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Auguste Barbier



Lazare, la lyre d'airain - Poéme


Poéme / Poémes d'Auguste Barbier





Quand l' Italie en délire,

L' Allemagne aux blonds cheveux,

Se partagent toutes deux

Les plus beaux fils de la lyre,

Hélas! Non moins chère aux dieux,

La ténébreuse Angleterre,

Dans son île solitaire,

Ne sent vibrer sous sa main

Qu' un luth aux cordes d' airain.

Ah! Pour elle Polymnie,

La mère de l' harmonie,

N' a que de rudes accents,



Et les bruits de ses fabriques

Sont les hymnes magnifiques

Et les sublimes cantiques

Qui viennent frapper ses sens.



Écoutez, écoutez, enfants des autres terres!

Enfants du continent, prêtez l' oreille aux vents

Qui passent sur le front des villes ouvrières,

Et ramassent au vol comme flots de poussières

Les cris humains qui montent de leurs flancs!

Écoutez ces soupirs, ces longs gémissements

Que vous laisse tomber leur aile vagabonde,

Et puis vous me direz s' il est musique au monde

Qui surpasse en terreur profonde

Les chants lugubres qu' en ces lieux

Des milliers de mortels élèvent jusqu' aux cieux!

Là tous les instruments qui vibrent à l' oreille

Sont enfants vigoureux du cuivre ou de l' airain;

Ce sont des balanciers dont la force est pareille

À cent chevaux frappés d' un aiguillon soudain;

Ici, comme un taureau, la vapeur prisonnière

Hurle, mugit au fond d' une vaste chaudière,

Et, poussant au dehors deux immenses pistons,

Fait crier cent rouets à chacun de leurs bonds.

Plus loin, à travers l' air, des milliers de bobines

Tournant avec vitesse et sans qu' on puisse voir,

Comme mille serpents aux langues assassines

Dardent leurs sifflements du matin jusqu' au soir.

C' est un choc éternel d' étages en étages,

Un mélange confus de leviers, de rouages,

De chaînes, de crampons se croisant, se heurtant,

Un concert infernal qui va toujours grondant,

Et dans le sein duquel un peuple aux noirs visages,

Un peuple de vivants rabougris et chétifs

Mêlent comme chanteurs des cris sourds et plaintifs.





L' ouvrier.

Ô maître, bien que je sois pâle,

Bien qu' usé par de longs travaux

Mon front vieillisse, et mon corps mâle

Ait besoin d' un peu de repos;

Cependant, pour un fort salaire,

Pour avoir plus d' ale et de boeuf,

Pour revêtir un habit neuf,

Il n' est rien que je n' ose faire:

Vainement la consomption,

La fièvre et son ardent poison,

Lancent sur ma tête affaiblie

Les cent spectres de la folie,

Maître, j' irai jusqu' au trépas;

Et si mon corps ne suffit pas,

J' ai femme, enfants que je fais vivre,

Ils sont à toi, je te les livre.





Les enfants.

Ma mère, que de maux dans ces lieux nous souffrons!

L' air de nos ateliers nous ronge les poumons,

Et nous mourons, les yeux tournés vers les campagnes.

Ah! Que ne sommes-nous habitants des montagnes,

Ou pauvres laboureurs dans le fond d' un vallon;

Alors traçant en paix un fertile sillon,

Ou paissant des troupeaux aux penchants des collines,

L' air embaumé des fleurs serait notre aliment

Et le divin soleil notre chaud vêtement.

Et, s' il faut travailler sur terre, nos poitrines

Ne se briseraient pas sur de froides machines,

Et la nuit nous laissant respirer ses pavots,

Nous dormirions enfin comme les animaux.





La femme.

Pleurez, criez, enfants dont la misère

De si bonne heure a ployé les genoux,

Plaignez-vous bien: les animaux sur terre

Les plus soumis à l' humaine colère

Sont quelquefois moins malheureux que nous.

La vache pleine et dont le terme arrive

Reste à l' étable, et sans labeur nouveau,

Paisiblement sur une couche oisive

Va déposer son pénible fardeau;

Et moi, malgré le poids de mes mamelles,

Mes flancs durcis, mes douleurs maternelles,

Je ne dois pas m' arrêter un instant:

Il faut toujours travailler comme avant,

Vivre au milieu des machines cruelles,

Monter, descendre, et risquer en passant

De voir broyer par leurs dures ferrailles,

L' oeuvre de Dieu dans mes jeunes entrailles.





Le maître.

Malheur au mauvais ouvrier

Qui pleure au lieu de travailler;

Malheur au fainéant, au lâche,

À celui qui manque à sa tâche

Et qui me prive de mon gain;

Malheur! Il restera sans pain.

Allons, qu' on veille sans relâche,

Qu' on tienne les métiers en jeu;

Je veux que ma fabrique en feu

Écrase toutes ses rivales,

Et que le coton de mes halles,

En quittant mes brûlantes salles,

Pour habiller le genre humain,

Me rentre à flots d' or dans la main.

Et le bruit des métiers de plus fort recommence,

Et chaque lourd piston dans la chaudière immense,

Comme les deux talons d' un fort géant qui danse,

S' enfonce et se relève avec un sourd fracas.

Les leviers ébranlés entrechoquent leurs bras,

Les rouets étourdis, les bobines actives

Lancent leurs cris aigus, et les clameurs plaintives,

Les humaines chansons plus cuisantes, plus vives,

Se perdent au milieu de ce sombre chaos,

Comme un cri de détresse au vaste sein des flots...



Ah! Le hurlement sourd des vagues sur la grève,

Le cri des dogues de Fingal,

Le sifflement des pins que l' ouragan soulève

Et bat de son souffle infernal,

La plainte des soldats déchirés par le glaive,

La balle et le boulet fatal,

Tous les bruits effrayants que l' homme entend ou rêve

À ce concert n' ont rien d' égal;

Car cette noire symphonie

Aux instruments d' airain, à l' archet destructeur,

Ce sombre oratorio qui fait saigner le coeur,

Sont chantés souvent en partie

Par l' avarice et la douleur.

Et vous, heureux enfants d' une douce contrée

Où la musique voit sa belle fleur pourprée,

Sa fraîche rose au calice vermeil,

Croître et briller sans peine aux rayons du soleil,

Vous qu' on traite souvent dans cette courte vie

De gens mous et perdus aux bras de la folie,

Parce que doux viveurs, sans ennui, sans chagrins,

Vous respirez par trop la divine ambroisie

Que cette fleur répand sur vos brûlants chemins,

Ah! Bienheureux enfants de l' Italie,

Tranquilles habitants des golfes aux flots bleus,

Beaux citoyens des monts, des champs voluptueux

Que le reste du monde envie;

Laissez dire l' orgueil au fond de ses frimas!

Et bien que l' industrie, ouvrant de larges bras,

Épanche à flots dorés sur la face du monde

Les trésors infinis de son urne féconde,

Enfants dégénérés, oh! Ne vous pressez pas

D' échanger les baisers de votre enchanteresse

Et les illusions qui naissent sous ses pas,

Contre les dons de cette autre déesse

Qui veut bien des humains soulager la détresse,

Mais qui, le plus souvent, ne leur accorde, hélas!

Qu' une existence rude et fertile en combats,

Où, pour faire à grand' peine un gain de quelques sommes

Le fer use le fer et l' homme use les hommes.

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Auguste Barbier
(1805 - 1882)
 
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