Claude Vigée |
Celui qu'a terrassé la violence N'est-il pas retranché pour toujours de lui-même ? Pèlerin du soleil aux trousses de son ombre, Renaîtra-t-il, errant combien d'années encore, Cherchant la vérité dans une place étrange? Prier C'est écouter Aux portes du silence. Je franchis le seuil du cimetière de campagne juif en Basse-Alsace Où j'allai tout enfant avec mon père dans les averses de mars Après l'hiver impénétrable et le brouillard d'école Poser des graviers blancs Sur l'arête des hautes stèles grises rongées de givre. Maintenant c'est l'heure ultime de l'été, Les punaises rouges et noires Font l'amour en dormant sur le seuil de grès concave usé par les morts, Haché de barreaux d'ombre entre les grilles rouillées Qu'étrangle la grosse chaîne toujours cadenassée portant l'écriteau : « S'adresser à Mr Abraham Weill, ministre officiant, ou an bedeau. » Ils sont tous là les aïeux de père et de mère Les surgeons de Jacob les rameaux de Jessé Les proches parents du Messie l'holocauste sanglant des nations Les boucs émissaires qui emportent au désert le péché - Ceux qui vendirent du drap à tout le canton sous Napoléon Trois Ceux qui ont fait une distribution gratuite de froment et de haricots secs Au moment de la disette dans-'les premiers mois de la Restauration Ceux qui furent conscrits en et gardèrent leur bâton de tambour-major Caché sous l'ais du grenier dans un ruban de soie tricolore, Jusqu'à ceux qui naquirent dans un ghetto de village mal oublié Pendant que l'avenir ouvrait pour eux sous la Terreur - Au rang de leurs cadets il en manque une trentaine Qui furent brûlés vifs voilà huit ans à peine Par la main des Gentils Dans les fours crématoires de Pologne ou d'ailleurs : Il reste un grand dépôt de jouets à Belsen - Des cendres de l'exil ayez pitié Seigneur Ils demeurent assemblés en permanence le jour sans fin du Grand Pardon Convoqués dans la tunique rituelle aux lacets de lin dénoués pour l'éternité La langue chargée de terre et blanchie par le jeûne Ils tiennent leur réunion plénière jusqu'à la consommation des siècles Engagés dans le colloque silencieux Qui précède au jour du jugement le verdict sans appel des cornes archangéliques. En ce jour le Seigneur sonnera de la corne Teki'ah Teru'ah Teki'ah Comment réconcilierons-nous les tronçons d'une vie écartelée Entre le passé mort et l'agonie sans terme de l'avenir? Pour la lune cachée du septième mois la corne annonciatrice Sonne trois fois trente et dix fois et c'est toujours l'unique Appel qui réveille dans l'abîme le feu de la merci suprême : Prier C'est écouter La corne du silence. Je reriens d'Amérique Leur rendre visite comme autrefois au début du printemps J'allais vers eux depuis l'Amérique autrement lointaine de l'enfance. C'est pour leur signifier qu'entre nous le pacte n'est point rompu, Que nous sommes toujours en relations charnelles En dépit des difficultés internationales El du prix montant des moyens de transport transatlantiques. Nous sommes demeurés en contact de monde mort à monde mort Et nous n'entreprenons rien sans consultations réciproques Dans la grande cité souterraine De la paix qui nous unit depuis l'origine. Sur la colline Blanchit le collège aux fenêtres Second Empire Qu'entoure un rempart de bois d'aulnes et d'acacias; Les marronniers en fleur explosent dans la cour carrée, La chèvre brune broute à l'enclos d'aubépines. Dans le bois aux lièvres où court le vent du matin chargé d'ail sauvage L'n faucheur coupe le foin sur une seule petite place humide - Dans ce sol sablonneux sous le soleil de juin Le silence bourdonne de guêpes et d'orties. Du haut de la lucarne retrouvée de l'enfance Je pêche au filet les vieilles maisonnettes'jaunes des voisins avec leurs étables en ruine : Un cercle de forêts assiège l'horizon - Plus loin C'est la plaine marécageuse piquée de bouquets de trembles et de peupliers, Puis la Forêt-Noire ; Le tocsin de l'été roule dans la montagne, Sous les sapins s'agite une mer de fougères. Les clochers des villages émergent des pans de bois Entre les cheminées lézardées Des usines en brique rouge à cinq étages du dix-neuvième siècle Que couronnent les nids de cigognes déserts. Il y a des jouets perdus sous l'escalier du toit. Dont je rêve parfois sur le dos de la nuit. Quelques lambeaux du vrai papier de tenture flottent au fond des corridors noirs de vent ; La rampe d'escalier en acajou tendre est encore là, Dans la maison ouverte, pillée, éventrée, Démantelée par la guerre par l'oubli par l'exil. Qui garde pour seul vestige Une baignoire d'enfant trouée de balles, en zinc mangé de lèpre, Délaissée sous les combles dans l'angle que font le mur et la cheminée Aux hanches écroulées sous le velours inusable de la poussière. |
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Claude Vigée (1921 - ?) |
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Portrait de Claude Vigée | |||||||||
BiographieClaude Vigée, poète, universitaire, auteur de nombreux ouvrages critiques et traducteur, recevra en octobre 2006 le Prix de l'Amitié Judéo-chrétienne de France. |
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