André Malraux |
Ed. remaniée et complétée (coll. «Idées/arts», Gallimard, 1965)p. 65-70 Manet est né en 1832, Pissarro en 1830, Degas en 1834 ; en deux ans, de 1839 à 1841, naissent Cézanne, Monet, Rodin, Redon, Renoir : pour chacun d'eux, l'univers deviendra le moyen de son propre langage. La fin, dont l'acuité de la vision n'est qu'un moyen, c'est d'abord la transformation des choses en un univers pictural autonome, cohérent et particulier. Bientôt Van Gogh va peindre. À la représentation du monde, succède son annexion. Il est faux que le nouvel art soit « les objets vus à travers un tempérament », car il est faux qu'il soit une façon de voir : Cézanne ne voit pas plus en volumes, ni Van Gogh en fer forgé, que les peintres byzantins ne voyaient en icônes, ou que Braque ne verra les compotiers en morceaux. Il est l'annexion des formes par un schème intérieur qui prend ou non forme de figures ou d'objets, mais dont figures et objets ne sont que l'expression. La volonté initiale de l'artiste d'alors, c'est de tout soumettre à sa création, et d'abord l'objet le plus brut, le plus nu. Son symbole, c'est la Chaise de Van Gogh. Non pas la chaise d'une nature morte hollandaise devenue, grâce à ce qui l'entoure et à la lumière, l'un des éléments de cette quiétude à quoi le déclin des Pays-Bas avait fait concourir toutes choses ; la chaise isolée (avec à peine une suggestion de misérable repoS), comme un idéogramme du nom même de Van Gogh. Le conflit latent qui opposait depuis si longtemps le peintre au « monde extérieur », éclate enfin. Le paysage deviendra de moins en moins ce qu'on appelait un paysage jusque-là, car la terre en disparaîtra ; la nature morte sera de moins en moins ce qu'on appelait une nature morte jusque-là. Finis les cuivres, le bric-à-brac et la cuisine, et tous les objets que rendait vivants la lumière ; la nature morte, qui abandonne l'étincelante verrerie hollandaise, finira par trouver les paquets de tabac de Picasso. Une nature morte de Cézanne est à une nature morte hollandaise, ce qu'est un nu de Cézanne à un nu de Titien. Si paysage et nature morte - avec des nus et des portraits désindividualisés, qui sont eux-mêmes des natures mortes -deviennent des genres majeurs, ce n'est pas que Cézanne aime les pommes, c'est que dans un tableau de Cézanne qui représente des pommes, il y a plus de place pour Cézanne, qu'il n'y en avait pour Raphaël dans le portrait de Léon X. J'ai entendu un des grands peintres de ce temps dire à Modigliani : « Tu fais une nature morte comme tu veux, l'amateur jubile ; un paysage, il jubile encore ; un nu, il commence à faire une binette en coin ; sa femme... ça dépend des fois ; mais si tu te mets à faire son portrait, si t'as le malheur de toucher à sa gueule, alors, là, mon vieux, tu le vois bondir ! » C'est seulement devant leur propre visage, que beaucoup d'hommes, même parmi ceux qui aiment la peinture, prennent conscience de l'opération magique qui les dépossède au bénéfice du peintre. Tout artiste qui imposa jadis cette conscience est moderne par quelque point : Rembrandt est le premier maître dont les modèles aient parfois craint de voir leur portrait. Le seul visage avec lequel le peintre moderne, souvent, « négocie », c'est le sien, et l'on peut beaucoup rêver devant les auto-portraits... L'annexion du modèle par le peintre, du monde par la peinture, prend alors un caractère sans précédent, parce que, pour la première fois, les grands artistes n'expriment plus, ne reconnaissent plus la valeur suprême de la civilisation dans laquelle ils vivent. Cette valeur, confuse ou proclamée, Michel-Ange, Titien, Rubens, Poussin, Chardin même, l'avaient reconnue ; et tous les artistes des ères de foi. Rembrandt était au moins un peintre chrétien, alors que Cézanne est un peintre qui va à la messe, et ne peut pas peindre un crucifix. Mais la civilisation occidentale (qui devenait celle de la conquête du mondE) n'était plus animée par une valeur suprême. D'où le conflit entre le romantisme et la bourgeoisie ; mais le romantisme finissait en exaltant le progrès, et sa valeur suprême avait été le sublime, qu'il attendait des arts. Pour les peintres modernes, il existe assurément une valeur suprême, mais c'est la peinture. L'art de la fin du XIXe siècle nous paraît, légitimement, d'un individualisme sans précédent ; mais ces individus, lorsqu'ils peignent (les valeurs de Rodin, elles, ne sont pas exclusivement d'ordre plastiquE), sont tous au service de la même valeur. Pour eux, l'avenir n'est pas le temps du progrès, mais celui de la postérité. Pour eux, le romantisme et le réalisme de Courbet ne sont pas des prédications, ce sont des palettes. Fraternelles, alliées contre l'ennemi commun : la fiction dérisoire choyée par une société dérisoire, et amputée de toute transcendance. Précurseurs parfois comblés de l'art maudit, Rembrandt et Goya n'avaient pas conçu leur vocation comme celle de la solitude. C'est la solitude qui révèle à Goya sa vocation. Au XLXe siècle, une solitude particulière, féconde et contemptrice, devient liée à la vocation même de l'artiste. Villon se tenait pour un coquillard et peut-être pour un grand poète, non pour un génie réduit au cambriolage par les injustices de la monarchie : imagine-t-on Jean Fouquet, son contemporain, adversaire de Louis XI ? Michel-Ange se disputait avec le pape,, non avec la papauté. Phidias n'était pas plus l'adversaire de Périclès, ou un sculpteur sumérien, du prince Goudéa, que Titien de sa République, de Charles Quint, de François Ier. Aussi brutalement que l'ère des machines rompt avec tout ce qui la précède, l'artiste du XIXe siècle se sépare d'une lignée de prédécesseurs vieille de quatre mille ans. Les artistes ne parlent plus ni à tous, ni à une classe, mais à une collectivité exclusivement définie par l'acceptation de leurs valeurs. Alors vont coexister, non pas deux écoles, mais deux fonctions différentes de la peinture. Elles sont nées presque à la fois, et de la même cassure. Les historiens futurs, devant les ouvres d'art seules survivantes d'une Europe atomisée dont tout souvenir aurait disparu de leur mémoire, devraient supposer entre 1870 et 1914, à Paris, l'existence de deux civilisations antagonistes et sans interpénétration. D'un côté, l'univers pictural de Cormon, Bonnat, Bouguereau et Roll ; de l'autre, celui de Manet, Seurat, Van Gogh et Cézanne. Tous les peintres pour qui la peinture est une valeur suprême vomissent ce Grand Médecin en train d'opérer, ces Marmitons gourmands et ces Chats dans un panier, parce qu'ils y reconnaissent, non un domaine de la peinture, mais la négation de celle-ci : Rodin comme Cézanne, Gustave Moreau comme Degas. Ce conflit échappe aux « conditionnements » traditionnels : les indépendants ont souvent été les compagnons d'atelier de leurs adversaires. Si ces artistes (dont le sentiment le plus constant, à l'égard de la politique, est d'ailleurs le mépriS) s'opposent aux valeurs bourgeoises, ce n'est pas au nom du prolétariat qui, aux vitrines des marchands, préfère Bonnat à Degas. Que le sociologue soit ici prudent : l'art qui succède à celui qu'achetaient les aristocrates n'est pas celui qu'achètent les bourgeois, c'est celui que n'achète personne. Les artistes unissent en secte leurs solitudes. Si les arts, au XVIIe siècle, avaient convergé vers une esthétique commune, peintres, poètes et musiciens s'étaient peu rencontrés. Depuis la fin du XVIIIe siècle, les arts divergent, mais les artistes se connaissent. Et ils attaquent en commun des valeurs usurpées. Ce n'était pas à travers son art que Diderot était entré en contact avec les peintres, mais à travers la « philosophie ». La poésie du XVIIIe siècle ne coïncidait nullement avec la peinture de celui-ci ; quel problème spécifique posé par elle à Delille ou à Dorât, eût rencontré un problème analogue posé à Fragonard par la peinture ? Mais à partir du romantisme, peintres, poètes et musiciens tentent d'élaborer en commun l'univers surhumain qu'ils attendent de l'art. Si différentes que soient leurs recherches, elles sont scellées par un même refus. « L'homme qui n 'a pas été doté par une fée, dès son berceau, de l'esprit de mécontentement de tout ce qui existe, n 'arrivera jamais à la découverte du nouveau », écrira Wagner. Chacun rapporte au clan fraternel et divisé ses conquêtes, qui le séparent toujours davantage de la société, mais l'ancrent toujours davantage dans la société fermée où l'art est la raison d'être de l'homme. Nos grands solitaires, de Baudelaire à Rimbaud, sont aussi des hommes de cafés littéraires ; le réfractaire Gauguin se rend aux Mardis de Mallarmé, - de Mallarmé familier de Manet comme Baudelaire l'avait été de Delacroix : et ce ne sont pas des théoriciens mais des poètes, Baudelaire et Mallarmé précisément, qui ont l'instinct le plus sûr de la peinture de leur temps. Le vocabulaire des artistes non dans leurs théories mais dans leurs notes, leurs boutades et leurs lettres, devient souvent celui de l'expérience religieuse, revue par l'argot. Les styles humanistes avaient été une parure de leur civilisation ; l'entrée en jeu des autres styles, en contribuant à faire de l'art un domaine spécifique, unit d'autant plus les artistes, qu'elle les sépare davantage de la culture traditionnelle. Racine, voire Sophocle, sont de peu de poids pour les peintres obsédés par Velazquez, bientôt par les primitifs. Dans leur société close qui n'avait pas eu de précédent, même à Florence, l'art devient un domaine dont la vie n'est plus que la matière première. L'homme n'y vaut que par sa faculté de transmettre un monde créé par lui. Ainsi s'étend une secte passionnée, acharnée à transmettre ses valeurs bien plus qu'à les imposer ; conférant à ses saints comme à ses grotesques une sorte d'élection ; plus satisfaite qu'elle ne l'avoue - comme toutes les sectes - de sa clandestinité ; et capable de sacrifice pour son obscure et impérieuse vérité. Des sectes, on trouve ici jusqu'au renoncement... Bien plus fermement que Delacroix, Manet et Cézanne affirment que le touriste n'est pas une forme particulière d'explorateur, et qu'on ne ressemble pas à ceux qu'on admire en imitant leurs ouvres. L'appel à la postérité se lie, chez les grands modernes, à une communion anxieuse avec ceux qu'ils tiennent pour leurs maîtres. Toute vraie peinture, à leurs yeux, porte en elle sa postérité car la vraie peinture est ce qui, de la peinture, semble n'avoir pas été subordonné aux spectacles. Sa part invincible. En même temps que l'histoire de la peinture et la découverte de sa pluralité, vient au premier plan une survie dont la beauté méditerranéenne ne paraît plus qu'une expression fugitive ; et, avec elle, l'ambition de retrouver et de continuer un langage obscurément éternel. Pour ce langage, ils acceptent la misère comme allant de soi. De Baudelaire à Verlaine, de Daumier à Modigliani, que de sacrifices humains ! Rarement un si grand nombre de grands artistes offrirent un si grand nombre de sacrifices à un dieu inconnu. Inconnu, car ceux qui le servent, s'ils en éprouvent la grandeur, ne la reconnaissent que dans leur propre langage, la peinture. L'artiste le plus méprisant du bourgeois (c'est-à-dire de l'InfidèlE) peignît-t-il le tableau le plus ambitieux, n'accepterait pas sans malaise le vocabulaire qui exprimerait son ambition. Aucun ne parle de vérité, alors que tous, devant les ouvres de leurs adversaires, parlent d'imposture. De quoi se réclamait « l'art pour l'art », quand Baudelaire en souriait ? Du pittoresque. Nul n'en sourit plus lorsqu'on commence de soupçonner qu'il ne s'agit ni de pittoresque, ni de beauté, mais d'une faculté qui transcende les siècles et ressuscite les ouvres mortes ; et que cette foi, comme les autres, tente d'étreindre son éternité. Le peintre maudit s'établit dans l'histoire ; fasciné désormais par son propre absolu, en face d'un humanisme de plus en plus vulnérable, l'artiste va trouver dans sa malédiction une fécondité sans exemple. Après avoir fait couler sur les cartes, comme d'hésitants filets de sang, tant d'itinéraires de misère, ces pauvres ateliers où Van Gogh rencontrait Gauguin, vont couvrir le monde d'une gloire égale à celle de Léonard. Cézanne pense que ses tableaux iront au Louvre, non que leurs reproductions atteindront toutes les villes d'Amérique ; Van Gogh soupçonne qu'il est un grand peintre, il ne soupçonne pas qu'il sera, cinquante ans après sa mort, plus célèbre au Japon que Raphaël. Tout ce siècle obsédé de cathédrales n'en laissera qu'une : le musée où l'on réunira ses peintures. Cette peinture ressentie comme valeur suprême, ne se réclame ni de l'irréel, ni de la foi chrétienne, ni du sacré. Elle ne revendique pas pour autant l'imitation de la nature ; pourtant, en se légitimant par une théorie de la vision, l'impressionnisme a limité la découverte picturale à l'interprétation personnelle et, par là, conservé à la nature, le rôle de référence de l'an. « Faire du Poussin d'après nature... », dit Cézanne ; mais s'il rivalise avec Poussin, peu nous importe qu'il le fasse d'après nature. Nous ne l'admirons pas pour sa « petite sensation », mais pour la création d'un style sévère digne de celui des sculpteurs d'Égine, des peintres toscans de la première moitié du Quattrocento, Masaccio ou Piero délia Francesca. Si les impressionnistes avaient pu tenir leur art pour l'expression d'une vision plus que pour un style, à la fin du siècle, avec Cézanne, Gauguin, Seurat (et dans un autre domaine, Van GogH), la volonté de style reparaît. Et le Musée Imaginaire poursuit sa métamorphose. Avec la liberté de la couleur, les peintres avaient découvert les primitifs - que l'Italie admirait comme des précurseurs - depuis Botticelli jusqu'à Giotto. Byzance n'était pas encore en cause ; pourtant les artistes avaient découvert aussi, plus confusément, l'Egypte, la Mésopotamie et le Mexique. La sculpture de l'Orient ancien, la peinture du Quattrocento, ne répondaient pas à l'appel religieux ou sentimental auquel le gothique avait répondu au début du siècle : aucun Génie du Christianisme ne suscitait leur résurrection : elles répondaient à un appel artistique. On avait admis qu'un tableau était beau à quelque titre quand ce qu'il figurait, devenu réel, eût été beau ; la théorie, qui visait Raphaël et Poussin, touchait plus subtilement Rembrandt. Mais qu'eût voulu dire : un bas-relief assyrien, une statue aztèque, devenus vivants ? Ce que voudrait dire Olympia devenue vivante : rien. La peinture cessait de se projeter dans l'imaginaire. De grandes expressions de l'homme paraissaient, libres de l'imitation fidèle ; entre celle-ci et l'ornement ou l'hiéroglyphe, il existait donc quelque chose. Devant les Parques rapportées par Lord Elgin, devant toutes les statues grecques dont l'apparition détruisait le mythe hellénique d'alors comme elles détruisaient leurs copies romaines, on avait découvert que Phidias ne ressemblait pas à Canova (Canova l'avait découvert lui-même, au British Muséum, avec une amère surprisE) ; et les arts précolombiens commençaient à sourdre... « Je veux parler, écrit Baudelaire en 1860, d'une barbarie inévitable, synthétique, enfantine, qui reste souvent visible dans un art parfait (mexicaine, égyptienne ou ninivitE) et qui dérive du besoin de voir les choses grandement, de Us considérer surtout dans l'effet de leur ensemble. » Ces styles qui paralysaient leurs figures selon une transfiguration solennelle, insinuaient ou proclamaient qu'un système de formes organisées qui se refusent à l'imitation, peut exister en face des choses comme une autre Création. Lorsque la peinture qui couvrit les statues romanes de bois nous parvient, elle est transformée au moins par une patine, toujours par la décomposition ; et la transformation qu'apportent l'une et l'autre atteint la nature même de ces sculptures. Notre goût est aussi sensible à la décomposition raffinée de couleurs faites pour l'éclat, que celui du siècle dernier le fut au vernis des musées ; si une Vierge romane peu dégradée et une Vierge rongée d'Auvergne appartiennent pour nous au même art, ce n'est pas parce que la Vierge d'Auvergne est un vestige de l'autre, mais parce que la Vierge intacte participe, à un plus faible degré, de la qualité que nous reconnaissons à la Vierge ravagée. D'autant plus que les statues médiévales ne sont pas intactes : ou bien elles tirent de leur décomposition une qualité semblable à celle que les bronzes doivent à leur patine ; ou bien elles ont été repeintes au cours des siècles (et pas seulement celles de l'EuropE). D'où le caractère faussement populaire de tant de figures romanes ou gothiques d'Espagne et d'Italie. Ce caractère disparaît par la restauration, qui se garde bien de décaper complètement les ouvres, et retrouve, par les traces de la polychromie primitive, la « présence du temps ». Nous sommes sensibles à la mutilation de la couleur comme nos prédécesseurs le furent à celle de la statuaire. Mais cette sensibilité à l'objet précieux ne prévaut pas contre le Portail Royal de Chartres. En 1950, pas un album de quelque importance n'avait été consacré à la sculpture romane polychrome. Parce que notre art roman est d'abord celui de la pierre, celui du bas-relief et de la statue-colonne : celui des monuments. Devenu monochrome dans notre admiration, comme l'antique l'était devenu dans celle de Michel-Ange... Les groupes des descentes de croix intactes substituant souvent à la puissance romane un accent de crèches ou de calvaires bretons, nous n'avons pas plus hâte de rétablir le calvaire d'Erill-la-Vall que les bras de la Victoire de Samothrace. La mutilation qui fait la gloire de la Vénus de Milo pourrait être l'ouvre d'un antiquaire de génie ; les mutilations aussi ont leur style. Un filtrage qu'il est trop simple d'appeler le goût, concourt aux résurrections : les collections d'antiques, dès le Quattrocento, ont recueilli plus volontiers les torses que les jambes. Nous préférons souvent les statues de Lagash sans tête, les bouddhas khmers sans jambes, les fauves assyriens isolés. Le hasard brise et le temps métamorphose, mais c'est nous qui choisissons. L'évolution des musées, la naissance du Musée Imaginaire, seraient plus intelligibles si l'on comprenait qu'elles sont liées à une métamorphose de l'ouvre d'art, qui ne se fonde pas seulement sur "le développement de nos connaissances : l'Occident connaissait depuis longtemps les fétiches et les idoles, quand il découvrit l'art nègre et l'art mexicain. La puissance de métamorphose de l'ouvre d'art succède à ce que l'on appela sa puissance d'immortalité, de même que notre Résurrection des millénaires succède à la Renaissance de quelques siècles antiques. Pourtant, l'art qui découvrit cette immortalité et dont se réclama cette Renaissance : l'art grec, demeure au premier rang de nos musées - comme si le domaine de notre admiration n'avait fait que se développer avec celui de nos connaissances. Pendant quatre siècles, l'Europe avait exalté l'art grec entre tous, et nous l'admirons encore ; mais nous n'admirons pas les mêmes statues, nous ne nous référons pas à la même Grèce. Pour nous, la découverte fondamentale de la Grèce, c'est la constante mise en question de l'univers. Ces philosophes qui enseignaient à vivre, ces dieux qui changeaient avec leurs statues - soumis aux artistes comme des rêves - avaient modifié le sens même de l'art ; malgré l'évolution des formes où, de siècle en siècle, s'était affirmé davantage en Egypte l'ordre irréductible des astres et de l'éternel, en Assyrie celui du sang, l'art n'avait été que l'illustration d'une réponse, faite une fois pour toutes au destin par chaque civilisation ; l'opiniâtre question qui fut la voix même de la Grèce, détruisit, en cinquante ans, cette litanie tibétaine. Fin de l'unique au bénéfice de la multiplicité du monde, fin de la valeur suprême de la contemplation et des états psychiques où l'homme croit atteindre l'absolu en s'accordant à des rythmes cosmiques pour se perdre dans leur unité, l'art grec est le premier qui nous semble profane. Les passions fondamentales y prirent leur saveur humaine ; l'exaltation commença de s'appeler joie. La danse sacrée dans laquelle apparaît la figure hellénique, c'est celle de l'homme enfin délivré de son destin. La tragédie ici, nous trompe. La fatalité des Atrides, c'est d'abord la fin des grandes fatalités orientales. Les dieux s'y occupent des hommes, autant que les hommes, des dieux. Ses figures souterraines ne viennent pas de l'éternité du sable babylonien, elles s'en libèrent en même temps que les hommes, comme les hommes ; au destin de l'homme, l'homme commence et le destin finit. Aujourd'hui même, pour un musulman fervent, l'histoire d'Odipe n est qu'une agitation d'ombres : Odipe n'est pas pour lui une exception révélatrice, car chaque homme est Odipe. Et le peuple d'Athènes, qui connaissait les thèmes tragiques, n'admirait pas en l'art qui les faisait tragédies la défaite de l'homme, mais au contraire sa reconquête, la possession du destin par le poète. Tout artichaut porte en lui une feuille d'acanthe, et l'acanthe est ce que l'homme eût fait de l'artichaut, si Dieu lui eût demandé conseil. La Grèce, peu à peu, amène à la dimension humaine les formes qu'elle choisit, lui ramène les formes des arts étrangers ; sans doute un paysage d'Apelle suggérait-il un paysage fait par l'homme et non par le cosmos. Le cosmos humanise ses éléments, oublie les astres orientaux ; en face de l'esclavage pétrifié des figures d'Asie, le mouvement sans précurseur des statues grecques est le symbole de la liberté. Le nu grec deviendra un nu conquis sur sa servitude, celui qu'eût créé un dieu qui n'eût pas cessé d'être un homme. C'est cette conquête qui nous arrête, au musée de l'Acropole, devant la Koré d'Euthydikos et la Tête d'éphèbe, comme elle nous arrête devant XAthéna d'Egine. Leur style s'appelle le style sévère ; mais avant leur naissance, sur les statues encore frontales aux origines incertaines, s'était dessiné ce que n'avaient connu ni l'Egypte, ni la Mésopotamie, ni l'Iran, ni quelque art que ce fût : le sourire. Bien plus que dans ses draperies, la Grèce est dans ce retroussement des lèvres qui suggère l'Odyssée, et qui n'est pas le « sourire intérieur » du bouddhisme et de quelques visages de l'Egypte, sourire qui ne pressent pas le rire ; car, primitif ou complexe, celui de la Grèce s'adresse à qui le regarde. Chaque fois qu'il reparaît, quelque chose d'Athènes est près d'éclore, depuis le sourire de Reims jusqu'à celui de Florence ; et chaque fois qu'il devient roi, l'homme reconquiert la royauté fragile qu'il conquit pour la première fois sur la montagne de Delphes. Si le nu féminin de la Grèce nous suggère la volupté, c'est d'abord parce qu'il est délivré de la paralysie sacrée, et que tous les gestes sont suspendus en lui comme dans le sommeil des vivants ; mais surtout parce que l'ordre des astres auquel il se relie a cessé d'être fatalité pour devenir harmonie, parce que la Terre devenue secourable étend jusqu'au cosmos son triomphe sur ce qui fut la terrible royauté des Mères. Et lorsqu'on cesse de le regarder avec des yeux chrétiens, lorsqu'on le compare, non au nu gothique mais au nu indien, son accent change aussitôt : son érotisme s'estompe ; nous découvrons qu'il rayonne de liberté, et que ses formes pleines portent secrètement les draperies des Victoires. Un art, aux yeux de ses contemporains, vit de ce qu'il crée, mais aussi de ce qu'il a créé : des arts futurs qu'il semble porter en lui, et que les années limiteront à l'art qui lui succède. Mais bien que la métamorphose lui fasse perdre, à la fois, son accent de découverte et la pluralité de ses promesses, la création qui oriente son avenir lui recompose un passé. Qui donc fait reparaître les statues antiques, des fouilleurs ou des maîtres de la Renaissance qui leur rendent le regard ? Qui rend muets les gothiques, sinon Florence ? Le destin de Phidias est entre les mains de Michel-Ange qui n'a jamais vu ses statues : l'austère génie de Cézanne magnifie les luxuriants Vénitiens qui le désespéraient, et frappe de son sceau fraternel la peinture du Greco ; c'est à la lumière des pauvres bougies dont Van Gogh fou entoure son chapeau de paille pour peindre dans la nuit le Café d'Arles, que reparaît Grûnewald. Redingotes du café Guerbois, ombres du café de la Coupole ! À la révolte de plus en plus efficace contre l'apparence, depuis les ateliers des Batignolles jusqu'au Bateau-Lavoir, répond, au siècle le plus sanglant, la résurrection de tous les arts de la terre... La métamorphose n'est pas un accident, elle est la vie même de l'ouvre d'art. D'où le sentiment de métamorphose en cours que nous éprouvons devant le Musée Imaginaire, et, moins directement, devant nos grands musées. Ceux-ci et celui-là ont beaucoup changé, depuis la première édition de ce livre. Le mot cubisme cesse d'être l'étiquette dérisoire d'une révolution capitale, Kandinsky, Klee, Mondrian, s'unissent à Braque et à Picasso, à Léger et à Gris dans un domaine étranger aux théories, et même aux écoles, car l'École de Paris ne sera que la suite des maîtres de la peinture moderne : ce domaine, c'est celui de la proclamation des droits de l'arbitraire en peinture, de la découverte que la création, en art, peut devenir aussi contagieuse que « la beauté ». Le conflit entre figuratifs et non-figuratifs n'a d'importance que par son enjeu, qui fut la liberté du peintre (Pollock commence à Olympia...), fût-elle la liberté de trouver de nouvelles figurations. On ne l'abandonnera pas de sitôt. Aux musées d art moderne, l'art des précurseurs n'est plus celui de la révolution nnpressionniste : c'est tout art rebelle à la soumission aux spectacles. L art des vivants - le premier qui ne soit soumis ni au sacré, comme l'art de l'Orient, ni au divin, comme l'art de la Grèce, ni au Christ, comme l'art médiéval, ni à l'Irréel, ni au réalisme - continue à prospecter l'art du passé ; et pour celui-ci « le temps du monde fini » n'a pas commencé. Nous avons découvert hier le linteau de Cluny, les mosaïques de Pella, les vraies fresques de Fontainebleau, les têtes de Palenque, les vases de Han-yang, les bronzes du Louristan, l'art prébouddhique japonais, les statues parthes, les terres cuites Sao, les peintures de Lascaux, l'art rupestre du Sahara. Le grand musée d'art africain n'existe pas encore... D'autre part, le magnifique chaos des découvertes d'hier s'ordonne fra-gilement. Les maîtres de Villeneuve et de Nouans, Piero délia Francesca, Georges de Latour, Uccello, Masaccio, Tura, Breughel, Le Nain, Vermeer, Chardin, Goya {la Duchesse d'Albe fut vendue 7 guinées vers 1850), Daumier, ont été, les uns révélés, les autres mis ou remis au premier rang. L'individualisme du XIXe siècle préparait l'accueil fait à un passé multiple, dont les styles oubliés reparaissent de façon moins désordonnée que n'ont reparu les peintres. Leur cortège ressuscite la spiritualisation contre l'idéalisation, l'éternité contre l'immortalité. À Diane, aux nymphes et à Vénus, répondent les divinités mésopotamiennes, la reine Néfertiti, la Visitation de Chartres et celle de Reims, l'Eve de Bamberg, les Donatrices de Naumburg ; le génie des églises romanes, appelé par celui de Cézanne qui ne le connut guère, et servi par la photographie, par le musée des Monuments français, fraternise avec le génie de la Grèce archaïque, de la Chine bouddhique et de l'Inde ; ressuscitant ses propres ancêtres, de Reims à Chartres et de Chartres à Moissac, de Bamberg à Compostelle, à toute la sculpture préromane et à l'art des migrations, il éclaire le génie du Mexique, des Ibères, de Sumer, enfin celui des Noirs et de la préhistoire. Le mot primitifs, qui désigna d'abord les peintres du XIVe siècle, désigne aujourd'hui ceux des cavernes, et les sculpteurs océaniens Toute cette résurrection, née en Europe, n'a qu'un précédent, européen comme elle : la Renaissance. Et elle a commencé comme une violente Contre-Renaissance. Mais comment la limiter au refus de l'idéalisation, qui semblait l'orienter d'abord ? En même temps qu'elle oppose le style sévère à l'antique traditionnel, la Koré boudeuse à la Vénus de Médicis, elle découvre un « style sévère » de l'Italie depuis Masaccio jusqu'à Piero délia Francesca, elle élit un style sévère de l'humanité où Georges de Latour rejoint Piero, et dont l'ampleur, le refus de la séduction, unissent Giotto, le Greco et Takanobu aux archaïques grecs et à quelque chose qui leur ressemble en Chine, dans l'Orient ancien, dans la chrétienté : la Koré boudeuse, telle Kwannon et la Reine Néfertiti, l'Aurige et les Rois de Chartres. D'autre par, elle découvre une pureté de la couleur qui s'apparente à ce style dénudé, par l'économie des moyens, l'immobilité des personnages et la perfection de l'accord : Corot, Chardin, Vermeer, les petits tableaux de Piero délia Francesca. À l'autre pôle, Grûnewald, Altdôrfer et le chromatisme allemand du début du XVIe siècle, l'irruption de Venise, des paysages de Rubens, puis la stridence et le grand bariolage jusqu'à la sculpture peinte des Nouvelles-Hébrides. Au-delà de l'exaltation de la couleur, la forme qui semble née d'un combat avec toutes les formes, la monnaie gauloise, le plomb de Seine, le masque de fibre de Nouvelle-Bretagne, le masque tordu des cha-mans eskimos, la tête hiéroglyphe du Mexique... Ce dialogue du style sévère de l'humanité avec les Fécondités sumériennes, l'Inde, l'Afrique et les formes de la nuit, ce dialogue ignoré ou rejeté par toutes les civilisations, et né avec nous, s'élabore dans un monde, lui aussi, né avec nous : le monde où chaque chef-d'ouvre a pour témoins tous les autres, et devient chef-d'ouvre d'un art universel dont l'assemblée des ouvres est en train de créer les valeurs inconnues. Une ouvre capitale de l'art byzantin, ce n'est pas seulement un Prophète plus accompli que ses rivaux, fût-ce dans l'ordre spirituel, c'est aussi une ouvre digne de toutes celles que nous admirons. Bien que nous sachions ce que les ouvres capitales doivent à leur naissance, elles nous atteignent, à travers la métamorphose, comme des semblables ; et à maints égards, le monde de l'art qui a succédé pour nous à la Nature, c'est le monde dans lequel un Çiva d'Ellorâ est à la fois un dieu de l'Inde et le semblable de l'Aurige, du Chevalier-Aigle de Mexico, d'une statue-colonne, de la Nuit, du Balzac de Rodin, d'un masque africain... Le monde dans lequel ces images parlent un langage différent, et le même langage : un langage de statues et un langage de sculpture. Et dans ce monde que la métamorphose substitue simultanément à ceux du sacré, de la foi, de l'irréel ou du réel, le nouveau domaine de référence des artistes, c'est le Musée inaire de chacun ; le nouveau domaine de référence de l'art, c'est le Musée Imaginaire de tous. Si le tableau qui fut un volet ne se réfère plus à son retable, ni à son église, ni même à son surnaturel, et s'il a cessé de se référer à la Nature, il se réfère à la totalité des ouvres connues, originaux et reproductions. Mais si un album consacré au Louvre est censé reproduire le Louvre (encore ne prétend-il en reproduire que les chefs-d'ouvre, ce qui est assez différent, car le Louvre de 1956 est ordonné par l'histoire, et peut-être ses chefs-d'ouvre le sont-ils par la confuse notion de chef-d'ouvre...) l'ensemble des ouvrages consacrés à l'art ne reproduit pas un musée qui n'existe pas : il le suggère - et, plus rigoureusement, le constitue. Il n'est pas le témoignage ou le souvenir d'un lieu, comme l'album consacré à la cadiédrale de Chartres, au Musée des Offices ou à Versailles : il crée un lieu imaginaire qui n'existe que par lui. Le plus vaste domaine d'images qu'ait connu l'humanité appelle son sanctuaire comme le surnaturel appelait la cathédrale. Mais ce domaine qui fait du plus vaste Louvre une île, ramène à tous les Louvres ses fidèles, qui sont les leurs. Parce que les disques n'ont pas détruit les concerts ; parce que nous voulons retrouver la perfection particulière ou l'irremplaçable grain de peau, l'âme réelle ou imaginaire qui n'appartiennent qu'à l'original ; parce que le dialogue entre la Pietà de Villeneuve et la Nymphe et le Berger de Titien, n'est pas tout à fait de même nature que le dialogue entre leurs reproductions. À quel lieu seraient destinées les ouvres de notre art, sinon à lui ? Aux appartements de ceux qui les achètent ? On commence d'ordinaire par ne pas les acheter ; et il y a beaucoup à dire sur l'accord des Grandes Baigneuses de Cézanne, ou de Guernica, avec un salon, même « moderne ». Tout peintre espère que dans un siècle ou deux, ses toiles seront dans les musées. Le respect que l'art inspire à un nombre toujours plus grand d'hommes l'écarté de la possession privée, fait du collectionneur un usufruitier. Même pour les ouvres anciennes la collection et l'antichambre du musée, et en Europe comme au Japon et en Amérique, les grandes collections, de moins en moins transmises et de plus en plus léguées, aboutiront à lui. À un musée qui cherche sa forme, et sera sans doute aussi différent du nôtre, que celui-ci l'est des galeries d'autrefois. Et qui ne trouvera peut-être cette forme que lorsqu'il aura cessé de confondre l'ouvre d'art avec l'objet d'art, lorsque le Musée Imaginaire lui aura enseigné que son action la plus profonde repose sur sa relation avec la mort. Le musée est ordonné par l'histoire, et notre conception de la création ne peut faire bon marché de la succession des ouvres. À tel point qu'elle y semble jouer le rôle qu'y jouait naguère la Nature. En tant qu'objet d'histoire, lajoconde se situe entre Verrocchio et Raphaël, et elle est semblable à Alexandre, dont il ne reste que la gloire et la transformation qu'il imposa au monde antique : Alexandre est un moment éclatant de la mort. Mais lajoconde (ou toute ouvre capitalE) n'est pas morte, bien que née entre Verrocchio et Raphaël ; c'est Monna Lisa, qui est morte. La Joconde est de son temps, et hors du temps. Son action sur nous n'est pas de l'ordre de la connaissance ; mais de la. présence. Aimer la peinture, c'est avant tout ressentir que cette présence est radicalement différente de celle du plus beau meuble de la même époque ; c'est savoir qu'un tableau, la Joconde, Pietà de Villeneuve ou Jeune Fille au turban de Vermeer, n'est pas un objet, mais une voix. Une telle présence, que ne possède pas Alexandre, mais que possède le saint que l'on prie, est proprement de l'ordre de la survie, et appartient à la vie. Pas à la connaissance : à la vie. Et à l'exception des présences surnaturelles, elle seule lui appartient. L'Inde, qui nous parle encore, est assez profondément séparée de nous pour nous donner la certitude que nous n'entendons pas l'Egypte antique, qui ne peut plus nous parler ; pour affirmer que les civilisations ou les cultures disparues - quelque nom que l'on donne aux grandes formes que prit tout à tour l'aventure humaine - ont disparu pour toujours. L'âme de Sumer, des royaumes des Andes ou du golfe du Mexique, l'âme de l'Egypte antique, sont mortes à jamais. La relation d'un prêtre d'Isis avec l'univers - ou même d'un fellah - et d'un sculpteur égyptien, n'est pas de l'ordre de l'intelligible ; et qu'est-ce que connaître un sentiment, et plus encore une foi, que nous n'avons jamais éprouvés ? Sommes-nous bien assurés de retrouver l'âme des temples d'Ellorâ, dont la civilisation n'a pas disparu ; des temples grecs, dont notre civilisation se réclame ; des cathédrales, dont la civilisation est la nôtre ? Si l'âme d'une civilisation est liée à sa relation fondamentale avec l'univers, il n'est pas absurde de dire que pour l'essentiel, le monde est fait d'oubli. Pourtant les ouvres capitales des civilisations disparues, jusqu'aux statues des Pharaons, aux statues ophidiennes des ténèbres de Sumer, aux fauves préhistoriques, toutes ces figures qui, hier encore, appartenaient elles aussi aux royaumes de l'oubli, sont vivantes pour nous, ou portent en elles le germe de leur résurrection. L'immense dérive de nuages qui emporte les civilisations vers la mort, et qui effaça tour à tour les astres de Chaldée et l'étoile des Bergers, semble aujourd'hui passer en vain sur la première constellation des images... A toutes les ouvres d'art qu'il élit, le Musée Imaginaire apporte, sinon l'éternité que leur demandaient les sculpteurs de Sumer ou de Babylone, l'immortalité que leur demandaient Phidias et Michel-Ange, du moins une énigmatique délivrance du temps. Et s'il suscite un Louvre envahi et non déserté, c'est que le vrai Musée est la présence, dans la vie, de ce qui devrait appartenir à la mort. Mais nous avons découvert que les ouvres ressuscitées ne sont pas nécessairement immortelles. Et que si la mort ne contraint pas le génie au silence, ce n'est pas parce qu'il prévaut contre elle en perpétuant son langage initial, mais en imposant un langage sans cesse modifié, parfois oublié, comme un écho qui répondrait aux siècles avec leurs voix successives : le chef-d'ouvre ne maintient pas un monologue souverain, il impose l'intermittent et invincible dialogue des résurrections. Par des voies que nous ne distinguons pas, brouillées par cet englobant toujours transitoire, par ce Musée Imaginaire entraîné par son propre développement, par l'évolution de l'art des vivants, par la métamorphose qui change banalement et inexorablement tout présent en passé. Les reconstitutions polychromes de Munich voulaient rendre la Grèce vivante, parce que l'on reprochait à ses ouvres d'arriver dans les musées à l'état de cadavres ; le musée Grévin que l'on tenta de substituer à ces cadavres fut loin de retrouver leur invincible fécondité. Que l'on reconstruise un cloître roman à New York, un mastaba au Louvre, une porte de Babylone à Berlin, leur exil, leur présence dans un musée, suffisent à les transformer en ouvres d'art. Et même les portails de Chartres délivrent à peine leurs statues de la métamorphose, car pour les artistes, ces statues sont sours de celles du musée plus que de celles des banales églises voisines, et les cathédrales, l'office terminée, deviennent les plus vastes salles du Musée Imaginaire. En 1910, on croyait que la Victoire de Samothrace, restaurée, retrouverait son or, ses bras et son buccin. Sans or, sans bras et sans buccin, elle a retrouvé sa proue, et trouvé le haut escalier du Louvre qu'elle domine comme un héraut du matin : ce n'est pas vers Samothrace ou vers Alexandrie que nous la dressons, c'est vers une exemplaire Acropole. Les ouvres d'art ressuscitent dans notre monde de l'art, non dans le leur. Mais notre civilisation devient elle-même un troublant interprète, depuis que la beauté n'est plus qu'un domaine de l'art parmi d'autres. La maladresse prêtée à l'art médiéval, aux arts de l'Orient ancien, n'était pas tenue pour semblable à celle d'un mauvais peintre du XVIIIe siècle ; les portraits des peintres ambulants, les ex-voto des artisans, ne ressemblaient d'ailleurs pas aux portraits et aux Vierges du Moyen Age. Sculpteurs et peintres gothiques étaient maladroits parce qu'aux temps obscurs, les meilleurs artistes étaient nécessairement naïfs. Mais depuis le triomphe du temps des lumières jusqu'à celui du scientisme (moins de deux siècles...) la religion aussi fut tenue pour naïve. Renan seul osa parler de « la nullité religieuse de l'Occident », et il eût fait rire Stendhal comme Voltaire, pour qui la religion ne pouvait être que déisme, superstition ou imposture, et pour qui le sacré n'était pas concevable. Les images de celui-ci sont plus présentes pour nous que le sacré qu'elles manifestaient, mais de ce sacré, nous connaissons l'existence - et celle d'une vie nocturne de l'âme plus complexe que le mal. Y a-t-il moins de différence entre une statue grecque et une sumérienne, qu'entre la notion de l'homme qu'avait proclamée Voltaire et celle que proposait Freud ? Le Musée Imaginaire n'est pas un héritage de ferveurs disparues, c'est une assemblée d'ouvres d'art - mais comment ne voir dans ces ouvres, que l'expression de la volonté d'art ? Un crucifix roman n'est pas le frère d'un crucifix peint aujourd'hui par un athée de talent - qui n'exprimerait que son talent. Il est une sculpture, mais il est aussi un crucifix. Nous savons mal de quoi vient l'« aura » qui émane d'une statue sumérienne, mais nous savons bien qu'elle n'émane jamais d'une sculpture moderne. L'Eternel de Moissac ne nous atteint pas seulement par l'ordre de ses volumes, et nous y trouvons la lumière du visage du Père, comme nous trouvons celle du Christ au tympan d'Autun, et dans la plus humble peinture de l'Angelico. Parce qu'elle y est. Titien a perdu son pouvoir démiurgique, mais nul Renoir, et même nul Delacroix, n'a peint la sour de sa Danaé. Entre toutes les calligraphies de l'Extrême-Orient, le signe qu'ont élu nos peintres et nos critiques, sans en connaître la signification, est le caractère de Hakuin qui exprime l'originel. Dans un monde dont aurait disparu jusqu'au nom du Christ, une statue de Chartres serait encore une statue ; et si, dans cette civilisation, cette statue n'était pas devenue invisible, la signification confuse qu'elle exprimerait ne serait pas celle d'une statue de Rodin. Quel langage parlent les précolombiens encore obscurs, les monnaies gauloises, les bronzes des steppes dont nous ignorons quelles peuplades les fondirent ? Quel langage parlent les bisons des cavernes ? Les langages de l'art ne sont pas semblables à la parole, mais frères secrets de la musique. (Pour des raisons différentes de celles que l'on pressentit lorsque la peinture rejeta l'imitation ; en tant que langages, non en tant qu'arbitraire liberté.) Nous savons ce qui sépara toute ouvre d'art, de l'idéologie qui la suscite ou la justifie. Ce que nous disent la Ronde de nuit, les derniers Titien et la Montagne Sainte-Victoire, le Penseur, le tympan de Moissac, la statue du prince Goudéa et celle du pharaon Djéser, l'Ancêtre africain, ne peut être dit que par des formes, de même que ce que nous disent le Kyrie de Palestrina, Orfeo, Don Juan ou La Neuvième Symphonie, ne peut être dit que par des notes. Il n'y a pas de traduction. Ce que nous disent ces sculptures et ces tableaux, et non ce qu'ils ont dit. Sans doute, ce que nous disent les figures du Portail Royal est-il né de ce qu'elles ont dit autrefois au peuple de Chartres, et très différent de ce que nous disent des Çivas. Mais les sculpteurs de génie qui ont sculpté ces statues, même si la notion d'art leur était étrangère, ont voulu créer des figures plus dignes de vénération que celles qui les précédaient et auxquelles ils les comparaient, délibérément ou non - comme le faisait d'instinct le peuple fidèle. Lorsqu'on ne compara plus les Rois à leurs devanciers mais aux statues antiques, ils devinrent muets. Et si nous entendons le chant inconnu jusqu'ici, qui après tant d'années d'oubli succède à un plain-chant de croisade ou à une mélopée du Râmâyana, ce n'est pas parce que les historiens nous en ont restitué le texte, ni parce que nous avons retrouvé la foi du XIIe siècle ou des temps védiques, c'est parce que nous les admirons entre les statues de Sumer et des grottes indiennes, de l'Acropole et des tombeaux de Florence - entre toutes les statues de la terre. C'est le chant de la métamorphose, et nul ne l'a entendu avant nous - le chant où les esthétiques, les rêves et même les religions, ne sont plus que les livrets d'une inépuisable musique. |
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André Malraux (1901 - 1976) |
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