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André Malraux

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Préface aux Cahiers de la Petite Dame de Maria Van Rysselberghe


Poésie / Poémes d'André Malraux





(Gallimard, t. 1, 1973, p. VIII-XII)



« Je ne me suis jamais intéressé, écrit Gide, qu 'à la religion et à la pédérastie. » Ce à quoi il s'intéressait d'abord, ce à quoi s'intéressaient d'abord ses amis, ce qui dominait la vie du Vaneau, c'était la littérature.

Ces souvenirs nous apportent un monde disparu. Que bousculèrent d'abord l'admiration de Rivière pour Proust, puis l'audace apparemment innocente de Paulhan, pour qui la découverte d'un monde jusqu'alors inexprimé, dominait toute expression littéraire. Le Vaneau croyait au primat de la forme, à une littérature française héritée de Racine ; livré à lui-même, il eût publié La Princesse de Clives tous les mois, et certainement préféré Schlumberger à Claudel.

Je ne suis pas certain que le conflit de Gide avec ses amis catholiques ait été religieux. Claudel l'exaspérait, mais Maritain le séduisait. À Claudel, à Jammes, à Péguy, il reprochait moins le Vatican, que ce qu'il appelait leur romantisme. Ils n'admiraient pas assez Poussin. On se souvient de son jugement sur Le Soulier de Satin : « Consternant ! » Lorsque je lui dis mon admiration pour Bernanos (qu'il n'avait pas encore lU) il me répondit : « - Oui, oui, cher, je connais ça : encore Barbey d'Aurevilly et Léon Bloy ! »

Le Vaneau était obsédé par une conception de l'ouvre d'art, du roman comme objet d'art. Il était hanté par des fantômes symbolistes ; et, plus que ne le croyait Gide, par le fantôme de Flaubert, par la perfection du paragraphe. On y révérait la littérature au second degré, qui oppose si violemment tout Flaubert au Neveu de Rameau, par exemple. Elle est manifeste dans les « récits » de Gide. C'est elle, qui fit accepter par l'auteur des Nourritures terrestres l'art de Roger Martin du Gard, si différent du sien. Martin du Gard ne cherchait pas le classicisme musical de La Porte étroite ; l'extrême élaboration de chacun de ses chapitres faisait pourtant d'eux les parents secrets de ce classicisme sans ton de voix (par rapport, je le répète, à DideroT) et qui, comme celui de Flaubert, rejetait la puissance narrative, celle des contes de Voltaire et surtout celle de Victor Hugo - bien qu'il l'acceptât souvent dans le passé - afin de concevoir le livre comme un objet, et la composition comme une vertu fondamentale.



Il n'aimait pas Olympio, mettait alors La Fontaine, Adolphe et toute la littérature du rinceau, au-dessus de n'importe quel roman de Balzac ; il mit toute sa vie Anna Karénine au-dessus de Guerre et Paix.

« En art, ne m'intéresse que l'ouvre d'art », lit-on ici, comme dans le Journal. Et on le lirait bien davantage si les dialogues avec Charles Du Bos n'étaient pas écartés pour obtenir une continuité plus rigoureuse, ou si les tomes annoncés de ces Cahiers étaient déjà publiés. Combien de fois le mot « artiste » reparaît-il ? Il n'a pourtant point le sens que lui avaient donné les Goncourt. Il ne s'agit nullement d'écriture-artiste, de tournures inattendues, d'adjectifs percutants : nullement du style de l'écriture, mais de la stylisation de l'oeuvre. Ce qui, aux yeux de Gide, distingue le récit du roman, c'est une sorte de monographie, c'est aussi cette volonté de stylisation.

Le livre devait être composé, mais le paragraphe plus encore que le livre, car Les Nourritures, à ses yeux, étaient un objet d'art par chacun de leurs fragments plus que par leur ensemble. Pourtant ce sentiment, quelle qu'en fut la force, ne dominait pas Gide, que peint bien davantage son fameux « Victor Hugo, hélas ! ». Il devait passer outre à cet hélas !, à l'amertume de cette élection, lorsqu'il rencontra un colosse étranger dont le génie le saisit à la gorge et dont la forme, si étrangère à celle qui lui semblait inséparable de l'art, ne le rebutait pas, parce qu'il ne la connaissait que par des traductions. Je veux évidemment parler du romancier « qu'il aurait voulu être » : Dostoïevski.

Gide avait toujours été attentif aux littératures étrangères. Il avait sans peine annexé Goethe et Dante ; il avait admiré Tolstoï de loin, Shakespeare de près, mais Shakespeare était un poète. Et Gide préférait Othelb à Hamlet. Sans doute Dostoïevski le bouleversa-t-il d'abord par son génie de l'irrationnel, et par son amoralisme, son « par-delà le bien et le mal » que transcendait le Christ. (« Il n'y a que deux hommes qui m'aient enseigné quelque chose en psychologie », dit Nietzsche ; et l'un des deux est Dostoïevski.) Amoralisme, irrationnel et foi dont la conjugaison était bien faite pour le fasciner. Entre tous les écrivains, Dostoïevski était celui qui lui parlait le plus directement, par sa trouble complaisance que transfigurait un immense pardon. Si Gide eût été un écrivain tragique, il eût envié la scène où l'assassin et la prostituée lisent ensemble la résurrection de Lazare. Sans doute n'oublia-t-il pas plus que Dostoïevski l'épisode de la Femme adultère : « Que celui qui est sans péché... » Cet homosexuel obsédé de morale rencontrait ce qui balaie les morales. Au nom de l'Évangile ? De moins en moins, au cours des années : « - Pensez-vous que Dostoïevski croyait en Dieu ? De plus en plus, je me persuade du contraire. »



Mais la prédication de Dostoïevski s'exprimait par un art fort étranger à celui dont Gide se réclamait : une composition qui avait interdit à Vogué de traduire plus de la moitié des Karamazov ; un halètement -même en français - qui semblait scandé par un torrent souterrain, pendant toute la durée des grands romans, et dont ne se fussent jamais accommodées l'arabesque de La Princesse de Clèves, la perfection du paragraphe flaubertien. Dostoïevski n'a pas de paragraphes stylisés, parce que, dans ses scènes capitales, il n'a pas de repos. Le fleuve souterrain qui soumet tout fragment au roman entier qui semble le porter, Gide allait le retrouver, apaisé, dans Proust...

Ajoutons que le rôle de l'impulsion troublait un homosexuel dont la sensibilité semblait si souvent liée à l'impulsion. (Elle est maintes fois présente ici, et l'on connaît la scène du train où Madeleine Gide dit : « J'ai cru que vous deveniez fou. ») L'action de Lafcadio, dans un train aussi - par hasard ? - qui veut être un acte gratuit, est en outre une impulsion. Par ses accents proclamés comme par les plus voilés, le génie de Dostoïevski massacrait l'arabesque, et grâce à d'autres moyens que ceux du génie romantique, des romans de Balzac par exemple. D'où ce qui sépare Les Caves du Vatican de Paludes, Les Faux-Monnayeurs de L'Immoraliste ; d'où, ce qui permet à Gide d'écrire L'Ecole des Femmes après Les Faux-Monnayeurs, et de reconnaître, sereinement écartelé, le génie de Proust en même temps que celui de Goethe, le génie de Pascal et de Rimbaud en même temps que celui de Racine. D'où la diversité de son admiration, et la valeur de ses jugements lorsqu'il ne jugeait que les ouvres du passé. Dostoïevski l'a troublé très tôt. Dès 1903 : «J'admire Dostoïevski plus que je ne croyais qu 'on pût l'admirer. » Mais l'ébranlement est plus tardif : vers 1922, il écrira encore, dans ce livre même : « Le reproche que je fais à Hamlet est du même ordre que celui que je fais au Misanthrope, c'est surtout intelligent, mais cette intelligence extrême N'EST PAS RÉSORBÉE EN MATIERE D'ART. » Il eût pu ajouter Don Quichotte, Odipe roi et quelques autres ouvres : toutes les ouvres énig-matiques. Il sent bien ce qui apparente Le Misanthrope à Hamlet ; mais ce n'est ni l'intelligence ni l'absence d'art, c'est l'impossibilité de répondre à la question : qu'a voulu l'auteur ? Pourtant Shakespeare écrit Hamlet, et aussi Othello ; Molière, Le Misanthrope, et aussi Le Bourgeois gentilhomme. Gide est sensible au virus, à la trouble gloire des ouvres énigma-tiques, qui n'est pas sans action sur Les Caves du Vatican, sur Les Faux-Monnayeurs. Mais elle n'effacera pas la stylisation, depuis La Symphonie pastorale jusqu'à Thésée. [...]

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André Malraux
(1901 - 1976)
 
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