André Malraux |
(Gallimard, 1933 ; coll. « Folio », p. 8-11) [...] Il n'y a pas d'« homme » de Faulkner, ni de valeurs, ni même de psychologie, malgré les monologues intérieurs de ses premiers livres. Mais il y a un Destin dressé, unique, derrière tous ces êtres différents et semblables, comme la mort derrière une salle des incurables. Une obsession intense broie en les heurtant ses personnages, sans qu'aucun d'eux l'apaise ; elle reste derrière eux, toujours la même, et les appelle au lieu d'être appelée par eux. Un tel monde fut longtemps matière de conte ; même si les échos américains ne nous répétaient complaisamment que l'alcool fait partie de la légende personnelle de M. Faulkner, le rapport entre son univers et celui d'Edgar Poe ou d'Hoffmann serait évident. Matériel psychanalytique semblable, haines, chevaux, cercueils, obsessions semblables. Ce qui sépare Faulkner de Poe, c'est la notion qu'ils ont l'un et l'autre de l'ouvre d'art ; plus exactement, c'est que l'ouvre d'art existait pour Poe, et primait la volonté d'expression - sans doute est-ce là ce qui provisoirement l'écarté le plus de nous. Il créait des objets. Le conte, terminé, prenait pour lui l'existence indépendante et limitée du tableau de chevalet. Je vois dans l'affaiblissement de l'importance accordée aux objets l'élément capital de la transformation de notre art. En peinture, il est clair qu'un tableau de Picasso est de moins en moins « une toile », de plus en plus la marque d'une découverte, le jalon laissé par le passage d'un génie crispé. En littérature, la domination du roman est significative, car, de tous les arts (et je n'oublie pas la musiquE), le roman est le moins gouverné, celui où le domaine de la volonté se trouve le plus limité. Combien Les Karamazoff, Les Illusions perdues, dominent Dostoïewsky et Balzac, on le voit de reste en lisant ces livres après les beaux romans paralysés de Flaubert. Et l'essentiel n'est pas que l'artiste soit dominé, mais que depuis cinquante ans il choisisse de plus en plus ce qui le domine, qu'il ordonne en fonction de cela les moyens de son art. Certains grands romans furent d'abord pour leur auteur la création de la seule chose qui pût le submerger. Et, comme Lawrence s'enveloppe dans la sexualité, Faulkner s'enfouit dans l'irrémédiable. Une force sourde, parfois épique, se déclenche chez lui dès qu'il parvient à affronter un de ses personnages et l'irrémédiable. Et peut-être l'irrémédiable est-il son seul vrai sujet, peut-être ne s'agit-il jamais pour lui que de parvenir à écraser l'homme. Je ne serais nullement surpris qu'il pensât souvent ses scènes avant d'imaginer ses personnages, que l'ouvre fût pour lui, non une histoire dont le déroulement détermine des situations tragiques, mais bien, à l'opposé, qu'elle naquît du drame, de l'opposition ou de l'écrasement de personnages inconnus, et que l'imagination ne servît qu'à amener logiquement des personnages à cette situation conçue d'abord. C'est, soit d'une impuissance d'esclave pleinement ressentie (la jeune fille dans la maison des gangsterS), soit de l'absurde irrémédiable (le viol avec l'épi de maïs, l'innocent brûlé, Popeye en fuite mais stupidement condamné pour un délit qu'il n'a pas commis ; dans Tandis que j'agonise le fermier qui soigne son genou malade en l'enrobant de ciment, le magnifique monologue de hainE) que jaillit chez Faulkner l'exaltation tendue qui fait sa force, et c'est l'absurdité qui donne à ses personnages secondaires, presque comiques (la maîtresse du bordel avec ses chienS), une intensité comparable à celle de Chtchédrine. Je ne dirai pas de Dickens ; car, même autour de tels personnages rôde le sentiment qui fait la valeur de l'ouvre de Faulkner : la haine. Il ne s'agit pas ici de cette lutte contre ses propres valeurs, de cette passion de fatalité par quoi presque tous les grands artistes, de Baudelaire au Nietzsche à demi aveugle qui chante la lumière, expriment l'essentiel d'eux-mêmes ; il s'agit là d'un état psychologique sur quoi repose presque tout l'art tragique, et qui n'a jamais été étudié parce qu'il ne ressortit pas à l'esthétique : la fascination. De même que l'opiomane ne rencontre son univers qu'après la drogue, le poète tragique n'exprime le sien que dans un état particulier, dont la constance montre la nécessité. Le poète tragique exprime ce qui le fascine, non pour s'en délivrer (l'objet de la fascination reparaîtra dans l'ouvre suivantE) mais pour en changer la nature ; car, l'exprimant avec d'autres éléments, il le fait entrer dans l'univers relatif des choses conçues et dominées. Il ne se défend pas contre l'angoisse en l'exprimant, mais en exprimant autre chose avec elle, en la réintroduisant dans l'univers. La fascination la plus profonde, celle de l'artiste, tire sa force de ce qu'elle est à la fois l'horreur, et la possibilité de la concevoir. Sanctuaire, c'est l'intrusion de la tragédie grecque dans le roman policier. |
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André Malraux (1901 - 1976) |
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