André Malraux |
[...] Le monde d'une ouvre comme celle-ci, le monde de la tragédie, est toujours le monde antique ; l'homme, la foule, les éléments, la femme, le destin. Il se réduit à deux personnages, le héros et son sens de la vie ; les antagonismes individuels, qui permettent au roman sa complexité, n'y figurent pas. Si j'avais dû donner à des nazis l'importance que je donne à Kassner, je l'aurais fait évidemment en fonction de leur passion réelle, le nationalisme. L'exemple illustre de Flaubert prête plus que tout autre à confusion : Flaubert (pour qui la valeur de l'art était la plus haute, et qui, en fait, mettait l'artiste au-dessus du saint et du héroS) ne créant que des personnages étrangers à sa passion, pouvait aller jusqu'à écrire : « Je les roulerais tous dans la même boue - étant juste. » Une telle pensée eût été inconcevable pour Eschyle comme pour Corneille, pour Hugo comme pour Chateaubriand, et même pour Dostoïewski. Elle eût été - elle est - acceptée par maints auteurs qu'il serait vain de leur opposer : il s'agit ici de deux notions essentielles de l'art. Nietzsche tenait Wagner pour histrion dans la mesure où celui-ci mettait son génie au service de ses personnages. Mais on peut aimer que l'un des sens du mot art soit tenter de donner conscience à des hommes de la grandeur qu'ils ignorent en eux. Ce n'est pas la passion qui détruit l'ouvre d'art, c'est la volonté de prouver ; la valeur d'une ouvre n'est fonction ni de la passion ni du détachement qui l'animent, mais de l'accord entre ce qu'elle exprime et les Moyens qu'elle emploie. Pourtant, si cène valeur - et la raison d'être de l'ouvre, et sa durée tout au moins provisoire - sont dans sa qualité, son action, que l'auteur le veuille ou non, s'exerce par un déplacement des valeurs de la sensibilité ; et sans doute l'ouvre ne naîtrait-elle pas sans une sourde nécessité de déplacer ces valeurs. Or, l'histoire de la sensibilité artistique en France depuis cinquante ans pourrait être appelée l'agonie de la fraternité virile. Son ennemi réel est un individualisme informulé, épars à travers le XIXe siècle, et né bien moins de la volonté de créer l'homme complet, que du fanatisme de la différence. Individualisme d'artistes, préoccupé surtout de sauvegarder le « monde intérieur », et fondé seulement lorsqu'il s'applique au domaine du sentiment ou du rêve ; car « les grands fauves de la Renaissance » furent toujours contraints pour agir de se transformer en ânes porteurs de reliques et la figure de César Borgia perd son éclat si l'on songe que le plus clair de son efficacité venait du prestige de l'Eglise. Le mépris des hommes est fréquent chez les politiques, mais confidentiel. Ce n'est pas seulement à l'époque de Stendhal que la société réelle contraint l'indivualiste pur à l'hypocrisie dès qu'il veut agir. L'individu s'oppose à la collection, mais il s'en nourrit. Et l'important est bien moins de savoir à quoi il s'oppose que ce dont il se nourrit. Comme le génie, l'individu vaut par ce qu'il renferme. Pour nous en tenir au passé, la personne chrétienne existait autant que l'individu moderne, et une âme vaut bien une différence. Toute vie psychologique est un échange, et le problème fondamental de la personne vivante, c'est de savoir de quoi elle entend se nourrir. Aux yeux de Kassner comme de nombre d'intellectuels communistes, le communisme restitue à l'individu sa fertilité. Romain de l'Empire, chrétien, soldat de l'armée du Rhin, ouvrier soviétique, l'homme est lié à la collectivité qui l'entoure ; Alexandrin, écrivain du XVIIIe siècle, il en est séparé. S'il l'est sans être lié à celle qui la suivra, son expression essentielle ne peut être héroïque. Il est d'autres attitudes humaines... Il est difficile d'être un homme. Mais pas plus de le devenir en approfondissant sa communion qu'en cultivant sa différence, - et la première nourrit avec autant de force au moins que la seconde ce par quoi l'homme est homme, ce par quoi il se dépasse, crée, invente ou se conçoit. |
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André Malraux (1901 - 1976) |
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