Denis Diderot |
A la fin de 1754, alors que quatre volumes de l'Encyclopédie étaient publiés, Diderot pouvait jeter en arrière un regard satisfait sur quelques années difficiles sans doute, mais productives et fertiles en événements. Non seulement il avait supporté la charge la plus lourde de l'édition, un ouvrage d'une ampleur formidable, mais il avait aussi trouvé, au cours de ces toutes récentes années, le moyen d'écrire quelques livres importants. Il prit alors le temps de faire une visite à Langres, la première qu'il eût faite, pour autant qu'on le sache, depuis douze ans et la dernière qu'il dût faire du vivant de son père. Ayant laissé sa femme et sa petite fille âgée d'un an dans l'appartement de la rue de l'Estrapade, il passa au moins dix jours à Langres, où, entre autres choses, il prêta cinq cents livres à un fermier de l'endroit et fut le parrain d'un enfant Caroillon, destiné à devenir un jour le beau-frère de sa propre fille '. Il faut croire que les gens de Langres pensaient toujours que Diderot était en position d'assumer, en conscience, les devoirs d'un parrain chrétien. Il serait plus qu'intéressant sur ce point de savoir pourquoi Diderot le pensait aussi. Il esi clair qu'il passa des jours agréables à Langres. Sa très longue lettre de remerciements, adressée à tous ses parents et amis, est celle d'un homme qui écrit à des gens qu'il aime. Elle est teintée d'un nuance de rudesse et de familiarité, aucunement étrangère au style de Diderot, mais qui, dans ce cas précis, semble intentionnellement tournée pour convenir au goût de provinciaux peu difficiles. C'est un peu comme si Diderot s'adressait aux personnages d'un tableau de Jan Steen. Une lettre postérieure montre à quel point il avait su raviver d'anciennes amitiés. Il décrit à la famille Caroillon comment, à son retour à Paris, il s'est insinué sans vergogne dans les bonnes grâces d'une vieille Parisienne riche qui était une de leurs tantes, et il poursuit en parlant des espérances qu'il nourrit pour un futur mariage de sa fille (âgée d'un an et demi !) avec un fils Caroillon (âgé de neuf anS), mariage qui d'ailleurs finira par se faire. Diderot nous a laissé une image vivante du cercle de famille, à Langres, dans un dialogue intitulé Entretien d'un père avec ses enfants, ou du danger de se mettre au-dessus des lois '. Cet entretien lui donne l'occasion de décrire la justice compatissante mais impartiale de son père, les tendres et généreux mouvements de sa sour, l'inflexibilité et la rigueur de son frère l'abbé et ses propres élans magnanimes et quelque peu don quichottesques. Bien que très postérieur, cet Entretien décrit certainement le groupe familial à cette époque. Mieux, ce dialogue vivant et affectueux rapporte probablement telle quelle une conversation, car Diderot, tout imaginatif et créateur qu'il soit pour les métaphores et dans le domaine de la pensée scientifique, manquait remarquablement d'invention pour les intrigues et les caractères. Il savait observer méticuleuse-ment, il savait raconter avec beaucoup de verve, et, une fois qu'il avait pris son essor, il pouvait planer longuement. Mais on a fait remarquer qu'il avait souvent besoin, pour être inspiré, du souvenir d'un événement réel ou d'un personnage véritable, et l'on s'aperçoit souvent que les histoires qu'il raconte se sont vraiment produites 4. Dans l'Entretien, il nomme certains personnages par leur nom comme le notaire de la famille, Jean-Louis Dubois, ne s'embarrassant pas de dissimuler leur identité, sachant pourtant que son ouvrage allait être publié. II y a donc tout lieu de croire que cette conversation - traitant des cas de conscience difficiles, et Diderot adorait parler de cas de conscience difficiles - a vraiment eu lieu. A Langres, Diderot consulta sa famille sur ses rapports avec les libraires : le notaire Dubois lui donna même des conseils juridiques précis. C'est ainsi qu'il écrivait à sa famille : « A peine suis-je de retour à Paris que mes libraires en sont informés et que le jour est pris pour discuter nos intérêts. Nous mîmes tous tant de chaleur et si peu de raison dans notre première entrevue, que je crus que nous ne nous reverrions plus. II n'y eut pas un seul des articles du traité de M. Dubois qui ne fût attaqué ' ». Dans cette lettre, Diderot semble déterminé à se retirer à Langres s'il n'obtient pas ce qu'il demande. Mais après des négociations compliquées, beaucoup d'intermédiaires, beaucoup de compromis, un nouveau contrat fut signé le 20 décembre 1754. L'exposé des motifs de ce document montre que Diderot avait fait valoir que la somme de travail requise par l'Encyclopédie s'était accrue depuis la signature du contrat précédent. Les libraires convenaient donc qu'à partir du volume V, ils paieraient à Diderot deux mille cinq cents livres par volume, mille cinq cents livres quand serait fournie la copie première et les mille autres la dernière. De plus dans les trois mois qui suivraient l'impression du dernier volume, Diderot devait recevoir la somme globale de vingt mille livres. Tous les ouvrages qui lui avaient été fournis jusque-là comme sources ou textes de référence pour l'édition lui demeureraient en toute propriété. Ces livres formèrent l'ossature de la bibliothèque qu'il vendit plus tard à Catherine de Russie. Les libraires couchèrent par écrit « que le dt Sr Diderot sera par la suite, comme il l'a été précédemment, éditeur de toutes les parties de l'Encyclopédie 6 ». Aucun document antérieur n'avait défini aussi précisément la position de Diderot. Environ à la même époque, probablement parce que le nouveau contrat rendait la chose possible, la famille de Diderot emménagea dans un logement plus vaste. Pendant les trente ans qui lui restaient à vivre, Diderot et les siens vécurent au quatrième étage d'une maison où il louait aussi une pièce qui lui servait de cabinet de travail, à l'étage supérieur, juste sous le toit. Cette maison était située au coin de la rue Taranne, qui n'existe plus, et de la rue Saint-Benoît, qui existe toujours. Si la maison de Diderot était toujours debout (elle fut démolie en 1866), elle serait sur le boulevard Saint-Germain, juste en face du café de Flore, au cour du domaine des existentialistes. Une belle statue de Diderot, en bronze, faite par Jean Gautherin en 1885, se dresse un peu plus loin. Une phrase de sa lettre de remerciement à Langres semble indiquer que Diderot en était venu à se défier de d'Alembert : « Je ne sais comment, dans cet intervalle, l'impatience ne me prit pas, et je ne les envoyai pas à tous les diables, eux, l'Encyclopédie, leurs papiers et leur traité ; un peu plus de confiance dans la probité de mon collègue, et c'en était fait ». Cela doit signifier que Diderot soupçonnait d'Alembert de vouloir prendre sa place comme éditeur principal. Le manque de cordialité entre les deux hommes devint assez marqué pour avoir été remarqué par Marmontel : « La maison du baron d'Holbach, et, depuis quelque temps, celle d'Helvétius, étaient le rendez-vous de cette société, composée en partie de la fleur des convives de Mme Geoffrin, et en partie de quelques têtes que Mme Geoffrin avait trouvées trop hardies et trop hasardeuses pour être admises à ses dîners. (...) Je n'ai jamais très bien su pourquoi d'Alembert se tint éloigné de la société dont je parle. Lui et Diderot, associés de travaux et de gloire dans l'entreprise de l'Encyclopédie avaient été d'abord cordialement unis ; mais ils ne l'étaient plus ; ils parlaient l'un de l'autre avec beaucoup d'estime, mais ils ne vivaient point ensemble, et ne se voyaient presque plus. Je n'ai jamais osé leur en demander la raison ' ». L'année 1754 fut particulièrement heureuse pour d'Alembert. Il reçut, cette année-là, le plus grand honneur que ses écrits pouvaient lui valoir en France, son élection à l'Académie française. Cette institution, qui avait été fondée par le cardinal de Richelieu, était placée sous le patronage direct du roi de France. Avoir sa place parmi ses quarante membres conférait un si grand prestige que même les princes du sang, comme le comte de Clermont cette même année, cherchaient à s'y faire élire. Une des prétentions les plus permanentes et les plus pathétiques de l'Académie était qu'elle conférait à ses membres l'immortalité. Dans les bâtiments de l'Institut de France, sur les portes du xvnr siècle de la charmante salle où travaille l'Académie, une guirlande savante porte les mots A l'immortalité. Inutile de remarquer que les couronnes de laurier, comme ceux qui les portent, peuvent tomber en poussière. D'Alembert méritait pleinement son élection. Il était plus qu'un homme de science, il était le plus grand mathématicien français vivant ; il était aussi un homme de lettres talenteux et influent, comme le montre le Discours préliminaire de l'Encyclopédie et d'autres écrits rassemblés et publiés en 1753 sous le titre de Mélanges de littérature, d'histoire et de philosophie. Pourtant il est certain que son élection ne pouvait pas être interprétée comme une simple reconnaissance personnelle : c'était aussi une victoire pour l'Encyclopédie et pour la nouvelle « philosophie ». Le prestige des idées nouvelles s'étendait avec le sien, et son entrée dans la citadelle des lettres françaises donnait à espérer aux philosophes - et aussi à craindre à leurs ennemis - qu'il ne s'agissait que de la première admission à l'Académie. L'élection de d'Alembert accroissait - si cela était encore possible - la confiance et l'estime de soi d'un groupe en train de devenir rapidement une sorte de parti ou de secte. La propension des philosophes à se former en coterie devint, dans les années 1750, le sujet de remarques exaspérées et fréquentes. Fréron, dans L'Année littéraire, laissait rarement passer l'occasion de s'en plaindre, et même l'abbé Raynal, plus ami qu'ennemi des philosophes, notait dans son périodique « ce ton dur et cette mauvaise humeur que quelques gens de lettres prennent aujourd'hui pour de la philosophie. (...) Si l'on quitte le ton de la critique, c'est pour élever au troisième ciel les auteurs de l'Encyclopédie et celui de l'Histoire naturelle (BuffoN) : il n'y a plus rien de louable qu'eux. Ce sont eux qui nous ont appris à penser et à écrire, qui ont rétabli le bon goût et la philosophie, et qui les conservent. Cependant, on demande tous les jours qu'est-ce qu'ils ont fait ? Ces messieurs, estimables sans doute par leurs connaissances, leur esprit, leurs mours, dégradent leur philosophie par un ton dominateur et législatif, par une affectation de s'arroger le despotisme littéraire et par la manière de s'encenser mutuellement partout et sans fin '" ». Ce sentiment flatteur de faire partie d'une élite était encouragé par le salon, institution sociale particulièrement propre à entretenir l'esprit de cohésion d'un groupe. Compte tenu de la centralisation de la vie sociale et intellectuelle de la France, au moins depuis le début du xvnc siècle, le salon parisien a toujours été, comme dans une maison de jeu, le lieu où se font et se défont les bonnes fortunes. Il a souvent été d'une aide inestimable pour lancer un auteur ou, inversement, pour le couler. Cela n'a jamais été aussi vrai qu'au XVIII siècle. Car c'était une époque où la vie de société était très intense et les idées qui transformaient la société, la prédisposant aux changements, étaient de celles qu'on élaborait librement dans le loisir agréable de ces heures de compagnie. Le mot salon, en ce sens particulier, sous-entendait une maison ouverte dont le dessein était de favoriser la discussion intellectuelle. Ce mot impliquait aussi généralement que cette hospitalité était accordée par une dame, dirigeant, comme l'a dit Henry James, le cours sinueux d'une conversation, dans un paysage souriant, entre des berges d'allusions. D'Holbach tenait un salon, bien sûr, mais les salons les plus connus du XVIII siècle étaient ceux de Mme du Deffand, de Mme Geoffrin, de Mlle de Lespinasse et de Mme Necker. Il fallait beaucoup d'adresse et de tact pour tenir avec succès un salon, pour obtenir le respect d'auteurs et d'intellectuels capricieux, pour leur donner envie de revenir, pour savoir animer une conversation sans tomber dans la banalité, pour régenter si adroitement la discussion qu'elle ne devienne ni anarchique ni compassée, pour faire parler les timides et taire les ennuyeux. Personne n'était plus compétent que Mme Geoffrin, personne n'exerçait ces dispositions avec plus de douceur et de fermeté, de sorte que sa maison fut surnommée pour son prestige et son autorité le « royaume de la rue Saint-Honoré " ». Son hôtel est toujours debout, entre la place Vendôme et la place de la Concorde. Il devint un centre de ralliement pour la « philosophie », par la vertu des célèbres dîners que Mme Geoffrin offrait tous les mercredis aux gens de lettres. Les artistes étaient reçus les lundis. Les conversations n'étaient cependant pas aussi audacieuses ni aussi libres chez Mme Geoffrin que chez les d'Holbach. Mme Geoffrin était plutôt timorée et très prudente. Elle tenait à distance Diderot, le penseur le plus original et le plus fécond, comme l'a révélé Marmontel : « Chez Mme Geoffrin, les philosophes étaient " tenus sous sa main " l2. Mais cette prudence même et cette timidité jouaient en faveur des encyclopédistes. « Au moment où s'ouvre son salon, écrit un collaborateur distingué de la Revue des Deux Mondes, ceux qui vont former l'armée des encyclopédistes sont encore isolés, étrangers ou hostiles les uns aux autres, peu connus ou peu appréciés du public. Ils se sont groupés chez Mme Geoffrin ; ils ont trouvé chez elle un centre de réunion où ils ont appris à se rapprocher, à se supporter, à faire cause et oeuvre communes. Ils s'y sont disciplinés. Amie de la décence et de la mesure, la maîtresse de maison les a empêchés de heurter trop brusquement le pouvoir et l'opinion, et elle les a préservés contre le danger de se perdre par leur impatience ,3 ». Cela esti bien dit. Un rapport de police de 1751, sur Mme Geoffrin, donne quelques détails supplémentaires, plus terre à terre, sur la manière dont était conduit un salon : Il s'assemble toutes les après-midi chez celte dame un cercle de beaux esprits, du nombre desquels sont particulièrement MM. de Fontenelle et Helvétius, fermier général qui sont ses amis. Elle donne souvent à manger. Elle vend aussi les livres nouveaux les plus rares ; c'est-à-dire les auteurs lui en envoyant une douzaine d'exemplaires qu'elle se fait un plaisir de faire acheter à ses amis. L'activité d'un cercle littéraire, tel celui de Mme Geoffrin, est dépeint dans les « Mémoires de Monsieur de Voltaire », d'Olivier Goldsmith, qui prétend avoir été témoin d'une dispute animée à laquelle auraient pris part Fontenelle, Diderot et Voltaire. Si cet incident a vraiment eu lieu, il a dû se produire au cours de l'année 1755, année où Goldsmith était en France. II serait plaisant de penser que Diderot et Goldsmith se connaissaient, mais ce récit est en partie inexact car Voltaire n'était pas à Paris en 1755 et ne rencontra Diderot qu'en 1778 ; il est donc à craindre que l'histoire ne soit totalement fausse ". Pour Diderot, l'importance du salon de Mme Geoffrin était surtout indirecte. Le salon existait. Il était précieux. Il fournissait un soutien puissant aux idées nouvelles représentées par l'Encyclopédie. Mais lui-même ne l'honora guère de sa présence, soit qu'il s'abstînt volontairement parce qu'il n'appréciait pas la contrainte que Mme Geoffrin imposait à ses hôtes, soit qu'il eût compris qu'elle le préférait absent. II n'existe aucune preuve d'inimitié entre eux, et elle se montra avec lui très généreuse sur le plan financier. Mais elle se défiait de lui : ses manières et ses idées le rendaient difficile à manier. Comme l'a dit Marmontel, « Diderot n'était point admis à ses dîners ». Un autre contemporain écrit : « Diderot n'allait point chez Mme Geoffrin. Elle craignait sa pétulance, la hardiesse de ses opinions, soutenue, quand il était monté, par une éloquence fougueuse et entraînante 16 ». Elle-même, écrivant en 1774 à son protégé, le roi de Pologne, parlait de Diderot dans des termes froids et mesurés. « C'est un honnête homme mais il a la tête mauvaise ; et il est si mal organisé, qu'il ne voit ni n'entend rien comme cela est ; il est toujours comme un homme qui rêve, et qui croit toujours tout ce qu'il a rêvé " ». A la même époque environ, Diderot fit la connaissance d'un homme dont le souvenir nous renseigne précieusement sur la première impression que pouvait produire notre encyclopédiste. C'est Charles de Brosses, magistrat dijonnais, qui avait demandé à son ancien condisciple Buffon, de le présenter à Diderot, cette « furieuse tête métaphysique ». « C'est un gentil garçon, rapportait de Brosses, bien doux, bien aimable, grand philosophe, fort raisonneur, mais faiseur de digressions perpétuelles. II m'en fit bien vingt-cinq hier, depuis neuf heures qu'il resta dans ma chambre jusqu'à une heure " ». De Brosses était un homme intelligent, aux idées larges, et lui et Diderot devinrent vite de très bons amis. Diderot lui demanda avec une insistance presque importune le manuscrit d'un long article sur l'éty-mologie pour l'Encyclopédie». Comme le raconta plus tard de Brosses, Diderot garda le manuscrit deux ou trois ans bien que de Brosses le lui eût demandé à plusieurs reprises pour le réviser. L'article qui parut enfin sur ce sujet n'était pas celui de De Brosses, mais un texte de Turgot qui s'était évidemment servi de celui de De Brosses comme point de départ. Ce dernier fut plutôt ébranlé par ce dénouement, bien qu'il ne doutât pas un instant que Turgot n'eût agi en toute bonne foi. Il fut porté à accuser Diderot de négligence et de légèreté ". Cette anecdote nous donne un aperçu du côté insouciant et nonchalant de Diderot : ses qualités si déconcertantes, bien que parfois attachantes, pouvaient rendre très décevants les rapports avec lui. Au moment où Diderot fit la connaissance de De Brosses, l'Académie de Dijon venait d'annoncer un concours primé sur le sujet : « Quelle est l'origine de l'inégalité parmi les hommes ? Est-elle autorisée par la loi naturelle ? » De Brosses était membre de l'Académie et il en parla tout naturellement à Diderot. Celui-ci, pourtant fort séduit par ce thème, ne concourut pas. De Brosses nous en apprend la raison : « Diderot me parle beaucoup du sujet de ce prix. Il le trouve fort beau, mais impossible à traiter sous une monarchie. C'est un philosophe terriblement hardi!l ». L'ami de Diderot, Jean-Jacques, ne ressentait point de semblables entraves. Il présenta un essai qui, sans doute, ne fut pas primé, mais devint une de ses ouvres les plus célèbres. On sait combien Diderot s'intéressait à ce sujet et l'on ne peut s'empêcher de se demander dans quelle mesure 0 a pu influencer Rousseau. Celui-ci dans ses Confessions, dit que le Discours sur l'inégalité était « un ouvrage qui fut plus du goût de Diderot que tous mes autres écrits, et pour lequel ses conseils me furent le plus utiles ». Un peu plus tard, Rousseau identifia même un passage du Discours que Diderot avait écrit, mais à cette époque il n'était plus tellement persuadé que Diderot l'ait vraiment aidé. Il écrivait : « Monsieur Diderot a toujours abusé de ma confiance pour donner à mes écrits ce ton dur et cet air noir qu'ils n'eurent plus quand il cessa de me diriger " ». Les érudits modernes ont tendance à croire qu'il y avait bien chez Diderot une veine de primitivisme plus farouche et plus obstiné que chez Rousseau ". Se fiant aux aveux de ce dernier, on pense généralement que la part de Diderot dans les idées exprimées dans le Discours sur l'origine de l'inégalité est considérable. L'Encyclopédie entrait dans la lettre E. Diderot devait y apporter sa contribution dans un article qui allait figurer sous le titre « Encaustique » 2>. Pour une raison ou une autre, il décida de la publier séparément, et c'est ainsi que parut, anonymement, en 1755, l'Histoire et le secret de la peinture en cire. L'article « Encaustique » du volume V était d'une autre main. Ce sujet quelque peu abstrus était fort à la mode, car Paris était alors le centre de discussions considérables concernant la méthode employée par les Anciens pour peindre à la cire et fixer les couleurs par l'application de la chaleur. Cette technique très délicate produit des effets inimitables et a une résistance extraordinaire. Karl Zerbe, du musée de l'Ecole des Beaux-Arts de Boston, l'a pratiquée de nos jours avec un succès technique et esthétique remarquable. Une relation de Diderot, un artiste nommé Bachelier, pensait en 1749, avoir redécouvert l'ancienne technique, mais n'avait rien fait pour la révéler au public. En 1753, le comte de Caylus publia le premier d'une série d'écrits où il prétendait avoir déchiffré les passages hermétiques de Pline l'ancien sur l'antique procédé et donc être le premier à ressusciter une méthode perdue depuis si longtemps. Caylus fit pourtant mystère de la technique employée pour reproduire l'ancienne. Cette sorte d'obscurantisme touchant les sciences et les arts, comme toute espèce d'obscurantisme, a toujours excité la fureur de Diderot, et son pamphlet visait autant Caylus que la Lettre sur les aveugles avait visé Réaumur. « Rien n'est plus contraire aux progrès des connaissances, que le mystère ;* », tels étaient les premiers mots du nouvel ouvrage. 11 s'efforçait ensuite de prouver que ni Bachelier, en 1749, ni Caylus n'avaient retrouvé le véritable encaustique des Anciens, mais que Bachelier l'avait découvert depuis par des expériences nouvelles. Puisque ce dernier essayait de tenir sa découverte secrète, Diderot se mit inconsidérément dans la position ingrate de révéler un secret qui n'était pas le sien ; « Je ne doute point que M. Bachelier ne me sache mauvais gré de publier son secret. (...) Mais j'ai mon caractère, et ma façon de penser que je trouve bonne, et dont je ne m'écarterai pas en faveur de M. Bachelier. Je ne dois ce que je sais de sa manière de peindre, qu'aux soins que j'ai pris de m'en instruire. Je n'ai promis le secret à personne M ». L'attitude de Diderot s'accordait bien avec celle qu'il avait eue en révélant au public ses idées sur l'amélioration des orgues mécaniques. Cependant, avec une impétuosité, un manque de réflexion caractéristiques, et même avec un zèle exagéré, il désobligea profondément et Caylus et Bachelier par ce qu'il disait être son dévouement pour le bien public. Le comte était un riche amateur, et un expert, apparemment acariâtre et fantasque, qui exerçait une sorte de dictature sur le monde des arts ". On peut aisément imaginer ce qu'il pensait de Diderot. Quand un correspondant italien eut le malheur de lui demander innocemment, en 1761, des nouvelles de Diderot, Caylus répondit : « Je connais peu Diderot, parce que je ne l'estime point ; mais je crois qu'il se porte bien. Il y a de certains bougres qui ne meurent pas, tandis que, pour le malheur des lettres de l'Europe, d'honnêtes gens comme Melot (Anicet Melot, 1697-1759, antiquaire françaiS) meurent dans leur plus grande force " ». Quant à ce que Diderot pensait de Caylus, on le relève dans une épitaphe que Diderot fit en 1765. Caylus avait exprimé le désir d'être enseveli dans une urne étrusque qui se trouvait dans son jardin. Et Diderot écrivit ce couplet fort bien tourné : Ci-gît un antiquaire acariâtre et brusque ; Ah ! qu'il est bien logé dans cette cruche étrusque " ! Le pamphlet sur I'« Encaustique » est typique des opinions de Diderot et tout imprégné de sa personnalité. Sans se lasser, il insiste sur l'importance de répandre le savoir : « S'il arrive qu'une invention, favorable aux progrès des sciences et des arts, parvienne à ma connaissance, je brûle de la divulguer ; c'est ma maladie. Né communicatif autant qu'on le peut être, c'est dommage que je ne sois pas né plus inventif ; j'aurais dit mes idées au premier venu. Je n'aurais eu qu'un secret pour toute ressource, que, si le bien général en eût demandé la publicité, il me semble que j'aurais mieux aimé mourir honnêtement au coin d'une rue, le dos contre une borne, que de laisser pâtir mes semblables M. » Il souhaitait que puisse être fondée une académie royale des arts mécaniques. L'intérêt de Diderot pour l'empirisme, l'expérience et le phénomène (aussi bien que pour la généralisation et la théorie purE), se manifeste abondamment dans cet essai. Voilà un homme qui en connaît autant qu'aucun de ses contemporains sur la chimie de la peinture. Voilà un auteur entièrement averti des procédés techniques des artistes, aussi bien que de leurs problèmes de composition et d'esthétique. L'Histoire et le secret de la peinture en cire trahit aussi l'érudit classique, capable de traduire et d'analyser les observations obscures et elliptiques de Pline. Enfin dans ce pamphlet, que Grimm dit écrit « avec beaucoup de feu, de rapidité et de gaieté » et que Fréron déclare « diffus et surchargé de notes, qui tantôt veulent être scientifiques, tantôt amusantes », le subjectif et le particulier montrent le bout de l'oreille, particulièrement dans les notes ". « Voilà une phrase, écrit Diderot à propos d'un paragraphe composé d'une seule phrase de dix-huit lignes, très longue et très entortillée dont on sera mécontent. Si c'était la seule, je la corrigerais î8 ». Il note ailleurs : « Tout ce qui suit me paraît à présent déplacé ; mais je n'ai pas le courage de le supprimer ». Et dans la note suivante : « Si je continue sur ce ton, je ne finirai pas en cent pages ce qui pouvait être dit en dix, et l'on me reprochera d'avoir été obscur et diffus, deux défauts qui vont assez communément ensemble " ». Et que pourrait-il y avoir de plus personnel et de plus révélateur de la sensibilité de Diderot que les lignes suivantes : « Nous prenons autant de soin pour détruire les nôtres (chefs-d'ouvrE) en peinture et en sculpture qu'ils (les AncienS) en prenaient pour conserver les leurs. Ils avaient un vernis qu'ils appliquaient sur leurs tableaux, leurs bronzes et leurs marbres. (...) Tous les ans régulièrement, nous arrachons la peau aux nôtres avec des éponges chargées d'une fluide dur et graveleux. (...) Je fuis les Tuileries dans les jours de cette cruelle opération, comme on fuit une place publique un jour d'exécution 40 ». La controverse sur la peinture à l'encaustique causa quelque bruit et inspira un pamphlet qui ridiculisait Diderot : « L'Art nouveau de la peinture en fromage, ou en ramequin inventé pour suivre le louable projet de trouver graduellement des façons de peindre inférieures à celles qui existent " ». Cet écrit était l'ouvre d'un auteur anonyme que Fréron trouvait divertissant mais que Grimm estimait « du plus mauvais goût qu'on ait eu depuis Attila, roi des Huns ** ». L'ironie pratiquée sur une échelle si pompeuse découragea sans doute d'autres champions d'entrer dans la lutte. Grimm fit fort bien de maugréer, mais ni lui ni ses frères spirituels ne choisirent de répondre. C'est environ à cette époque que Diderot retomba amoureux, brusquement, violemment et durablement. On sait peu de chose de la dame, mais il est évident que son caractère était très différent et bien meilleur que celui de Mme de Puisieux. Il n'existe pas une seule lettre de Sophie Volland à Diderot. L'impression qu'on peut avoir d'elle est donc celle que produit une conversation téléphonique dont on n'entend qu'un des interlocuteurs. Bien qu'on ne connaisse sa personnalité que de façon incomplète et déformée, il est très clair qu'elle était modeste là où Mme de Puisieux était arrogante, effacée là où Mme de Puisieux aimait à se mettre en avant. Il est certain que Diderot trouva en elle les qualités qui justifiaient un attachement qui, s'atténuant peut-être à la longue sans jamais exploser en amertume, dura toute leur vie. Sophie Volland mourut cinq mois avant Diderot et lui laissa par testament les gages d'une longue dévotion : « Je donne et lègue à M. Diderot sept petits volumes des Essais de Montaigne reliés en maroquin rouge plus une bague que j'appelle ma Pauline " ». « Sophie » était un surnom. Louise-Henriette était son nom de baptême, mais Diderot lui-même lui avait donné ce nom par allusion à la forme française du mot grec « Sagesse » qui lui semblait la quintessence de ses qualités. C'est sous le nom de Sophie Volland qu'est devenue célèbre, à titre posthume, l'inspiratrice et la destinataire de lettres inégalées comme double miroir d'un milieu social particulièrement intéressant et d'une personnalité infiniment riche, humaine et complexe. « Ne lésine pas à la vieille fille son existence, écrivit Carlyle dans son essai sur Diderot. Ne dis pas qu'elle a vécu en vain». Sophie Volland, issue d'une famille sans doute aisée, appartenait à la classe moyenne. Son père, Jean-Robert Volland, qui mourut avant la rencontre des amants, avait occupé un poste important dans l'administration du monopole du sel ; il était étroitement associé, par affaires et par mariage, avec la classe des financiers et des fermiers généraux dont les énormes revenus tendaient à faire les plus grandes dépensiers de l'Ancien Régime. La famille Volland n'était point accoutumée à faire étalage de ses biens, mais le père avait acheté un domaine et bâti une maison de campagne à l'Isle-sur-Marne, près de la petite ville de Vitry-le-François, où la mère de Sophie expédiait sa fille pendant six mois de l'année pour la séparer de Diderot. La famille vivait confortablement à Paris dans sa maison de la rue des Vieux-Augustins. Ce quartier qui a maintenant perdu sa réputation, était alors fort bien fréquenté ; il était proche de la place des Victoires et de l'imposante et grandiose église Saint-Eustache 45. Des lettres de Diderot semblent indiquer que la famille Volland, quand il la connut, était moins prospère qu'elle n'avait été. Sophie avait deux sours mariées et il est étonnant, quand on connaît l'aisance de la famille, qu'elle ne fût pas mariée elle aussi. Peut-être, comme l'a supposé un biographe de Diderot, quelque scandale obscur mais non oublié avait compromis ses chances matrimoniales. Elle était née le 27 novembre 1716. Quand Diderot la rencontra, probablement en 1755, peut-être en 1756, elle avait environ quarante ans, trois ans de moins que lui *'. Le peu que l'on sache d'elle a principalement trait à ,Son état de santé, qui était de toute évidence excessivement précaire, au point que Diderot se tourmentait sans cesse. « Les journées très chaudes sont suivies de soirées très fraîches. Veillez sur votre santé. Ne vous exposez pas au serein. Vous connaissez quelle méchante petite poitrine de chat vous avez, et à quels terribles rhumes vous êtes sujette ». Quinze jours après, il écrivait : « Adieu, mon amie. Je baise votre front, vos yeux, votre bouche et votre menotte sèche qui me plaît tout autant qu'une potelée '8 ». Les biographes, ayant si peu de chose à se mettre sous la dent, font grand état de la « menotte » et parlent des lunettes de Sophie dans le même esprit que les remarques de Dorothy Parker * sur les femmes qui portent des lunettes. « C'est chez Le Breton, dans mon atelier, que je vous écris depuis deux heures cette longue, ennuyeuse épître que vous aurez bien de la peine à déchiffrer. Passez, passez tout ce qui vous fera frotter vos lunettes sur votre manche », écrit un jour Diderot. Une autre fois, imaginant la famille réunie dans sa maison de campagne : « Je vous entends tous jaser. Je vous vois selon vos attitudes favorites. Je vous peindrais si j'en avais le temps : mon amie serait droite derrière le fauteuil de sa mère, en face de sa sour, avec ses lunettes sur son nez». Si un plus grand nombre de lettres de Diderot à Sophie Volland était parvenu jusqu'à nous, nous ne serions pas aussi désespérément privés de renseignements sur elle. On sait qu'il y en a plus de cinq cent cinquante, mais Mlle Volland les détruisit toutes elle-même, à l'exception de cent quatre-vingt-sept d'entre elles M. Pis, les cent trente-quatre premières qui ont disparu ont fort bien pu être les plus intéressantes de toutes, et la plus ancienne que nous puissions consulter est datée de mai 1759. On ne peut donc essayer de fixer qu'approximativement la date de leur rencontre. Mme de Vandeul déclare que son père tomba passionnément amoureux en 1757, alors que Mme Diderot et la petite Angélique étaient en visite à Langres ". Mais les lettres de Diderot laissent entrevoir la date de 1755 s2. En 1767, il évoque vaguement « dix à douze ans », bien qu'un an plus tard il parle toujours d'une douzaine d'années ". On trouve la même imprécision dans ce passage d'une lettre écrite en 1765 à propos d'une promenade en voiture projetée pour le lendemain : « J'aurai le plaisir de passer toute la journée avec celle que j'aime ; ce qui n'est pas surprenant (car qui ne l'aimerait pas ?), mais que j'aime, après huit ou neuf ans avec la même passion qu'elle m'inspira le premier jour que je la vis. Nous étions seuls ce jour-là, tous deux appuyés sur la petite table verte. Je me souviens de ce que je vous disais, de ce que vous me répondîtes. Oh ! l'heureux temps que celui de cette table verte M ! » Certains rappels plus anciens sont plus précis. En septembre 1760, il dit qu'il y aura bientôt cinq ans qu'ils se connaissent ; et en octobre 1759 il écrit : « Il y a quatre ans que vous me parûtes belle ; aujourd'hui je vous trouve plus belle encore. C'est la magie de la constance, la plus difficile et la plus rare de nos vertus ». On a répandu beaucoup d'encre, sans grande nécessité sans doute, sur le point de savoir si Diderot et Sophie Volland étaient amants ou simplement bons amis. L'affection de Diderot était-elle « platonique » ? C'est certainement là un sujet approprié pour une biographie, mais c'est un problème pour lequel un biographe non français doit s'en remettre à une expertise française. Des personnes qui méritent d'être considérées comme connaisseurs en la matière, tel un membre de l'Académie Gon-court ou l'auteur d'un livre intitulé La Vie amoureuse de Diderot ont longuement pesé le pour et le contre. La plupart concluent - comme tout le monde l'aurait pensé dès le début - que Sophie permettait à Diderot ce qu'on appelle avec délicatesse les « dernières libertés M ». La majeure partie de ce que l'on sait de Diderot, les renseignements les plus révélateurs et les plus précieux, viennent de sa correspondance avec Sophie Volland. C'est au grand dam de la postérité qu'en contraste on en sache si peu sur Sophie elle-même. La qualité de son âme était-elle ce que croyait Diderot ou prenait-il les échos de ses propres idées pour les preuves d'une puissante intelligence chez elle ?lCe n'aurait été ni la première ni la dernière fois que Diderot se fût lui-même admiré en voyant dans une personne ou dans un livre quelque chose qui ne s'y trouvait pas, mais était une simple projection de sa propre personnalité. En outre, Diderot était enclin à quelque exagération en la matière : il disait dans son Essai sur les femmes : « Quand on écrit des femmes, il faut tremper sa plume dans Parc-en-ciel et jeter sur sa ligne la poussière des ailes d'un papillon " ». Le lecteur des lettres de Diderot peut facilement s'attendrir avec lui sur Sophie Volland et peut-être prêter à celle-ci un caractère et des qualités dont la réalité n'est pas positivement prouvée. Ce que l'on peut dire du moins avec certitude, c'est que la deuxième maîtresse de Diderot valait mieux que la première. On peut dire aussi, d'après le contenu de ces lettres, qu'elle ne mérite guère le nom de prude. |
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Denis Diderot (1713 - 1784) |
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