André Malraux |
Deuxième partie - 1. Etre et faire Chapitre VII- (Gallimard, 1937) Devant les vitrines s'agitaient dans le brouillard des ombres patientes, avec un bruit de pavés. Au Gran Via, les garçons servaient avec une stupéfaction morose trois clients perdus dans la salle immense, et qu'ils croyaient les derniers clients de la République. Mais dans le hall de l'hôtel, des soldats du 5e corps, un à un retiraient de grands sacs leurs poings hérissés de balles, et se formaient par compagnies sur le trottoir. Ils étaient sérieusement armés. À Tetuan, à Cuatro-Caminos, les femmes portaient au dernier étage des maisons toute l'essence qu'elles avaient pu réunir ; dans ces quartiers ouvriers, se rendre, s'en aller, étaient des questions qui ne se posaient pas. En camions, à pied, les hommes du 5e corps descendaient sur Carabanchel, sur le Parc de l'Ouest, la Cité Universitaire. Pour la première fois, Scali se sentait en face des énergies coordonnées de cinq cent mille hommes. Le père de Jaime ne pourrait prendre qu'une valise : il y avait peu de place dans l'auto. La porte s'ouvrit sur un vieillard massif, très grand, une tête à la barbe en fer de lance enfoncée entre de larges épaules voûtées. Mais dès qu'il se trouva sous l'ampoule électrique du couloir, Scali s'aperçut que les poils modifiaient ce Greco comme l'eût fait la copie d'un peintre baroque : au-dessus des yeux intenses et très grands, mais un peu éteints par l'épaisseur et les rides des paupières, les cheveux derrière le crâne dégarni s'envolaient en crosses follettes, et les sourcils mobiles et aigus finissaient en virgule, comme la barbe. - Vous êtes Giovanni Scali, n'est-ce pas ? demanda-t-il en souriant. - Votre fils vous a parlé de mois, dit celui-ci, étonné d'entendre son prénom. - Oui, mais je vous ai lu, je vous ai lu... Scali savait que le père de Jaime avait été professeur d'histoire de l'art. Ils entraient dans une pièce recouverte de livres, à l'exception de deux hautes niches des deux côtés d'un divan. Dans l'une, des statues hispano-mexicaines, baroques et sauvages ; dans l'autre, un très beau Morales. A travers le lorgnon qu'il tenait à la main, Alvear regardait Scali avec une attention insistante, celle qu'on accorde aux objets singuliers. Il le dépassait d'une tête. - Vous êtes surpris ? demanda Scali. - Voir un homme qui pense dans ce... costume me surprend toujours. Scali était en uniforme. Avec le pantalon trop long et les lunettes. Sur une table basse, à côté de grands fauteuils de cuir, une bouteille de fine, un verre plein, des livres ouverts. Alvear quitta la pièce d'un pas très lourd, comme si ses épaules eussent été trop fortes pour ses jambes, revint avec un second verre. - Non, merci, dit Scali. Malgré les volets fermés, il entendait un bruit de course et un lointain accordéon. - Vous avez tort, car la fine de Xérès est fort remarquable, et l'égale de celle des Charentes. Voulez-vous autre chose ? - Ma voiture est en bas à votre disposition, vous pouvez quitter Madrid tout de suite. Alvear, qui venait de se caler dans le fauteuil le plus proche comme un vieux rapace puissant, sympathiquement crochu comme son fils, mais déplumé, leva les yeux sur Scali : - Pourquoi faire ? - Jaime m'a demandé de passer vous prendre quand je reviendrais du ministère. Je rentre à Alcala-de-Henares. Le sourire d'Alvear était plus vieux que son corps : - À mon âge, on ne voyage plus sans bibliothèque. - Vous vous rendez compte, n'est-ce pas, que les Maures seront peut-être ici demain ? - Certes. Mais que diable voulez-vous que j'y fasse ? « Nous faisons connaissance dans des circonstances bien surprenantes... Je vous suis reconnaissant de l'aide que vous m'offrez ; remerciez Jaime, je vous prie, de vous l'avoir demandée. Mais quitter Madrid, pourquoi ? - Les fascistes savent que votre fils est combattant... Vous vous rendez compte que vous risquez fort d'être fusillé ? Alvear sourit de ses paupières épaisses et de ses joues tombantes, et montra la bouteille du lorgnon qu'il tenait à la main : - J'ai acheté la fine. Il avait le même nez courbe et mince, le même visage bosselé que Jaime ; et les mêmes orbites, en cet instant où l'ombre faisait sous son front de grandes lunettes noires. « Vous voulez dire, reprit-il, que la menace devrait me séparer de... Il montra les murs chargés de livres. « Et pourquoi ? Pourquoi ? C'est étrange : j'ai vécu quarante ans dans l'art et pour l'art, et, vous, un artiste, vous vous étonnez que je continue... « Écoutez bien, monsieur Scali : j'ai dirigé pendant des années une galerie de tableaux. J'ai introduit ici le baroque mexicain, Georges de Latour, les Français modernes, la sculpture de Lopez, les primitifs... Une cliente arrivait, regardait un Greco, un Picasso, un primitif aragonais : « Combien ? » C'était généralement une aristocrate, avec son Hispano, ses diamants et son avarice. « Pardon, madame, pourquoi voulez-vous acheter ce tableau ? » Presque toujours elle répondait : « Je ne sais pas. - Alors, madame, rentrez chez vous. Réfléchissez. Quand vous saurez pourquoi, vous reviendrez. » Entre tous les hommes que Scali rencontrait ou avec lesquels il vivait depuis la guerre, Garcia seul avait l'habitude d'une discipline de l'esprit. Et Scali se sentait d'autant plus volontiers repris par la relation intellectuelle qui s'établissait entre le vieillard et lui, que sa journée avait été plus brutale, et que s'étant senti chez faible, l'univers où il trouvait sa valeur l'attirait. - Elles revenaient ? demanda-t-il. - Elles se mettaient à savoir pourquoi tout de suite : « Je veux ce tableau parce qu'il me plaît, parce que je trouve ça bien, parce que mon amie en a un. » Je refusais. On savait que les plus beaux Grecos étaient chez moi. - Quand acceptiez-vous ? Alvear leva un doigt noueux, aux poils frisés. - Quand elles me répondaient : « Parce que j'en ai besoin. » Alors, quand elles étaient riches, je le leur vendais, - fort cher ; quand il ou elle était pauvre, eh ! il m'arrivait de le lui donner sans bénéfice. Il y eut deux coups de fusil tout près, suivis aussitôt d'un grand bruit de pas, en éventail. - Avec ces volets intérieurs, dit Alvear indifférent, on ne voit absolument pas notre lumière du dehors. « J'ai vendu selon ma vérité, monsieur Scali ! Vendu ! Un homme peut-il conduire sa vérité plus loin ? Cette nuit je vis avec elle. Les Maures ? Non : ça m'est égal... - Vous vous laisseriez tuer par indifférence ? - Pas par indifférence... Alvear se leva à demi, ne quittant pas des mains les bras du fauteuil, et regarda Scali un peu théâtralement, comme pour souligner ce qu'il disait : « Par dédain... « Pourtant, pourtant, vous voyez ce livre : c'est Don Quichotte. J'ai voulu le lire tout à l'heure : ça n'allait pas... - Dans les églises du Sud où l'on s'est battu, j'ai vu en face des tableaux de grandes taches de sang. Les toiles... perdent leur force... - Il faudrait d'autres toiles, c'est tout, dit Alvear, la pointe de la barbe enroulée sur l'index, du ton d'un marchand qui va changer les tableaux d'un appartement. - Bien, dit Scali : c'est mettre haut les ouvres d'art. - Pas les ouvres : l'art. Le plus pur de nous, ce ne sont pas toujours les mêmes ouvres qui permettent d'y accéder, mais ce sont toujours des ouvres... Scali comprit enfin ce qui le troublait depuis le début de l'entretien : toute l'intensité du visage du vieillard était dans ses yeux ; avec l'affreuse imbécillité de l'instinct, entraîné par la ressemblance, Scali, chaque fois que son interlocuteur retirait son lorgnon, attendait des yeux d'aveugle. « Ni les romanciers, ni les moralistes n'ont de son, cette nuit, reprit le vieillard : les gens de la vie ne valent rien pour la mort. La sagesse est plus vulnérable que la beauté ; car la sagesse est un art impur. Mais la poésie et la musique valent pour la vie et la mort... Il faudrait relire Numance. Vous souvenez-vous ? La Guerre avance à travers la ville assiégée, sans doute avec ce bruit étouffé de pas qui courent... Il se leva, chercha l'édition des ouvres complètes de Cervantes, ne la trouva pas. - Tout est sens dessus dessous avec cette guerre !.. Il tira de sa bibliothèque un autre livre, et lut à haute voix trois vers du sonnet de Quevedo : Que prétende el temor desacordado De la que a rescatar piadosa viene Espiritu en miserias anudado ? L'index qui suivait les vers faisait reparaître le professeur assis, l'épaule de nouveau calée, vieil oiseau réfugié à la fois dans cette chambre fermée, dans ce fauteuil et dans la poésie, il lisait avec lenteur, avec un sens du rythme d'autant plus saisissant que la voix était sans timbre, aussi vieille que son sourire. Le bruit assourdi des pas en fuite dans la rue, les détonations lointaines, tous les bruits de la nuit et du jour que Scali sentait collés à lui, semblaient tourner comme des animaux inquiets autour de cette voix engagée déjà dans la mort. « Bien entendu, je puis être tué par les Arabes. Et je puis être tué aussi par les vôtres, plus tard. C'est sans importance. Est-ce une chose si difficile, monsieur Scali, que d'attendre la mort (qui ne viendra peut-être pas !) en buvant tranquillement et en lisant des vers admirables ? Il y a un sentiment très profond à l'égard de la mort, que nul n'a plus exprimé depuis la Renaissance... « Et pourtant j'avais peur de la mort quand j'étais jeune, dit-il un peu plus bas, comme une parenthèse. - Quel sentiment ? - La curiosité... Il posa Quevedo sur un rayon. Scali n'avait pas envie de s'en aller. « Vous n'avez pas de curiosité à l'égard de la mort ? demanda le vieillard. Toute opinion décisive sur la mort est si bête... -J'ai beaucoup pensé à la mort, dit Scali la main dans ses cheveux frisés ; depuis que je me bats, je n'y pense plus jamais. Elle a perdu pour moi toute... réalité métaphysique, si vous voulez. Voyez-vous, mon avion est tombé une fois, entre l'instant où l'avant a touché le sol, et l'instant où j'ai été blessé, très légèrement, - pendant le craquement, je ne pensais rien, j'étais frénétiquement à l'affût, un affût vivant : comment sauter, où sauter ? Je pense maintenant que c'est toujours comme ça ; un duel : la mort gagne ou perd. Bien. Le reste, ce sont des rapports entre les idées. La mort n'est pas une chose si sérieuse : la douleur, oui. L'art est peu de chose en face de la douleur, et, malheureusement, aucun tableau ne tient en face de taches de sang. - Ne vous y fiez pas, ne vous y fiez pas ! Au siège de Saragosse par les Français, les grenadiers avaient fait leurs tentes avec les toiles de maîtres des couvents. Après une sortie, les lanciers polonais, à genoux, récitèrent leurs prières parmi les blessés, devant les vierges de Murillo qui fermaient les tentes triangulaires. C'était la religion, mais aussi l'art, car ils ne priaient pas devant les vierges populaires. Ah ! monsieur Scali, vous avez une grande habitude de l'art, et pas encore une assez grande habitude de la douleur... Et vous verrez, plus tard, car vous êtes encore jeune : la douleur devient moins émouvante, quand on est assuré qu'on ne la changera plus... Une mitrailleuse se mit à tirer par courtes rafales, rageuses et seule dans le silence plein de grattements. « Vous entendez ? demanda distraitement Alvear. Mais la part de lui-même qu'engage l'homme qui tire en ce moment n'est pas la part importante... Le gain que vous apporterait la libération économique, qui me dit qu'il sera plus grand que les pertes apportées par la société nouvelle, menacée de toutes parts, obligée par son angoisse à la contrainte, à la violence, peut-être à la délation ? La servitude économique est lourde ; mais si, pour la détruire, on est obligé de renforcer la servitude politique, ou militaire, ou religieuse, ou policière, alors que m'importe ? Alvear touchait en Scali un ordre d'expériences qu'il ignorait, et qui devenait tragique chez le petit Italien frisé. Pour Scali, ce qui menaçait la révolution n'était pas le futur, mais bien le présent : depuis le jour où Karlitch l'avait étonné, il voyait l'élément physiologique de la guerre se développer chez beaucoup de ses meilleurs camarades, et il en était atterré. Et la séance dont il sortait n'était pas pour le rassurer. Il ne savait pas trop où il en était. -Je veux savoir ce que je pense, monsieur Scali, reprit le vieillard. - Bien. Ça limite la vie. - Oui, dit Alvear, rêveur : mais la vie la moins limitée, c'est encore celle des fous... Je veux avoir des relations avec un homme pour sa nature, et non pour ses idées. Je veux la fidélité dans l'amitié, et non l'amitié suspendue à une attitude politique. Je veux qu'un homme soit responsable devant lui-même - vous savez bien que c'est le plus difficile, quoi qu'on en dise, monsieur Scali - et non devant une cause, fut-elle celle des opprimés. Il alluma un cigare. « En Amérique du Sud, monsieur Scali - une bouffée - au matin, -une bouffée - il y a dans la forêt une grande clameur de singes : et la légende veut que Dieu leur ait jadis promis de les faire hommes à l'aurore ; ils attendent chaque aurore, se voient encore trompés, et pleurent sur toute la forêt. « Il y a un espoir terrible et profond en l'homme... Celui qui a été injustement condamné, celui qui a trop rencontré la bêtise, ou l'ingratitude, ou la lâcheté, il faut bien qu'il reporte sa mise... La révolution joue, entre autres rôles, celui que joua jadis la vie éternelle, ce qui explique beaucoup de ses caractères. Si chacun appliquait à lui-même le tiers de l'effort qu'il fait aujourd'hui pour la forme du gouvernement, il deviendrait possible de vivre en Espagne. - Mais il devrait le faire seul, et c'est toute la question. - L'homme n'engage dans une action qu'une part limitée de lui-même ; et plus l'action se prétend totale, plus la part engagée est petite. Vous savez bien que c'est difficile d'être un homme, monsieur Scali, -plus difficile que ne le croient les politiques... Alvear s'était levé : - Mais enfin, vous, vous l'interprète de Masaccio, de Piero délia Francesca, comment pouvez-vous supporter cet univers ? Scali se demandait s'il était en face de la pensée d'Alvear, ou de sa douleur. - Bien, dit-il enfin. Avez-vous jamais vécu avec beaucoup d'hommes ignorants ? Alvear réfléchit à son tour. - Je ne crois pas. Mais j'imagine très bien. - Vous connaissez certains des grands sermons du moyen âge... Alvear inclina la tête. - Ces sermons étaient écoutés par des hommes plus ignorants que ceux qui combattent avec moi. Croyez-vous qu'ils étaient compris ? Alvear enroulait sur son doigt la virgule de sa barbe, et regardait Scali comme s'il eût dit : « Je vois où vous voulez en venir. » - Sans doute, dit-il seulement. - Vous avez parlé tout à l'heure de l'espoir : les hommes unis à la fois par l'espoir et par l'action accèdent, comme les hommes unis par l'amour, à des domaines auxquels ils n'accéderaient pas seuls. L'ensemble de cette escadrille est plus noble que presque tous ceux qui la composent. Assis, il tenait ses lunettes entre ses doigts, et Alvear ne voyait plus que son visage, devenu beau parce qu'il exprimait ce qu'il était fait pour exprimer : des idées ; une mystérieuse unité unissait maintenant la bouche épaisse et les yeux qui se bridaient légèrement. « Je suis las de bien des choses là où je suis, mais l'essentiel de l'homme, si vous voulez, est, à mes yeux, en de tels domaines. « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front. » Pour nous aussi, voyez-vous, même et surtout quand la sueur est glacée... - Eh ! Vous êtes tous fascinés par ce qu'il y a de fondamental en l'homme... « L'âge du fondamental recommence, monsieur Scali, dit Alvear avec une gravité soudaine. La raison doit être fondée à nouveau... - Vous pensez que Jaime a eu tort de combattre ? Alvear haussa ses épaules voûtées ; ses joues tombèrent un peu plus. - Eh ! que la terre soit fasciste et qu'il ne soit pas aveugle... Une auto, dehors, changea de vitesse en grinçant. - Vous croyez qu'il reverra ? - Les médecins affirment que c'est possible. - À vous aussi ! À vous aussi ! Mais ils savent que vous êtes son ami... Et ce costume... Ils mentent à n'importe quel officier en ce moment ! Ils ont peur qu'on les croie fascistes, s'ils disent la vérité, ces idiots ! - Pourquoi ce qu'ils disent serait-il nécessairement faux ? - Comme s'il était facile de croire la vérité, quand elle ne dépend que d'un homme et qu'elle reprend la forme de notre bonheur... Il se tut. Puis, peut-être pour écarter son angoisse, il reprit, un ton plus haut, avec indifférence : « Le seul espoir qu'ait la nouvelle Espagne de garder en elle ce pour quoi vous combattez, vous, Jaime et beaucoup d'autres, c'est que soit maintenu ce que nous avons des années enseigné de notre mieux... Il écoutait quelque chose au dehors. Il alla vers la fenêtre. - C'est-à-dire ? demanda Scali. Le vieillard se retourna, et il dit, du ton dont il eût dit : hélas ! - La qualité de l'homme... Il écouta encore, alla éteindre l'électricité, entr'ouvrit la fenêtre, par où entra Y Internationale au-dessus du bruit des pas. Dans l'obscurité, sa voix était plus assourdie encore, comme si elle fût venue d'un corps plus petit, plus triste et plus vieux : « Si les Maures entrent tout à l'heure, la dernière chose que j'aurai entendue sera ce chant d'espoir joué par un aveugle... Il parlait sans emphase, peut-être avec un vague sourire. Scali entendit le bruit des volets refermés. Un instant, la pièce fut complètement noire ; enfin, Alvear trouva le commutateur et ralluma. - Car ils ont besoin de notre univers pour la défaite, dit le vieillard, et ils en auront besoin pour la joie... Il regardait Scali qui venait de s'asseoir sur le divan. « Ce ne sont pas les dieux qui ont fait la musique, monsieur Scali, c'est la musique qui a fait les dieux... - Mais peut-être est-ce ce qui se passe dehors qui a fait la musique... L'âge du fondamental recommence..., dit Alvear de nouveau. Il se versa un verre de fine, la but d'un coup sans aucune expression de visage. Le champ de lumière de la lampe éclairait à peine le front, les lunettes et les cheveux frisés de Scali : - Vous venez de vous asseoir là où s'assied Jaime quand il vient. Et vous portez des lunettes... aussi. Quand il retire les siennes, je ne peux pas le regarder... Pour la première fois, l'accent de la douleur passa dans la voix presque atone, et il dit pour lui-même, en français : ... Que te sert, ô Priant, d'avoir vécu si vieux !.. Le front plissé au-dessous de ses cheveux fous, il leva sur Scali un regard à la fois enfantin et traqué : « Rien - rien - n'est plus terrible que la déformation d'un corps qu'on aime... - Je suis son ami, dit Scali à mi-voix. Et j'ai l'habitude des blessés. - Comme si c'était fait exprès, dit Alvear lentement, là, juste en face de ses yeux, dans ces casiers de la bibliothèque, sont tous les livres sur la peinture, les milliers et milliers de photos qu'il a regardées... Et pourtant, si je fais jouer le phono, si la musique entre ici, je peux parfois le regarder, même s'il n'a pas ses lunettes... [...] Magnin pensait aux paysans. Il était loin d'avoir avec les idées la familiarité de Garcia ; mais la pratique de l'aviation donnait à sa pensée une relativité toute physique, qui suppléait parfois à la profondeur. Les paysans l'obsédaient : celui que Garcia lui avait envoyé, ceux à qui il demandait des autos dans les villages, ceux de toute la descente des montagnes, ceux qu'il avait vus combattre sous lui la veille. - Et les paysans ? demanda-t-il seulement. - Avant de venir, j'ai pris à Guadalajara un café à l'anis (toujours pas de sucrE). Le bistrot se faisait lire le journal par sa petite fille, qui, elle, sait lire. Ou Franco, là où il est vainqueur, fera ce que nous faisons, ou il entrera dans une guérilla sans fin. Le Christ n'a triomphé qu'à travers Constantin ; Napoléon a été écrasé à Waterloo, mais il a été impossible de supprimer la charte française. Une des choses qui me trouble le plus, c'est de voir à quel point, dans toute guerre, chacun prend à l'ennemi, qu' il le veuille ou non... Le guide était derrière Garcia, qui ne l'avait pas entendu revenir. Il leva l'index et plissa les yeux, tout son visage affiné par le mystère, malgré son nez de pochard. - Le principal ennemi de l'homme, messieurs, c'est la forêt. Elle est plus forte que nous, plus forte que la république, plus forte que la révolution, plus forte que la guerre... Si l'homme cessait de lutter, en moins de soixante ans la forêt recouvrirait l'Europe. Elle serait ici, dans la rue, dans les maisons ouvertes, les branches par les fenêtres, - les pianos dans les racines, eh ! eh ! messieurs, voilà... Quelques soldats entrés dans les maisons éventrées y jouaient du piano avec un doigt. - Kilomètre 93 ! cria une voie d'une fenêtre. De nouveaux prisonniers traversaient la place. - Tas de salauds ! dit le guide. Pouvaient pas rester chez eux ? Il baissa les yeux, et son regard rencontra ses souliers neufs. - Jusqu'à mes souliers qui sont à eux ! Qu'est-ce qu'ils ont laissé comme matériel ! « Il y en a aussi qui sont de bons bougres. Chantez donc ! », cria-t-il, agitant les bras, à ceux qui passaient près de lui. Un des prisonniers répondit une phrase que le guide ne comprit pas. - Qu'est-ce qu'il dit ? - Les malheureux ne chantent pas, traduisit Garcia. - Chante ta douleur, idiot ! répondit le guide en espagnol. Les prisonniers s'éloignaient ; il les suivait du regard : - Ça n'a pas d'importance, mon pauvre vieux ! Pas d'importance ! Au loin, au bataillon Garibaldi, jouait un accordéon. - Comme ça n'a pas d'importance !... A Guadalajara, je suis gardien d'un jardin. Les lézards viennent... Quand j'étais aux Indes, avec le cirque, j'ai appris un air hindou ; je le siffle, et les lézards viennent sur ma figure. Il suffit de fermer les yeux. Et de savoir l'air. Et alors, quoi ? La guerre, la guerre, les prisonniers, les morts... Et quand ce sera fini, je m'allongerai comme d'habitude sur le banc, je sifflerai, et les lézards viendront sur ma figure... - J'aimerai à voir ça, plus tard, dit Magnin en tirant sa moustache. Le guide le regarda, leva l'index de nouveau : - Personne, monsieur, personne. Et, inclinant l'index vers la porte d'où on l'avait appelé : - Pas même ma seconde femme. - Kilomètre 94 ! cria un second courrier. |
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