métaphysique, l'interrogation sur le sens de la vie (« Que faire d'une âme, s'il n'y a ni Dieu, ni Christ ? ») - composantes irréductibles de ces romans et qui en font des ouvres plus riches et plus complexes que de simples romans d'aventures politiques.



La composition



Les techniques narratives de Malraux sont variées. On pourrait dire que la composition de ses romans est plus linéaire que celle de ses Antimémoires, délibérément non chronologique ; mais romans et Antimémoires ont en commun un certain rythme haletant et une absence voulue de transitions, Malraux passant précipitamment d'un lieu à un autre. En effet, le lecteur s'oriente dans Le Miroir des limbes comme dans La Condition humaine à l'aide des repères que constituent les dates, les heures et les lieux. « 21 mars 1927/Minuit et demi » sont les premiers mots du roman, qui est entièrement scandé par d'autres dates et d'autres heures, jusqu'à la scène finale que précède la mention géographique « Kobé ». Dans Le Miroir, se succèdent également « Alsace/1913 », « Singapour », « Colombey,/ jeudi 11 décembre 1969 », etc. Nous trouvons de même dans L'Espoir «21 juillet », « Nuit du 6 novembre », « Guadalajara, le 18 mars », etc. Ce laconisme procède sans doute d'un refus d'une certaine tradition réaliste, mais correspond surtout au tempérament d'un écrivain qui n'offre rien à sauter pour le lecteur pressé, car c'est lui qui saute.



Ce que suggèrent, en outre, ces lieux et ces dates, c'est que les romans de Malraux sont essentiellement constitués de scènes. S'il y a une intrigue dans La Condition humaine, il n'y en a guère dans L'Espoir. Certes, Manuel, le personnage principal du roman, est présent à la première et à la dernière page du livre ; certes, le paysan qui ne reconnaît pas son village parce qu'il le voit pour la première fois d'un avion en vol nous tient en haleine, mais L'Espoir reste une succession de scènes et non un roman au sens traditionnel du terme, qui implique noud de l'action et dénouement, alors qu'il n'y a pas de dénouement ici. Sans doute cette singulière construction, qui semble avoir découragé plus d'un lecteur, explique-t-elle certains jugements dont L'Espoir fut l'objet et que récusait Montherlant :



On entend dire sur ce livre des choses monstrueuses. {...] « C'est mal composé ». Toujours la nostalgie de la Princesse de Clèves, qui est détestablement mal composée, mais qui. on ne sait pourquoi, représente dans l'esprit des Français le-roman-composé-à-la-française, c'est-à-dire bien composé (note : 16 sur 20)



Les chapitres de L'Espoir ne sont évidemment pas articulés au hasard ; ils obéissent à une progression dramatique qui culmine dans certaines scènes : le blessé de l'hôpital San Carlos, la mort d'Hemandez, celle de Mercery, les avions dans la montagne et la descente des blessés.



Malraux n'eut jamais pour modèle ni Mme de La Fayette ni Flaubert, et la majesté de certaines pages de L'Espoir ferait plutôt penser à Tolstoï, analogie qui n'avait pas échappé à Montherlant, ni à Paul Gadenne qui écrivait :



C'est chez Malraux, et non chez ces auteurs [R. Martin du Gard, G. Duhamel, J. Romains], que je retrouverais le plus aisément l'équivalent de mes impressions à la lecture de Guerre et Paix, le climat de ses grandes scènes, ce grand souffle, cette grave inspiration dont je parlais, passant dans des épisodes comme celui du convoi des aviateurs dans Espoir.



On retrouva cette inspiration dans quelques scènes du film que Malraux consacra après son roman à la guerre d'Espagne 2, et dont « l'âpre cérémonial » évoqua pour quelques-uns la tragédie grecque3.

Mais dès La Condition humaine, le lien, si souvent signalé depuis, entre la technique narrative de Malraux et celle du cinéma était remarqué par quelques écrivains qui venaient de lire son roman. Jean Guéhenno parla dans la revue Europe de l'intensité de certaines descriptions ou de certaines scènes qui appellent l'image, la reproduction cinématographique et quelques mois plus tard, Edmond Jaloux écrivait dans Les Nouvelles littéraires qu'en lisant La Condition humaine, on avait à certains moments l'impression « d'assister à un film plutôt qu'à la réalité. » Enfin, Alain Meyer propose sur ce sujet une précieuse synthèse :



Comme un film, le roman est constitué d'une succession de plans. Chaque plan est envisagé sous l'angle de vue d'un personnage avec lequel il coïncide.



Etudiant la manière dont Malraux lie entre elles les scènes de son roman, Meyer relève cinq procédés de liaison qui empruntent son bien à l'art du cinéma : l'ellipse qui « consiste en un passage sans transition d'un personnage et d'un lieu à un autre » ; la surimpression qui instaure une continuité ; le fondu enchaîné, « surimpression qui se prolonge et finit par devenir plus précise que l'image à laquelle elle était superposée » ; le montage analogique qui consiste « à susciter la présence de ce qui n'était jusque-là qu'une comparaison ou un fantasme » ; enfin le crossing-up qui consiste à présenter successivement des actions qui se déroulent au même moment, mais dans des lieux différents.



En revanche, Malraux procédera de manière toute différente, dans Les Noyers de l'Altenburg. Le livre s'ouvre sur une sorte de prologue imprimé en italiques {«Chartres, 21 juin 1940 », encore un lieu et une datE), après lequel commence le « roman » proprement dit. Celui-ci est divisé en trois parties. La première rapporte des souvenirs d'enfance du narrateur, consacrés à son grand-père et au séjour de son père en Asie centrale ; elle s'achève par le retour de son père en France. La deuxième partie a pour théâtre la bibliothèque de l'Altenburg où le père du narrateur fait connaissance avec son propre oncle avant d'assister à un colloque sur la permanence et la métamorphose de l'homme. Nous sommes alors en 1914. La troisième partie s'ouvre sur une date (le 11 juin 1915) et rapporte une terrible expérience vécue durant la Grande Guerre par le père du narrateur. Chacune de ces parties est subdivisée en trois chapitres. Et le livre s'achève par une dernière partie. Camp de Chartres, imprimée comme le prologue en italiques, et dans laquelle le narrateur raconte un épisode vécu par lui dans les chars pendant la guerre de 40. La structure de cet ultime roman est, on le voit, très étudiée. Malgré les analepses de la première partie, elle est relativement linéaire. Moins trépidante en tout cas que celle de La Condition humaine ou de L'Espoir, la construction des Noyers de l'Altenburg montre que Malraux ne fut pas prisonnier d'une forme unique : quelle différence entre le halètement de La Condition humaine et la maturité gothéenne des Noyers ! Constatons d'autre part que si, depuis La Voie royale jusqu'à L'Espoir inclus, les romans de Malraux sont écrits à la troisième personne, après Les Noyers, tous ses « souvenirs » le sont à la première, présente dès l'incipit - comme si au temps de l'invention romanesque, quelle qu'y fût la part de l'expérience vécue, avait succédé le temps de la mémoire, quelle qu'y fût la part de la fiction.



Commencer et finir



Malraux, nous l'avons dit, dédaigne les introductions : il est trop nerveux, trop rapide pour de telles concessions à la rhétorique. « Son génie le harcèle avec impatience », notait Gide. La péroraison, en revanche, lui permet de laisser libre cours à sa tendance lyrique. Ces deux aspects de l'écrivain, l'impatience et le lyrisme, justifient que l'on examine le début et la fin de ses romans.

Comment ceux-ci commencent-ils ? La Condition humaine, par un abrupt célèbre :



Tchen tenterait-il de lever la moustiquaire ?



D'emblée, nous sommes jetés en plein cour de l'action et à mille lieues des commencements traditionnels comme celui de La Chartreuse de Parme, roman que Malraux, soit dit en passant, admirait profondément :



Le 15 mai 1796. le général Bonaparte fit son entrée dans Milan.



Nous n'apprendrons que plus tard d'où vient Tchen et ce que fut son éducation. De même, si Hemmelrich apparaît dès les premières pages, les quelques bribes de son passé que nous livre le narrateur ne seront connues que longtemps après, dans la quatrième partie du roman. La première phrase de L'Espoir elle aussi happe le lecteur sans préambule :



Un chahut de camions chargés de fusils couvrait Madrid tendue dans la nuit d'été.



Le bruit, la guerre, la tension. Il y a quelque chose d'expressionniste dans cette brutale prise de possession du lecteur, dans cette soudaineté qui impose d'un seul coup un personnage ou des lieux inconnus. A côté de tels commencements, celui des Noyers de l'Altenburg peut sembler moins nerveux : « Mon père était revenu de Constantinople depuis moins d'une semaine. » Ce n'est pas seulement le rythme qui a changé, c'est aussi l'atmosphère que suggère au lecteur cette première phrase : c'est un fils qui parle à la première personne ; il y a eu un retour chez soi et l'on pressent une aspiration au repos et une vague pacification.

Tout autant que la première, la dernière phrase d'un livre est révélatrice des tendances de son auteur. Tout comme Gisors, au plus profond de lui-même, Malraux était « espoir comme il était angoisse » et cela explique sans doute que la dernière phrase de ses romans soit tantôt sombre et amère, tantôt lumineuse et entraînante. On pourrait qualifier d'amère celle des trois premiers romans de Malraux. Dans Les Conquérants - « Je cherche dans ses yeux la joie que j'ai cru voir ; mais il n'y a rien de semblable, rien qu'une dure et pourtant fraternelle gravité » -la déception et l'amertume se nuancent de ce qu'apporte l'adjectif « fraternelle ». Plus désespérée est la conclusion de La Voie royale, expression de l'incurable solitude de celui qui meurt : « Perken regardait ce témoin, étranger comme un être d'un autre monde. » Bien que triste, la fin de La Condition humaine est néanmoins une fin « ouverte », à partir de laquelle la vie peut continuer malgré la douleur des séparations : « Je ne pleure plus guère, maintenant, dit-elle, avec un orgueil amer. » Le sentiment d'une fin ouverte sur l'avenir est plus net encore dans les deux romans suivants. Le Temps du mépris et L'Espoir. Dans le premier, les retrouvailles de Kassner avec sa femme et leur enfant s'achèvent par ces mots :



Tout cela allait devenir la vie de chaque jour, un escalier descendu côte à côte, des pas dans la rue, sous le ciel semblable depuis que meurent ou vainquent des volontés humaines.



C'est là la seule chute d'un roman de Malraux où l'on puisse deviner en filigrane le recommencement d'une vie à deux qu'avait interrompue la prison ; la seule fin où ceux qui s'aiment sont encore vivants tous deux. Quant à L'Espoir, il s'achève sur une très longue phrase qui constitue la plus ouverte des conclusions, la seule où il ait réuni la musique, l'éternité, le chant de la terre et le battement du cour humain :



Ces mouvements musicaux qui se succédaient, roulés dans son passé, parlaient comme eût pu parler cette ville qui jadis avait arrêté les Maures, et ce ciel et ces champs éternels ; Manuel entendait pour la première fois la voix de ce qui est plus grave que le sang des hommes, plus inquiétant que leur présence sur la terre : - la possibilité infinie de leur destin ; et il sentait en lui cette présence mêlée au bruit des ruisseaux et au pas des prisonniers, permanente et profonde comme le battement de son cour.



Ce lyrisme et cet espoir font que ce roman, à la différence de La Voie royale, n'est pas une tragédie : son titre le proclame. En outre, peut-être Malraux exprimait-il une confiance momentanée en l'avenir, que l'on retrouve à la même époque à la fin d'ouvres comme Le Sang noir (1935) de Louis Guilloux, Le Cheval de Troie ( 1935) de Paul Nizan et Les Beaux quartiers (1936) d'Aragon. Alors que deux ou trois ans plus tard, les dernières notes de La Conspiration (1938) de Nizan, de La Nausée (1938) de Sartre et de Gilles (1939) de Drieu la Rochelle seront beaucoup plus sombres.



Le point de vue



Dans les romans de Malraux, le narrateur en sait parfois davantage que ses personnages sur ce qui les entoure et nous voyons alors moins le monde à travers leurs yeux qu'à travers les siens. Il est par exemple impossible que Tchen entrant dans le magasin d'Hemmeirich perçoive la scène comme le narrateur la décrit :



... à gauche, tout rond. Lou You-shuen ; la tête de boxeur crevé d'Hemmeirich, tondu, nez cassé, épaules creusées. En arrière, dans l'ombre, Katow. A droite. Kyo Gisors ; en passant au-dessus de sa tête, la lampe marqua fortement les coins tombants de sa bouche d'estampe japonaise ; en s'éloignant elle déplaça les ombres et ce visage métis parut presque européen '.



Kassner, tandis que l'avion qui le ramenait à Prague prenait de la hauteur, « ne voyait pas même les arbres bouger 2 ». Les grandes scènes de L'Espoir sont, elles aussi, décrites par le romancier-narrateur qui les domine de son propre point de vue :



Les derniers brancards, les paysans des montagnes et les derniers mulets avançaient entre le grand paysage de roches où se formait la pluie du soir, et les centaines de paysans immobiles, le poing levé



Malraux tenait toutefois pour une absurdité la convention du romancier omniscient |» Anthologie, p. 114]. C'est certainement pour cette raison que la plupart des scènes sont vues par les yeux d'un personnage. C'est le cas, par exemple, de la scène de la mort d'Hernandez, dans L'Espoir*. C'est le cas, dans Les Noyers de l'Altenburg, de l'épisode des gaz, entièrement vu par les yeux du père du narrateur, même si l'on hésite parfois, devant l'ambiguïté de tel passage (au style indirect libre '?) à attribuer à Vincent Berger une réflexion qui vient peut-être de son fils. Lorsque le père du narrateur contemple - comme le prince André à Austerlitz - le ciel au-dessus du champ de bataille, il aperçoit une migration d'oiseaux :



La vie des oiseaux continuait, et celle des sapins, et toute la vie de la terre.



Qui cette pensée traverse-t-elle ? Vincent Berger ou son fils après coup ?



Parfois aussi, nous découvrons en même temps que le personnage la cause de ce qui l'a surpris. Ainsi Tchen qui vient de tuer aperçoit l'ombre de deux oreilles pointues :



Bien que Tchen ne crût pas aux génies, il était paralysé, incapable de se retourner. Il sursauta : un miaulement. A demi délivré, il osa regarder. C'était un chat de gouttière [...] '.



De la même façon, dans L'Espoir, après son accident dans la montagne, Pujol saute hors de l'avion :



Sourd ? Non, c'était le silence de la montagne après le fracas de la chute, car il entendit une corneille et des voix qui criaient.



Là encore, nous avons pu croire un instant, en même temps que lui, que Pujol n'entendrait plus...

Quelle signification dégager de cette alternance entre la vision restreinte du personnage et la vision panoramique du narrateur ? Pour Jean Carduner, la méfiance de Malraux à l'égard des récits subjectifs exprime son attitude plus que réservée envers la psychologie analytique. 11 y a là, en effet, une réaction contre le roman introspectif, incompatible avec ce que nous savons de l'extrême pudeur de Malraux, de son constant refus de parler de sa personne et de ses « petites histoires ». D'où son souci de laisser à ses personnages une certaine indépendance, en multipliant les points de vue de façon à suggérer la complexité des événements. Cette indépendance du personnage souligne aussi la solitude de l'homme dans le monde et l'angoisse qui en résulte pour lui. Il y a pourtant quelque chose de plus significatif que la volonté d'objectivité de Malraux, c'est son incapacité à s'y assujettir totalement3. En effet, contrairement à Flaubert, il ne crée pas « des personnages étrangers à sa passion » [. Anthologie, p. 971, mais des personnages dont il est humainement très proche et dont l'impétuosité, l'angoisse ou l'espoir sont aussi les siens. D'où sa sympathie à leur égard et sa subjectivité ; d'où les élans de cette compassion dont nous avons déjà parlé et qui affleure tant de fois dans La Condition humaine ou L'Espoir, lorsqu'un personnage est écrasé par le destin ou marche vers la mort, car c'est souvent à ces occasions que le narrateur s'introduit dans le récit.



Les dialogues



« Peut-être n'ai-je retenu de ma vie que ses dialogues '... » Cet aveu de Malraux jette un précieux éclairage sur des romans dont l'un des traits distinctifs est la place qu'y occupent les dialogues. Pour Maurice Blanchot, avec La Condition humaine et L'Espoir, Malraux « a rendu art et vie à une attitude très ancienne et qui, grâce à lui, est devenue une forme artistique : l'attitude de la discussion 2. » Les dialogues constituent dans les romans de Malraux les moments où la réalité du personnage prend le plus d'épaisseur car nous y entendons sa voix 3. Ils apportent au roman une « troisième dimension » [. Anthologie, p. 115]. Cependant, comme Christiane Moatti l'a précisé, la parole des personnages « n'a pas l'aspect réducteur d'une analyse de caractère : elle ne prétend pas donner la vérité absolue des êtres 4 ».

Les plus beaux dialogues de ses romans montrent clairement que Malraux ne cherche pas à y livrer au lecteur la clé de ses personnages : pour lui, on ne connaît jamais un être. Cette attitude peut aussi s'expliquer par le principe du refus de l'imitation, car l'analyse psychologique d'un personnage est, en un sens, une concession à la tradition réaliste dont Malraux entend se démarquer. May et Gisors dans la dernière scène de La Condition humaine, Scali et le vieil Alvear dans l'admirable chapitre de L'Espoir qui les réunit [. Anthologie, p. 99 et suiv.], échangent des propos qui les élèvent au-dessus d'eux-mêmes et non des confidences ou des fantasmes. Aux yeux de leur auteur, le roman moderne est « un moyen d'expression privilégié du tragique de l'homme, non une élucida-tion de l'individu s. » Si certains tics de langage contribuent parfois à individualiser un personnage - Clappique et ses « Pas un mot ! » dans La Condition humaine, Alvear et ses « Monsieur Scali » dans L'Espoir -, ils ne nous livrent pas son secret pour autant. Pour l'essentiel d'ailleurs, les personnages de Malraux (Clappique et Katow exceptéS) s'expriment tous sensiblement de la même manière. Quant aux soldats qu'écoute Vincent Berger dans Les Noyers de l'Altenburg, ou aux compagnons de char du narrateur, ils font entendre la voix du « peuple » - Malraux emploie le terme 6 - et parlent eux aussi dans un registre homogène qui ne permet guère de distinguer un personnage d'un autre.



En somme, Malraux n'a fait parler dans ses romans que deux catégories d'hommes : d'une part les intellectuels et les hommes d'action - sans oublier deux femmes, May dans La Condition humaine, Anna dans Le Temps du mépris - et les humbles d'autre part. Mais seuls dialoguent vraiment ceux de la première catégorie, qui deviennent tout à coup « les voix des grandes pensées de l'histoire » dont parle Blanchot '. Quant aux humbles, ils expriment souvent des sentiments profonds auxquels Malraux était sensible. Dans L'Espoir, lorsque Magnin dit à la vieille femme qui suit les aviateurs blessés de ne pas donner de bouillon à Gardet, elle lui répond : « C'est que j'ai mon fils au front, moi aussi2... » Et l'on devine alors que cette mère retrouve son fils dans le blessé inconnu qu'elle veut nourrir...

De même qu'ils ont rythmé ses romans, les dialogues rythment a fortiori Le Miroir des limbes, où sont rapportées des conversations avec le général de Gaulle et le pandit Nehru, avec Picasso et Senghor, mais également avec des interlocuteurs moins illustres. Parmi eux, certains sont appelés par leur nom - par exemple Edmond Michelet3 -, d'autres par leur seul prénom - Brigitte, dans le dialogue sur les camps de concentration 4 ; d'autres encore sont désignés par un pseudonyme - le Méry des Antimémoiress -, d'autres enfin, comme le psychiatre de Lazare, ou le dominicain du dialogue sur les camps sont des personnages anonymes que Malraux qualifiait lui-même de synthétiques. Les personnages désignés par un pseudonyme et les personnages anonymes ressemblent à s'y méprendre à des personnages de roman : la liberté de Malraux à leur égard est évidemment complète, car, à ses yeux, la personne compte moins que la dynamique de l'échange des idées et la volonté de communiquer.

A la fin de sa vie, Malraux introduira même un dialogue dans l'un de ses essais sur l'art, ce qu'il n'avait jamais fait, puisque la conversation avec Picasso fait partie du Miroir des limbes. Ce dialogue apparaît dans le chapitre 11 de L'Intemporel ; face à ses interlocuteurs haïtiens (dont il n'a pas modifié les nomS), Malraux seul y pose les questions. Ainsi dans toute son ouvre, avec plus ou moins de bonheur bien sûr, mais avec une égale obstination, les dialogues mis en scène par Malraux nous auront fait découvrir que « la discussion est encore possible '. »

Romans, Antimémoires, essais sur l'art : tous ses livres sont marqués par le dialogue, celui des hommes et celui des ouvres. Mais peut-être le dialogue le plus étrange est-il celui qu'entretinrent son ouvre et son destin, puisque Malraux semble avoir préfiguré ce dernier dans ses romans. En effet, lorsqu'il écrit Le Temps du mépris et L'Espoir, il ne connaît ni la prison ni la torture. Quelques années plus tard, il découvrira comme Kassner la prison, les interrogatoires, la perspective de la torture ; et comme Hernandez, le moment où l'homme marche vers la mort. Souvenons-nous aussi qu'il avait écrit dans L'Espoir : « Les grandes manouvres sanglantes du monde étaient commencées2 » et que, deux ans plus tard, Hitler envahissait la Pologne. Souvenons-nous enfin de la troublante coïncidence qui fit des terribles pages des Noyers sur la première attaque allemande par les gaz les contemporaines de l'extermination des Juifs par les mêmes moyens - extermination dont Malraux ne pouvait avoir entendu parler en 1941.



Véhéments et souvent prophétiques, émaillés de dialogues qui restent des modèles du genre, ces romans saturniens qui ébranlèrent plusieurs générations de lecteurs demeurent nos contemporains. Notre monde à feu et à sang est déjà le leur ; l'angoisse de l'homme s'y trouve exprimée, mais aussi son espoir, dans un style tendu, fébrile et lyrique.

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André Malraux
(1901 - 1976)
 
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