André Malraux |
(Gallimard, 1952, t.l.p. 59-60) Il n'est rien du passé, hors les formes, qui n'appartienne à la connaissance, à l'expérience ou à la mort. Mais le préjugé qui fit voir, en toute forme peinte, une reproduction, fait confondre les grandes ouvres littéraires avec des « narrations admirables ». L'histoire d'Antigone est celle d'une jeune fille qui, sachant qu'elle sera condamnée à être enterrée vive, ensevelit deux princes morts en combattant - l'un pour sa patrie, l'autre contre elle - parce que tous deux sont ses frères ; mais Y Antigone de Sophocle, c'est : « Je ne suis pas née pour partager la haine, mais pour partager l'amour. » Il ne s'agit pas là d'une expression heureuse ; cette histoire n'est pas « admirablement racontée », elle a changé de nature. Comme l'histoire de Macbeth a changé de nature en devenant Macbeth, celle de Julien en devenant Le Rouge et le Noir, celle de Stavroguine en devenant Les Possédés. Le génie ne s'y est pas ajouté comme une dorure. Antigone est à l'histoire de la princesse ce qu'est la Kermesse de Rubens à la fête paysanne qu'il peint. Les chefs-d'ouvre de la musique et de la poésie nous le montrent aussi clairement que ceux des arts plastiques ; mais non ceux de la littérature, et moins encore les grands messages prophétiques. De nouveau l'es-thétisme nous fourvoie : les évangiles, les sutras, ne sont pas des poèmes comme la Bhagavat-Gita, bien sûr, ni même comme le Livre de Job. Ils n'ont pas « des qualités formelles » ; mais la parabole n'est pas moins une mise en forme que le poème épique, géniale ou misérable comme lui, et par laquelle l'Evangile selon saint Jean est à l'Iliade ce que la cathédrale de Chartres est au Parthénon. Dostoïevski le sut du reste. L'accent des Prophètes est irréductible à celui de l'éloquence démonstrative et à celui du Levitique ; lui aussi rompt l'ordre des choses. Son délire (comme celui de toute poésiE) devient forme lorsqu'il vise à devenir révélation, à arracher à qui l'écoute sa part secrète ; lorsqu'il est prophétisme et non monologue solitaire ou contagion. Nous connaissons aussi l'accent profond que les formes donnent aux actes : la marche de Gandhi vers le sel, les vaisseaux brûlés d'Alexandre, semblent venir d'épopées perdues... Dans une civilisation qui cherche sa notion de l'homme, et dont la culture implique la présence de « ce qui permet à l'homme d'être moins esclave », cette présence n'est pas plus séparable des formes d'art qui l'assurent, que « le contenu » ne l'est des ouvres. La métamorphose ne dissout pas ces formes dans la dérive de nuages où se perdent les grands rêves qui n'ont pas trouvé leurs poètes ; elles entrent dans sa puissante coulée, y trouvent la présence irréductible au présent qui échappe aux étapes de l'histoire, comme à l'immortalité de la Renaissance, comme à l'éternité de l'Egypte. C'est devant elle que notre époque a pris, à son tour, conscience d'un pouvoir exemplaire de l'artiste dont elle pressent la parenté avec ceux du sage, du saint et du héros, si différents l'un de l'autre : comme ceux-ci, l'artiste arrache sa conquête à ce qui fut le domaine confus du chaos, à ce qui devient le domaine inhumain du cosmos. Tout artiste veut s'exprimer pour que ce qu'il crée appartienne au monde auquel l'a livré sa vocation, et qui n'est évidemment pas celui de l'esthétisme : le sculpteur des Combarelles ne voulait sculpter ni un lion réussi ni un lion personnel. Nous savons mal ce qu'il voulait ? Du moins savons-nous que la Pietà de Villeneuve n'est pas seulement un sanglot. Victor Hugo, commençant l'une des ouvres les plus douloureuses qu'ait écrites un poète, A Villequier, entend écrire un poème, non crier ; Shakespeare, commençant La Tempête, entend écrire un poème, non rêver. Écrire un poème, en l'occurrence, ne voulant pas dire polir un objet mais atteindre un monde qui n'est ni celui du cri ni celui du rêve. Comme les ébauches de Michel-Ange, les tâtonnements de Rembrandt ou les douze états du Balzac de Rodin, les brouillons des grands poètes révèlent l'orientation de la création vers un monde autonome. Les grandes prédications, quelle que soit leur relation avec les formes qui assurèrent leur action, n'ont été soucieuses que de ce monde. Nous avons vu les maîtres de Chartres trouver dans leur ferveur (qu'exprimait plus directement leur prière !) le moyen d'atteindre une présence sacrée comparable à celle qui les avait bouleversés devant certaines statues, et dont ils éprouvaient intolérablement l'absence devant d'autres. Leurs figures, comme celles des sculpteurs de Nara, révélaient dans les précédentes le vide qu'elles comblaient ; ils avaient ressenti ce vide comme un appel à la création, parce qu'ils étaient liés aux statues de leurs prédécesseurs par la conscience d'un pouvoir d'accession de la sculpture à un monde particulier, dans lequel telle Vierge, tel Bodhisattva ne se confondaient nullement avec d'autres. Cette accession, raison d'être de tout art religieux, peut être favorisée par l'expression des sentiments individuels de l'artiste, mais aussi par leur dissimulation ; c'est avec elle, non avec la seule foi, que le génie se confondit dans la chrétienté. Qu'elle existe hors des religions, la poésie et la musique suffisent à le montrer. C'est d'elle que la beauté fut servante à la Renaissance ; c'est elle qui unit l'accent traqué de Michel-Ange et le trait brisé des derniers Titien, explique comment le baroque surgit si vite d'une harmonie menacée dès qu'elle parut. Les créateurs d'alors ne substituèrent pas l'idéalisation au réalisme, mais à la sP'ritualisation ; la beauté, loin d'être sa propre fin, fut leur moyen d'acces au monde qu'allait laisser à découvert le reflux de la foi. L'art moderne n'ignore pas cette poursuite où art et création se confondent -ce pôle magnétique par lequel la peinture de Van Gogh est orientée vers ce qui n'est pas seulement l'expression de Vincent. Notre art est aussi peu concevable sans le musée, traditionnel hier, imaginaire demain, que l'art gothique sans la foi. Non parce que le musée apporte des modèles : parce qu'il apporte l'immense éventail des formes et ce qui unit certaines d'entre elles - un monde aussi vieux que l'homme, aussi peu limité aux lignes, aux volumes, aux couleurs, que le Parthénon et les cathédrales aux pierres dont ils sont construits : qui est aux ouvres qui le composent ce que le tableau est à ses couleurs, Goudea et Uta à leurs volumes. Dire que la peinture est le dieu du peintre moderne ne veut pas dire qu'il a reçu la vocation de l'harmonie ou de la dissonance, mais celle de rivaliser par elles avec ceux qui, pendant des millénaires, rivalisèrent avec le monde : la solitude de Van Gogh est hantée de génies. Les langages les plus individualisés des maîtres modernes sont transmissibles parce qu'ils sont élaborés à partir du langage commun de la peinture ; et le sont pour continuer d'arracher à l'informe, des figures qui échappent au fatras des siècles comme les notes des gammes inventées par les hommes sonnent au-dessus des bruits confus de la terre. De là ce qui oppose la moindre toile de Fragonard ou de Chardin, de Renoir ou de Braque, à la plus éblouissante faïence musulmane. Si la volonté d'expression individuelle, tout comme la beauté, le réalisme ou la passion, n'est qu'un moyen d'accès à un domaine spécifique, où le lion des Combarelles se sépare du mammouth voisin, comme la Maheçamurti d'Elephanta des statues qui l'entourent ; si, bien que la création semble ignorer aujourd'hui tout ce qu'elle servit dans la chrétienté médiévale, l'artiste continue la même recherche d'Argonaute, alors Van Gogh, par sa volonté de peindre des tableaux qui l'expriment à la manière de corps glorieux parce qu'ils appartiennent au monde de la Pietà de Villeneuve, des colosses d'Akhnaton et des derniers Rembrandt, rejoint au musée imaginaire le graveur inconnu des Combarelles. Là tous les dieux qui rêvent, sourient ou dansent comme les figures de l'Inde, tantôt selon la psalmodie sacrée et tantôt selon l'incantation saturnienne, sont transformés par la métamorphose en intercesseurs ; le Çiva que tentèrent passionnément d'atteindre les sculpteurs dravidiens n'est plus que le médiateur grâce auquel les Danses de Mort rejoignent les bisons d'Altamira et la Lionne blessée d'Assyrie, les figures de l'Ancien Empire et la première Koré souriante. Ce monde est à l'aventure humaine ce qu'était la Création d'Adam au pauvre homme coléreux et humilié qui, des chandelles encore allumées fixées à son chapeau, la tirait de l'aube de la Sixtine, retentissante des marteaux qui construisaient Rome ; c'est lui, et non un cortège d'ornements raffinés ou d'expressions pathétiques, que nous appelons le monde de l'art. Depuis que le musée imaginaire a commencé de rassembler tous les arts, ce monde a cessé d'être celui d'une rêverie romantique. Il est une des voix de la terre : problème, mystère peut-être, - réalité. Ni beauté ni génie, mais création, il porte en lui-même sa grandeur énigmatique, comme tous ceux où « l'homme passe infiniment l'homme ». Encore l'homme y passe-t-il l'homme en l'assumant. Car ces créations, pour avoir été libres, ne sont pas nées du bon plaisir : des figures de l'homme-temple à celles de Reims, en passant par Elephanta, les grandes ouvres ont révélé ce que les hommes sentaient dormir en eux. Le cri d Odipe semble poussé par un archétype de la nuit, et l'art est brûlant lorsque son fer marque les monstres souverains ; mais la réponse d'Antigone appartient au plein jour à travers vingt-cinq siècles, parce que Sophocle y égale au silence de la mort le balbutiement de n'importe quelle jeune fille affrontant l'agonie pour ce qu'elle croit la justice. Odipe-Roi nous est présent comme descente dans l'Hadès, non comme enfer ; et dans le néant du passé se sont dissipés plus encore d'enfers disparus que de chefs-d'ouvre oubliés. Les Danses de Mort et les figures précolombiennes sont semblables aux questions d'Odipe ; les statues de l'Acropole, celles des cathédrales ou de la chapelle des Médicis, aux réponses d'Antigone : unies par l'existence irréductible à toute autre qu'elles ont prise en devenant formes, et qui les a fait entrer dans la métamorphose - et par elle seulement. Là, le manteau de peaux humaines des dieux mexicains rejoint le sourire apparu sur un visage grec et reparu sur un visage rémois en un pouvoir commun d'établir ou de rétablir l'homme dans le cosmos. Dans toute civilisation religieuse, l'homme s'est saisi lui-même à travers les dieux, et ce qu'il a saisi, croyance en une forme globale de l'homme et non connaissance, lui a permis d'atteindre et de maintenir l'une de ses parts les plus hautes ou les plus profondes. L'homme d'aujourd'hui ne se saisit pas à travers le musée imaginaire ; il y découvre un allié contre les puissances menaçantes dont ses connaissances l'assiègent. Il a fait, depuis cinquante ans, de grands progrès dans la familiarité de ses larves, et celles-ci, outre leur propre langage, lui ont apporté celui de la nuit héréditaire. Les monstres qu'il ramène des grandes profondeurs le frappent d'une stupéfaction qui lui cache trop celle de n'avoir pas été écrasé par eux. Toute force qui l'appelle à se dissoudre ou à se détruire commence de faire apparaître les pouvoirs grâce auxquels il ne s'est ni dissous ni détruit ; des régions profondes où sommeillent les dieux cannibales, monte ce qui fit sculpter les lions préhistoriques. Aux confluents de Mésopotamie, les fouilles désensevelissent la superposition de villes inépuisablement reconstruites sur des ruines ; comme sur cet acharnement humain, il semble que sur le musée imaginaire - hors de l'histoire et peut-être contre elle - veillent des archétypes non moins lointains et non moins fascinants que les archétypes de la nuit. Derrière les ténèbres hérissées de pinces d'insectes du monde démoniaque, la puissance saturnienne de l'informe ; derrière le musée imaginaire et l'immense cortège d'ombres des ouvres perdues, la puissance formatrice que les ouvres révèlent et qui les déborde, la puissance qui marque tout ce qui, sur la terre, s'appelle humain. S'il est vrai que nous tâtonnions vers un humanisme universel, où un nouveau stoïcisme tente de prendre à la fois conscience des hauts pouvoirs successifs de l'homme et de sa permanence ; si l'homme, sachant qu'il ne vainc en lui ce qui le détruit que par ce qui le dépasse, tente de fonder sa fugitive grandeur en trouvant dans sa propre nature ce qu'on eût appelé jadis ses pouvoirs divins, comme il y a trouvé sa part démoniaque (et fut-ce par une aussi trouble lueuR), alors le musée imaginaire apporte au début de sa recherche le domaine le moins équivoque, et peut-être le plus saisissable. Jusqu'à ce que l'humanité ait cessé d'ignorer que les héros dont elle se souvient ou ceux qu'elle imagine, les vérités qu'elle conquiert et les formes qu'elle crée, ne la gouvernent pas moins que les monstres qui la hantent. Ou jusqu'à ce que surgisse des formes - une fois de plus - un sens insoupçonné... |
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André Malraux (1901 - 1976) |
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