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Trentième anniversaire de la libération des camps de déportation


Poésie / Poémes d'André Malraux





Il y eut le grand froid qui mord les prisonnières comme les chiens policiers, la Baltique plombée au loin, et peut-être le fond de la misère humaine. Sur l'immensité de la neige, il y eut toutes ces taches rayées qui attendaient. Et maintenant il ne reste que vous, poignée de la poussière battue par les vents de la mort. Je voudrais que ceux qui sont ici, ceux qui seront avec nous ce soir, imaginent autour de vous les résistantes pendues, exécutées à la hache, tuées simplement par la vie des camps d'extermination. La vie ! À Ravensbriick, huit mille mortes politiques. Tous ces yeux fermés jusqu'au fond de la grande nuit funèbre ! Jamais tant de femmes n'avaient combattu en France.

Et jamais dans de telles conditions.

Je rouvrirai à peine le libre des supplices. Encore faut-il ne pas laisser ramener, ni limiter à l'horreur ordinaire, aux travaux forcés, la plus terrible entreprise d'avilissement qu'ait connue l'humanité. « Traite-les comme de la boue, disait la théotie, parce qu 'ils deviendront de la boue. » D'où la dérision à face de bête, qui dépassait les gardiens, semblait au-delà des humains. « Savez-vous jouer du piano ? » dans le formulaire que remplissaient les détenues pour choisir entre le service du crématoire et les terrassements. Les médecins qui demandaient : « Y a-t-il des tuberculeux dans votre famille ? » aux torturés qui crachaient le sang. Le certificat médical d'aptitude à recevoir des coups. La rue du camp nommée : « chemin de la Liberté ». La lecture des châtiments qu'encourraient celles qui plaisanteraient dans les rangs, quand sur le visage des détenues au garde-à-vous les larmes coulaient en silence. Les évadées reprises qui portaient la pancarte : « Me voici de retour ». La construction des seconds crématoires. Pour transformer les femmes en bêtes, l'inextricable chaîne de la démence et de l'horreur, que symbolisait la punition : « Huit jours d'emprisonnement dans la cellule des folles ».



Et le réveil, qui rapportait l'esclavage, inexorablement.



80 % de mortes.

Ce que furent les camps d'extermination, on le sut à partir de 1943-Et toutes les résistantes, et la foule d'ombres qui, simplement, nous ont donné asile, ont su au moins qu'elles risquaient plus que le bagne. J'ai dit que jamais tant de femmes n'avaient combattu en France ; et jamais nulle part, depuis les persécutions romaines, tant de femmes n'ont osé risquer la torture.

Faire de la Résistance féminine un vaste service d'aide, depuis l'agente de liaison jusqu'à l'infirmière, c'est se tromper d'une guerre. Les résistantes furent les joueuses d'un terrible jeu. Combattantes, non parce qu'elles maniaient des armes (elles l'ont fait parfoiS) ; mais parce qu'elles étaient des volontaires d'une atroce agonie. Ce n'est pas le bruit qui fait la guerre, c'est la mort.

La victoire a mis fin à deux guerres différentes. L'une est aussi vieille que l'homme, l'autre n'avait jamais existé. Car si les armées se sont toujours affrontées, la participation active des femmes a été rare, et surtout il n'existait pas d'autre adversaire que l'armée ennemie. La Résistance fémi' nine date de notre temps, la Gestapo aussi. La police militaire n'est pas nouvelle, mais cette guerre n'a précisément pas été menée par une police militaire. Ses prisonnières ne furent donc pas destinées à des camps militaires. Le mélange de fanatisme et d'abjection de la police politique, créée contre des ennemis politiques, n'apportait pas l'hostilité des combattants, mais la haine totale pour laquelle l'adversaire est d'abord ignoble ; et qui impliquait à la fois la torture et le monde concentrationnaire. Pour tous ceux que touchait la Gestapo, ces « putains françaises » avaient assassiné des soldats allemands. Les camps de soldats étaient des ennemis ; les camps d'extermination n'en sont point les héritiers. Les techniques d'avilissement, celles que l'on ne pouvait dépasser qu'en enfermant les mourantes avec les folles, furent d'ailleurs toujours inintelligibles pour la plupart des déportés, puisqu'elles n'avaient plus d'objet, les interrogatoires terminés.



« Au camp, me disait Edmond Michelet, les types me demandaient tous pourquoi les nazis gâchaient leur main-d'ouvre ? » Il ne s'agissait pas de main-d'ouvre, mais du Mal absolu, d'une part de l'homme que l'homme entrevoit, et qui lui fait peur. Il était indispensable que les femmes ne fussent pas épargnées. Le camp parfait eût été le camp d'extermination des enfants. Faute de mise au point, on les tuait avec leurs parent. Il y a quelque chose d'énigmatique et de terrifiant dans la volonté de déshumaniser l'humain, comme dans les pieuvres, comme dans les monstres. L'idéal des bourreaux était que les victimes se pendent par horreur d'elles-mêmes. On comprend pourquoi les détenues demandaient aux religieuses, prisonnières comme elles, de leur parler de la Passion. Dante, banalités ! Là, pour la première fois, l'homme a donné des leçons à l'enfer.

Il fallait choisir la chiourme : n'est pas abjectement sadique qui veut ! Le hasard n'eût fourni qu'une brutalité plus simple. Je doute que le nazisme ait créé ces camps pour inspirer la terreur, car il les tint longtemps secrets. L'appareil concentrationnaire fut-il le stupéfiant envers des fêtes de Nuremberg ? Mais la Gestapo est indissociable, et nous ne pourrions comprendre l'assemblée d'aujourd'hui sans comprendre qu'en marge du fracas des chars la guerre du silence fut celle des femmes contre la Gestapo. Leur armée est la Croix-Rouge. Dans la Résistance, elles semblaient renoncer à une protection immémoriale. Elles entraient dans la guerre par la porte du supplice.

Et dans les camps le dernier affrontement fut, peut-être, le plus mystérieux. Ces nazis résolus à vous exterminer ne vous ont pas assassinées ; sans doute était-il trop tard. Mais, pour survivre, il fallait le vouloir chaque jour de toutes ses forces. Et vous avez découvert que la volonté de vivre était obscurément sacrée. Désarmées, hors de l'humanité, vous ne pouviez témoigner qu'en continuant à vivre. Et vous avez vécu.

Le général de Gaulle attendait, à la gare de l'Est, le premier convoi de fantômes.

Mais il serait faux de limiter les déportées aux agents des réseaux, à la Résistance organisée. Combien de vos compagnes étaient des femmes qui, nous assistant à l'occasion ou nous donnant asile, risquaient autant que nous, et le savaient ! Vous ne séparez pas celles qu'une même souffrance rassembla. Vous représentez toutes celles qui n'ont fait partie d'aucune organisation et dont vous avez si souvent éprouvé la fraternité. Les aviateurs tombés se réfugiaient dans la première ferme venue. Le camarade anglais blessé avec moi fut transporté de village en village avant de retrouver les nôtres. Nous avons vécu de la complicité de la France. Pas de toute la France ? Non. De celle qui a suffi.



Le fermier fut souvent une fermière. C'est pourquoi votre valeur de symbole est si grande. D'un côté les barbelés électrifiés, les chiens, la Gestapo, la volonté d'avilir jusqu'à la mort, l'épaisse fumée du crématoire qui se perd dans les nuages bas. De l'autre, toutes celles qui montrèrent au passage qu'elles auraient pu être des vôtres, et que nous ne retrou' veront jamais. Celles qui vous entourent dans la nuit funèbre et dont vous êtes les témoins aussi.

Le poste émetteur du réseau voisin du nôtre était installé chez une dactylo, tante de l'un de nos compagnons. Comme elle tapait à la machine chez elle, il avait pensé que ce bruit serait bien utile. Il lui avait demandé si elle accepterait qu'il apporte son poste. Elle avait répondu, en haussant une épaule : « Évidemment... »

Elle n'appartenait à aucun réseau. Elle aimait son neveu comme un neveu, pas davantage. Elle disait sans plus : « Les nazis, j'en veux pas. » Elle connaissait le risque, c'était à la fin de 43.

Le neveu a été fusillé, la tante est revenue de Ravensbruck. Elle pesait trente-quatre kilos. Je serait étonné qu'elle ait jamais cru avoir accompli une action héroïque. Elle se méfiait du mot. À Ravensbruck, elle a dû penser : « Moi, je n'ai jamais eu beaucoup de chance... »

Nous sommes dans le domaine le plus simple de la Résistance, peut-être le plus profond. Nous savons aujourd'hui que chez beaucoup d'entre nous, femmes ou hommes, la patrie repose comme une eau dormante. Fasse le destin que cette femme soit ici, ou qu'elle prenne ce soir la télévision - stupéfaite d'entendre parler d'elle aux rois de Chartres, qui ont vu Saint Louis. Portail royal en qui depuis huit cents ans bat l'âme de notre pays, je viens de t'apporter le plus humble témoignage de la France. J'en répéterai un autre, que notre compagne des ténèbres aurait préféré au sien. En rangs, les prisonnières écoutaient un discours de menaces. Le chef du camp se tut enfin, et l'interprète alsacienne traduisit tout par une seule phrase : « Il a dit que nous ne sortirons d'ici que lorsque nous serons mortes. » Une joie stupéfiante surgit. Pendant qu'elle disait ces mots-là, un message à bouches fermées filtrait dans les rangs : les Alliés arrivent.



« Alors, dans tous les bagnes depuis la Forêt-Noire jusqu 'à la Baltique, l'immense cortège des ombres qui survivaient encore se leva sur ses jambes flageolantes. Et le peuple de celles dont la technique concentrationnaire avait tenté de faire des esclaves parce qu'elles avaient été parfois des exemples, le peuple dérisoire des tondues et des rayées, notre peuple ! pas encore délivré, encore en face de la mort, ressentit que même s'il ne devait jamais revoir la France, il mourrait avec un âme de vainqueur. »



Croyantes ou non, vous connaissez le verset lugubrement illustre, prononcé par tous puisque la douleur est partout : Stabat mater dolo-rosa... Et la Mère des Douleurs se tenait debout... Dans la crypte, sous l'hosanna des orgues et des siècles, la France aux yeux fermés vous attend en silence. Que celle d'entre vous dont on se souviendra le moins, la plus démunie, celle dont j'ai parlé si elle est encore vivante, s'approche pour entendre chuchoter la haute figure noire :

Écoute bruire dans l'ombre autour de moi l'immense essaim des mortes. Je ne l'ai pas abandonné. Saint Fiançois disait à la mendiante d'Assise : « Sur ton pauvre visage, que ne puis-je embrasser toute la pauvreté du monde... »

Sur le tien, moi, la France, j'embrasse toutes tes sours d'extermination. J'ai connu bien des prisonnières, à commencer par moi. Celles dont la liberté cessait avec le jour, parce que le camp revenait la nuit. Celles qui disaient : « Ne laissez pas entrer les chiens, parce que les chiens mordent. »

J'ai connu aussi, comme toi, les femmes qui disaient qu'elles n'avaient jamais pensé à nous. À qui personne n'avait jamais parlé de rien. Maintenant, pour les siècles, on sait. Avec quoi ferait-on la noblesse d'un peuple, sinon avec celles qui la lui ont donnée ?

Symbole mystérieux, les huit mille personnages de la cathédrale voient, sur ta face accablée, les huit mille prisonnières qui ne sont pas revenues. Dans cette cathédrale où furent sacrés tant de rois oubliés, qu'elles reçoivent avec toi le sacre du courage. À la descendance de l'humanité sourde, peut-être à la petite-fille même de celle qui t'a livtée, la secourable voix où disparaît la honte, soufflera les mots qu'ont trouvés nos pauvres gens pour Du Guesclin, le seul connétable resté dans leur cour. Vivante naguète changée en plaie, crâne rasé de la misère française, « il n'est si pauvre fileuse en France, qui ne filerait pour payer ta rançon ».

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André Malraux
(1901 - 1976)
 
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