André Malraux |
(Gallimard, 1950, p. 60) La gravure lutte avec force contre le réel ; non seulement parce que, refusant la couleur (pas un artiste de génie n'a aimé la gravure en couleurs avant l'art modernE) elle implique plus brutalement que la peinture la rivalité de l'artiste et du monde, mais encore parce que ses matières, comme celle de la mosaïque, ont une valeur spécifique, à laquelle le spectacle représenté est étranger. L'eau-forte, en tant qu'art, est presque aussi différente du dessin que la peinture. Le graveur sur bois, le buriniste, voient ce qu'ils gravent ; l'aquafortiste ne le voit guère. La matière, à laquelle il attache tant d'importance, n'apparaît qu'à l'épreuve ; il grave un négatif, et au lieu de faire un tableau, doit l'imaginer. Certes, l'eau-forte n'est pas nécessairement mystérieuse ; mais aucune technique ne s accorde au mystère mieux que la sienne. C'est par la substitution, au fond spécifique de la tapisserie, du fond spécifique de la gravure, que les figures de Goya vont trouver leur accent. Son fond de tapisserie avait maintenu une tradition ; le fond d'aquatinte qu'il invente, comme la densité des clairs de la Prairie, exclut les fondus illusionnistes qui faisaient tourner ses figures. Il introduit ses croquis dans un monde plastique cohérent, contraint au style leur écriture ; car cette matière qui exprime la réalité sans l'imiter, appelle un dessin qui exprime la réalité sans l'imiter, un dessin qui lui aussi prend sa valeur par sa matière, par son trait épais ou griffé, par la brisure de son arabesque, par tout ce qui le fait trait gravé. Le grain de résine lui apporte un monde à la fois imaginaire et abstrait : l'autre monde. Sa tache profonde semble souvent représenter la nuit, mais sa fonction est bien plutôt celle des fonds d'or du Moyen Age : elle arrache la scène à la réalité, la situe immédiatement, comme la scène byzantine, dans un univers qui n'appartient pas à l'homme. Ce noir est l'or du démon ; et l'expression du fantastique, avec autant de rigueur que le fond d'or l'avait été du sacré. Il est fort rare dans les dessins préparatoires, même à l'encre. C'est lui qui intervient presque toujours pour donner à la gravure son accent inquiétant, pour faire passer la scène dans le surnaturel. |
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André Malraux (1901 - 1976) |
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Portrait de André Malraux | |||||||||