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CE TARTUFFE DE DIDEROT


Poésie / Poémes d'Denis Diderot





Diderot traversa les tensions et contraintes de son existence, comme tant d'hommes de son âge au xxf siècle, avec des maux d'estomac. Il avait été tourmenté, quelques années auparavant, par une maladie qu'il appelait « colique ». Il passait le plus clair de son temps à la diète, buvant de grandes quantités de ce qui semblait assez peu naturel aux yeux d'un Français du XVIIIe siècle - du lait. En mars 1760, son mal était particulièrement aigu. Ecrivant à son ami, le célèbre médecin genevois Théodore Tronchin, il avouait : « Je suis goulu. Je mange vite et sans mâcher. Alors j'ai mal à l'estomac ; mais ce mal-ci est différent de l'autre ». La réponse de Tronchin insistait sur le fait que l'indigestion était pour les gens de lettres une maladie professionnelle. Diderot devait prendre plus d'exercice, écrire debout, ne pas se bourrer l'estomac et, s'il avait des passions, les modérer '.

Cependant le vacarme public contre les philosophes se poursuivait de plus belle et culmina par une attaque contre Diderot, que celui-ci regarda comme la plus grande injure qu'il ait reçue dans sa carrière. Car il agissait avec la conviction que ce qu'il faisait et ce qu'il représentait s'identifiait au bien public. Chaque fois que cette identification était contestée, il avait tendance à se détourner avec dégoût de ses contemporains et à chercher le soutien des générations futures. Jamais il ne subit plus d'attaques personnelles.

Le prélude à la querelle fut une escarmouche à l'Académie française ; un magistrat, et aussi poète assez obscur, Le Franc de son nom, et de Pompignan par un vain titre de gloire qu'il portait depuis peu, avait été élu à l'Académie. Dans son discours de réception, en mars, il s'arrangea pour indisposer tout le monde par sa vanité et sa présomption. Il exaspéra surtout les philosophes qu'il accusa d'écrire des livres qui porteraient « l'empreinte d'une littérature dépravée, d'une morale corrompue, et d'une philosophie altière qui sape également le trône et l'autel».



Il était difficile de trouver une occasion plus officielle pour tenir pareils propos. L'Académie française étant l'une des citadelles de l'opinion publique, les philosophes se trouvaient pratiquement dans l'obligation de répliquer. Voltaire mena la contre-attaque par une averse de pamphlets qui se termina par une exécution de Pompignan '. Mais cela avait été une véritable crise. D'Alembert, lui-même membre de l'Académie, écrivit à Voltaire :

Quand on a le malheur d'être dans un pays de persécution et de servitude, au milieu d'une nation esclave et moutonnière, on est bien heureux qu'il y ait dans un pays libre des philosophes qui puissent élever la voix

On apprit à ce moment-là que Palissot, ennemi de toujours des philosophes et auteur de l'acerbe pamphlet Petites Lettres sur de grands philosophes était revenu à la charge. Il écrivait une pièce de théâtre :

Il ne manquait plus à la philosophie, écrivait d'Alembert à Voltaire, que le coup de pied de l'âne. On va jouer sur le théâtre de la Comédie-Française une pièce intitulée Les Philosophes modernes. Préville doit y marcher à quatre pattes pour représenter Rousseau. Cette pièce est fort protégée. Versailles la trouve admirable *.

Le soir du 2 mai approchait et les partisans des deux camps se rassemblaient pour la générale. « Deux cabales furieuses se préparaient à combattre, et l'on annonçait hautement le plus violent tumulte », disait un homme qui prétendait avoir été un témoin oculaire f. Au théâtre, la garde des soldats avait été doublée, avec ordre explicite d'arrêter quiconque sèmerait le moindre désordre. Les registres de la Comédie-Française révèlent qu'une foule de mille quatre cent trente-neuf personnes assistait au spectacle, le chiffre le plus élevé depuis vingt-six ans et qu'on ne devait pas dépasser durant les onze années suivantes. Le parterre, ouvert seulement aux hommes, qui devaient tous rester debout, était rempli au point que l'on y suffoquait. Comme le disait un historien du théâtre parisien, « cette masse d'hommes, serrés comme des sardines, était en position d'exprimer leurs réactions d'une façon qui eut un effet considérable sur le sort de la pièce ' ». Le jour de la première représentation, « on n'a point vu pareil tumulte, écrivit Barbier dans son journal. J'y assistai aux premières places s ». La pièce fut jouée pendant tout le mois de mai (quatorze représentationS) devant un public nombreux. Malgré ce succès (neuf cent trente-sept spectacles en moyennE), elle ne fut pas donnée après la fin du mois. On soupçonne que l'influence des philosophes était tout de même assez forte pour empêcher d'autres représentations '.

Les Philosophes modernes n'étaient pas une grande pièce. Seules les allusions grossières à des personnes lui conféraient quelque intérêt. Elle était écrite en alexandrins conventionnels et l'intrigue était étoffée par un couple de domestiques se faisant passer pour d'autres, comme si les domestiques déguisés n'avaient pas été utilisés depuis Plaute ou Térence pour enrichir les intrigues. De plus, si l'auteur n'avait pas fait intervenir une lettre toute fortuite, s'il ne l'avait fait commodément intercepter, il n'aurait jamais pu faire baisser le rideau.

Cydalise a fiancé sa fille Rosalie à Damis, jeune officier alors aux armées. A son retour, trois mois après, Damis découvre que Cydalise s'est entêtée de philosophie, qu'elle a même écrit un livre - complètement ridicule - dans le genre. Elle désire maintenant que Rosalie épouse Valère, prétendant plutôt mûr que Palissot dépeint comme un homme de confiance travesti en philosophe. Valère, dans ses longs discours, révèle clairement qu'il doit représenter Helvétius, le malheureux auteur du célèbre De L'Esprit. La grotesque Cydalise représente évidemment Mme Geoffrin. Valère est aidé et soutenu par d'autres « philosophes » au premier plan desquels on trouve Théophratus (qui doit faire penser à DucloS) et particulièrement Dortidius qui est, de toute évidence, Diderot. L'identification de Diderot est soulignée par une allusion explicite à des livres prétendument écrits par Dortidius et que tout spectateur savait être de Diderot. Comme le reconnaissait Fréron : « Nommer les ouvrages, c'est nommer les personnes 10 ». Lui et Palissot essayèrent de justifier la pièce en la comparant aux comédies d'Aristophane ". Mais quand on fait de Dortidius un emphatique, adonné aux déclarations véhémentes, intellectuellement malhonnêtes, simplement motivé par un froid enthousiasme qui ne peut en imposer qu'aux sots (Acte II, se. V) ; quand il est présenté comme un coquin qui doit tromper Cydalise et lui ravir sa fille et son argent, on peut bien dire que pareille satire surpasse le modèle. Tous les philosophes sont décrits comme d'agréables flatteurs et d'adroits charlatants (Acte I, se. I) dont la philosophie a endurci le cour et qui, sous le prétexte d'aimer l'espèce humaine en général, s'excusent de n'aimer personne en particulier (Acte II, se. V). Dortidius, particulièrement désigné à la réprobation, déclare qu'il ne se soucie guère du pays où il vit ; l'homme sage et cosmopolite (Acte III, se. A). Alors que la désastreuse guerre de Sept Ans durait toujours, il est intéressant de voir relever que les philosophes n'étaient pas de bons Français. Et l'intrigue, demandera-t-on ? Eh bien, par le moyen de l'interception de la lettre, les méchants sont déjoués, le jeune amour triomphe et le rideau tombe enfin.

Parallèlement aux Philosophes, Palissot (encore luI) publia un pamphlet qui accusait ses ennemis d'avoir un « esprit républicain » et d'être inspirés dans leurs écrits et leurs discours par les « maximes les plus détestables de Hobbes et de Spinoza '- ». Pour justifier ces accusations, il faisait des citations fausses et l'on peut se demander, en contemplant à la bibliothèque Mazarine - dont Palissot fut le directeur pendant de nombreuses années - le beau buste de Palissot par Houdon, comment un bibliothécaire pouvait ainsi jouer avec les textes.



Même les plus ardents défenseurs de la pièce - ceux qui se plaisaient le plus à évoquer Aristophane - durent admettre que la comédie équivalait à une exécution. Après la générale, Palissot supprima certains des vers les plus agressifs et changea le nom de Dortidius en Marphurius. Cependant des hommes tel Malesherbes, dont c'était le rôle d'être aussi objectif et impartial que possible, réagirent avec malaise et mélancolie à cette pièce ". On considérait généralement dans la France du XVIIIe siècle comme inadmissible et de mauvais goût les allusions personnelles faites dans la presse et sur scène. Aussi, pour beaucoup, Les Philosophes modernes étaient allés au-delà des limites permises '*. De plus on avait le sentiment que la pièce avait reçu l'approbation officielle. « C'est la satire la plus amère, la plus sanglante et la plus cruelle qui ait jamais pu être autorisée, écrivait Collé, lui-même auteur dramatique. Non seulement il est sûr qu'il y a eu des ordres supérieurs pour la faire jouer, mais il est encore à présumer que c'est un ouvrage de commande, et qu'il n'a pas pu entrer dans l'esprit de l'auteur que cette pièce pût supporter la représentation, à moins qu'on ne lui eût dit auparavant qu'on la ferait jouer d'autorité ". » Palissot et sa pièce n'avaient pas de plus ardent et de plus énergique défenseur que la princesse de Robecq, et comme elle était une des maîtresses du duc de Choiseul, tout le monde en tirait la conclusion que Choiseul lui-même protégeait la comédie ". Ce dernier, pour sa part, écrivait à Voltaire avec une affabilité trompeuse, bien digne de la manière impénétrable d'un diplomate de profession :

Quoi qu'on en dise, je ne protège ni l'auteur ni la pièce, à moins que ce ne soit protéger que d'avoir lu la pièce qui m'a paru écrite à merveille et, comme je suis bête, je n'y ai reconnu personne ".

Comme tous ceux qui avaient été malmenés dans la pièce, Diderot se sentit profondément offensé. Il écrivit à ce sujet à Voltaire. Le fragment qui subsiste de cette lettre explose de l'impétuosité si caractéristique de son énergique auteur : « la seule vengeance qu'on puisse prendre de l'absurde insolence 1S ». Avant la fin du mois, le bruit courut que Diderot avait écrit un violent pamphlet contre Palissot ; ce qu'il nia, mais sa lettre à Malesherbes ne laissa pas de doute sur le sentiment qu'il avait du tort qu'il avait subi :

Je n'ai point été à la pièce des Philosophes. Je ne l'ai point lue (...), je ne serais pas tenté de manquer à la promesse que je me suis faite et que je me suis tenue jusqu'à présent de ne pas écrire un mot de représailles. Quand les honnêtes gens veulent bien s'indigner pour nous, nous sommes dispensés de l'être.

Rousseau était au nombre de ceux qui s'indignaient. Tout en étant brouillé avec Diderot, il refusa l'exemplaire qu'on lui avait offert en hommage : « Je n'accepte point cet horrible présent. (...) Mais vous ignorez sans doute ou vous avez oublié que j'ai eu l'honneur d'être l'ami d'un homme respectable, indignement noirci et calomnié dans ce libelle M ». Le docteur Tronchin lui aussi appuyait les philosophes : « Je plains en attendant notre pauvre ami Diderot, à qui l'on fait dire et faire bien des choses auxquelles il n'a jamais pensé ». Le président de Brosses disait que c'était une satire personnelle tout à fait odieuse, et La Condamine, le vieil explorateur et savant, écrivait à Formey à Berlin : « On joue une comédie où M. Diderot, Duclos, Rousseau de Genève et Helvétius, sont fort mal traités et cruellement déchirés ».



Palissot était un disciple et presque un protégé de Voltaire. Il n'est donc pas étonnant que ce dernier n'ait pas été attaqué dans la pièce. D'AIembert aussi fut épargné, ce qui est plus inattendu. Son soulagement de ne pas avoir été nommé par Palissot apparaît presque trop clairement dans la lettre qu'il écrivit le 6 mai à Voltaire : « Nous n'y sommes attaqués personnellement ni l'un ni l'autre, les seuls maltraités sont Helvétius, Diderot, Rousseau, Duclos, Madame Geoffrin et Mlle Clairon 2> ». Plus loin dans la même lettre, d'AIembert parle de « la barbarie avec laquelle on le (HelvétiuS) traite », mais ne dit mot de Diderot. Cette omission donne corps aux soupçons de ce dernier qui pensait que d'AIembert, sans l'avouer, était devenu pratiquement un ennemi. Quand plus tard il fut à son tour attaqué par Palissot, il répondit par des lettres dans la presse prenant un soin extrême à prouver qu'il n'avait ni dit ni écrit ce que Palissot lui attribuait. Mais il prenait un soin non moins extrême à se dissocier des personnes brocardées dans Les Philosophes !'. Personne ne peut assurément dire qu'il prit publiquement leur défense.

Comme les hommes modérés pouvaient le craindre, des remarques personnelles appelèrent en représailles d'autres remarques personnelles. « Si ce mauvais genre de satire s'empare une fois du théâtre, la véritable comédie est anéantie sans ressource». La plus sévère réplique à la pièce de Palissot fut un pamphlet anonyme, La Vision de Charles Palissot, écrit en style biblique parodique, par l'abbé Morellet. Le passage le plus virulent concernait la mort de la princesse de Robecq, protectrice de Palissot.

Et on verra une grande dame, bien malade, désirer pour toute consolation avant de mourir d'assister à la première représentation, et disant : C'est maintenant. Seigneur, que vous laissez aller votre servante en paix, car mes yeux ont vu la vengeance 2t.

La princesse de Robecq mourut en effet de tuberculose au début de juillet. On a souvent raconté qu'elle ne savait pas que sa maladie fût mortelle avant de lire La Vision de Charles Palissot n.

Les autorités virent dans ce pamphlet une grave atteinte à l'ordre public. Malesherbes écrivit au lieutenant général de police que l'auteur, quel qu'il fût, devait être sévèrement puni : « Il faut mettre une grande différence entre le délit des gens de lettres qui se déchirent entre eux, et l'insolence de ceux qui s'attaquent aux personnes les plus considérables de l'Etat . » Un moment, Diderot fut soupçonné d'en être l'auteur. Mais le 10 juin, Morellet fut arrêté et emprisonné à la Bastille jusqu'au 30 juillet . « Tout Paris n'a retenti ce mois-ci que de la querelle des encyclopédistes et les adversaires ; on n'a vu que des brochures et des injures imprimées », écrivait en juillet le dramaturge Collé .

En cette circonstance, les philosophes, pressés de toute part, se tournèrent vers Voltaire qui vivait en sécurité à Genève. Il pouvait publier ce qui lui plaisait presque sans risque. Déjà, au cours de la crise de 1759, Diderot avait montré, dans une lettre à Grimm, combien il désirait la collaboration de Voltaire pour poursuivre la publication de l'Encyclopédie .". Aujourd'hui d'AIembert en appelait à Voltaire :

C'est très bien fait au chef, de recommander l'union aux frères, mais il faut que le chef reste à leur tête, et il ne faut pas que la crainte d'humilier des polissons protégés, l'empêche de parler haut pour la bonne cause ".

Voltaire, à qui l'on pouvait faire confiance pour jouer son propre rôle à sa manière, ne refusait jamais franchement semblables appels. Mais il savait donner autre chose que ce qu'on lui demandait. En 1759 par exemple, Diderot ne reçut pas les articles pour l'Encyclopédie qu'il avait demandés, mais la satisfaction de se reconnaître dans le rôle principal d'une pièce de circonstance, écrite par Voltaire, intitulée Socrate. On peut se demander si cette satisfaction fut bien forte. Socrate est un lamentable pot-pourri tout juste bon à ternir la réputation littéraire de tout auteur moindre que Voltaire.

En 1760, ce que les philosophes demandaient à Voltaire, c'était de rompre avec Palissot. Ils obtinrent beaucoup moins. Voltaire, embarrassé, écrivit à Palissot une lettre dont les philosophes, faute de mieux, se glorifièrent partout. Mais cette lettre exprimait un regret plus qu'un blâme. Quelle sorte de consolation pouvait-on trouver par exemple dans une remarque comme celle-ci : « Sans avoir jamais vu Mr Diderot, sans trouver Le Père de famille plaisant, j'ai toujours respecté ses profondes connaissances. (...) Vingt personnes m'ont assuré qu'il a une très belle âme. Je serais affligé d'être détrompé, mais je souhaite d'être éclairé ." ».

Voltaire était devant un dilemme qu'il s'efforça de résoudre d'une façon très particulière. Ne voulant pas s'en prendre au principal coupable, Palissot, il choisit une cible plus facile : l'ancien ennemi, Fréron. Celui-ci avait eu la témérité d'écrire dans son Année littéraire, la pièce Les Philosophes « m'a fait un plaisir infini ». On prétendait aussi que c'était lui qui le premier avait présenté la pièce de Palissot aux Comédiens-Français, qui avait insisté pour la leur lire et qui leur avait dit qu'ils n'avaient d'autre choix que de l'accepter. On disait enfin qu'il avait très largement distribué des entrées gratuites pour la générale **. Voltaire lui fit payer tout cela en écrivant une pièce qui fut jouée à la Comédie-Française, L'Ecossaise. Le traître, répugnant et avide, s'appelait « Frelon ». C'est ainsi que le public parisien, qui venait de voir Diderot mis défavorablement en scène, put voir à présent Fréron.



Frelon n'était pas le personnage central de L'Ecossaise, comme Voltaire lui-même le reconnut plus tard en privé ". Le rôle fut hâtivement imaginé puis accroché au projet d'une pièce que Voltaire gardait certainement dans le fond de quelque tiroir. Le personnage de Frelon est si détestable qu'il est étrange que la Comédie-Française ait entrepris de monter la pièce. Les critiques s'alarmaient de cette tendance nouvelle que prenait le théâtre. « Toute notre surprise est qu'on ait permis de la jouer, même après celle des Philosophes, qui n'aurait jamais dû se montrer sur le premier théâtre de l'Europe. Que le bon Génie qui veille encore à la conservation du goût et des mours (...) arrête cette odieuse licence " ! » Un autre journaliste remarquait : « Deux comédies personnelles sur le même théâtre en trois mois ! Citoyen, en quelque rang que vous soyez, prenez garde à vous " ».



La générale de L'Ecossaise eut lieu le 26 juillet 1760 devant un public de onze cent cinquante personnes - le nom de Frelon avait été transformé en son équivalent anglais « Wasp ». Jouée vingt fois au cours de l'année, la pièce demeura quelque temps au répertoire . Il est fascinant de découvrir que Voltaire adopta dans la structure et le dialogue de L'Ecossaise quelques traits essentiels du drame, le nouveau genre que Diderot avait créé et illustré avec son Fils naturel en 1757 et son Père de famille en 1758 ».

Comment Fréron allait-il rendre compte dans L'Année littéraire de cette satire de lui-même ? Sa réponse allait-elle être violente ou subtile, sarcastique et ironique ou ponctuelle et mesurée ? Il prit le parti de l'emphase parodique qui était certainement le moyen le plus efficace dans une société aussi aguerrie dans l'appréciation du ridicule qu'était le public oisif de l'Ancien Régime. Pourtant, avant même d'avoir été autorisé à publier son Récit d'une grande bataille menée à la Comédie-Française, Fréron eut des ennuis avec le censeur 4". Tout son désappointement et son sentiment d'injustice affleurèrent dans une lettre à Malesherbes :

Quoi ! il est permis à ce malheureux Voltaire de vomir la calomnie, il sera permis à cet infâme abbé de La Porte de me déchirer dans ses feuilles, il sera permis à ce tartuffe de Diderot, à ce bas flatteur Grimm d'aller au parterre de la Comédie le jour de la première représentation de L'Ecossaise exciter leur cabale et leur donner le signal de l'applaudissement. Et je ne pourrai jeter sur mes vils ennemis un ridicule léger " ?

Dans un numéro précédent, Fréron avait commenté le texte de la pièce en remarquant ironiquement qu'il était certain qu'elle ne pouvait avoir été écrite par Voltaire : « Quelle apparence, en effet, qu'une aussi médiocre production soit sortie d'une aussi belle plume * ? Plus tard, dans son Récit d'une grande bataille, il détournait adroitement l'attention de la caricature qui était faite de lui, en ignorant Voltaire et en prenant Diderot pour cible de ses sarcasmes :

Le redoutable Dortidius était au centre de l'armée ; on l'avait élu général d'une voix unanime. Son visage était brûlant, ses regards furieux, sa tête échevelée, tous ses sens agités, comme ils le sont, lorsque dominé par son divin enthousiasme, il rend ses oracles sur le trépied philosophique.

Fréron décrit ensuite « le vaillant Dortidius qui fait le récit des particularités de l'action » à un groupe de personnes qui n'avaient pas été présentes. Son style était « sublime mais inintelligible "' ».

Pendant ce temps, Voltaire mettait au point une tactique surprenante. Il soupçonnait peut-être les philosophes parisiens de penser qu'il les avait abandonnés dans l'affaire Palissot. Le moment est venu, écrivait Voltaire à ses amis, de faire élire Diderot à l'Académie française. On peut difficilement penser que Voltaire croyait le moins du monde au succès de ce projet, dont, pourtant, toute sa correspondance se fit l'écho dans les semaines qui suivirent ". D'Alembert lui écrivit le 18 juillet cette lettre décourageante : « J'aurais plus d'envie que vous de voir Diderot à l'Académie. Je sens tout le bien qui en résulterait pour la cause commune ; mais cela est plus impossible que vous ne pouvez l'imaginer. Les personnes dont vous me parlez (Choiseul et Madame de PompadouR) le serviraient peut-être, mais très mollement, et les dévots crieraient et l'emporteraient45 ». Pourtant Voltaire n'abandonna pas sa campagne. Sa lettre d'exhortation à Grimm et Mme d'Epinay, bien que mondaine et cynique, était pleine d'espoir :



Mais que Diderot nous aide ei qu'il n'aille pas s'amuser à griffonner du papier dans un temps où il doil agir. II n'a qu'une chose à faire, mais il faut qu'il la fasse : C'est de chercher à séduire quelque illustre sot ou sotte, quelque fanatique. (...) Qu'on l'introduise chez Madame... ou Madame... ou Madame... lundi ; qu'il prie Dieu avec elle le mardi, qu'il couche avec elle le mercredi ; et puis il entrera à l'Académie tant qu'il voudra, et quand il voudra ".

Si Voltaire était sincère, il se méprenait fort sur le caractère de Diderot. Une lettre de d'Alembert à Voltaire du 2 septembre expose à quel point l'enjeu était irréalisable.

La difficulté n'est pas de trouver dans l'Académie des voix pour Diderot, mais 1° de lui en trouver assez pour qu'il soit élu ; 2' de lui sauver douze ou quinze boules noires, qui l'excluraient à jamais ; 3" d'obtenir le consentement du roi ; il serait médiocrement soutenu à Versailles, chacun de nos candidats y a déjà ses protecteurs ; je sais que cela ferait une guerre civile, et je consens avec vous que la guerre civile a son amusement et son mérite, mais il ne faut pas que Pompée y perde la vie ".

Diderot était resté silencieux pendant la campagne acharnée de Voltaire. Il la trouvait peut-être d'une inopportunité gênante. Ou bien était-il contrarié que Voltaire ne l'eût pas soutenu contre Palissot autant qu'il l'aurait pu. Ou bien voulait-il que l'on sache qu'on ne l'apaiserait pas si aisément. C'est sans doute cela, si l'on en juge par ce que Grimm faisait remarquer à ses abonnés : « Ainsi si la première lettre (de Voltaire à PalissoT) était pardonnable, les autres ne le sont plus ». Il est significatif de l'état d'esprit qui régnait alors que Grimm ait fait un compte rendu sévère de L'Ecossaise et que Diderot lui-même, écrivant à Sophie Volland quelques mois plus tard, parle de Voltaire comme de « ce méchant et extraordinaire enfant des Délices ».

Ces événements ruinèrent les illusions que pouvaient avoir les philosophes parisiens sur Voltaire. Il avait prouvé qu'on ne pouvait compter avec lui, qu'il n'était peut-être même pas très sincère. Avec des compliments faciles, ils l'avaient toujours salué comme leur chef, et dans la crise de 1760 il aurait pu le devenir pour de bon. S'étant senti abandonnés par lui, leurs rapports ne furent plus tout à fait les mêmes ; ils s'en détachèrent et devinrent plus radicaux que lui dans leur pensée politique. Mais si Voltaire les déçut, ils déçurent aussi Voltaire. Ou du moins l'Encyclopédie qu'il semble avoir trouvée trop volumineuse pour le grand public. Il se mit à faire une sorte d'encyclopédie à lui, le Dictionnaire philosophique ; il avait l'avantage d'être portable. Dès lors, ses rapports avec les autres philosophes se chargèrent de réticences subtiles, de nuances et sans être ouvertement hostiles furent empreints d'une secrète défiance **. Diderot ne pardonna sans doute jamais l'outrage qu'on lui avait fait en le représentant sur scène comme un coquin. Pour se venger, il publia dans l'Encyclopédie un article, dont l'auteur, le comte de Tressan, faisait une allusion claire et mordante à Palissot *>. Diderot lui-même glissa, dans son article « Menace », ces lignes énergiques : On dira très bien par exemple, lorsque le gouvernement d'un peuple se déclare contre la philosophie, c'est qu'il est mauvais. (...) Lorsque les honnêtes gens sont traduits sur la scène, c'est qu'ils sont menacés d'une persécution plus violente... -*'.

Il était assez osé de publier de telles phrases sous l'Ancien Régime et Diderot craignit évidemment que ses libraires ne fussent tentés de supprimer ce passage. Il écrivit donc sur les épreuves : « Je prie très instamment qu'on ne s'avise pas de toucher à cet article " ». Il fut publié tel quel et permit aux lecteurs de 1765-1766 et à tous ceux qui suivirent de constater quelle rancune tenace avaient inspirée à Diderot les événements de 1760.

En 1770, cette rancune n'était pas encore éteinte. Cette année-là, le lieutenant général de police demanda à Diderot de lire le manuscrit d'une pièce qui faisait aussi une satire des philosophes et de lui donner son avis. Diderot fit un effort pour que son rapport parût impartial et équitable, mais il laissa voir ce qu'il pensait vraiment dans une phrase longue et embrouillée où ses sentiments ont presque raison de sa syntaxe. « Il ne m'appartient pas, Monsieur, de vous donner des conseils ; mais si vous pouvez faire en sorte qu'il ne soit pas dit qu'on ait deux fois, avec votre permission, insulté en public ceux de vos concitoyens qu'on honore dans toutes les parties de l'Europe ; dont les ouvrages sont dévorés de près et de loin ; que les étrangers révèrent, appellent et récompensent, qu'on citera, et qui conspireront à la gloire du nom français quand vous ne serez plus, ni eux non plus ; que les voyageurs se font un devoir de visiter à présent qu'ils sont, et qu'ils se font l'honneur d'avoir connus lorsqu'ils sont de retour dans leur patrie, je crois, Monsieur, que vous ferez sagement " ».

Combien de fois Diderot répéta qu'il n'était apprécié ni par ses compatriotes ni par ses contemporains ! Combien aussi rappela-t-il à lui-même - et aux autres - qu'il contribuerait à la gloire du nom de la France, même quand il ne serait plus ! « Les philosophes ne sont rien aujourd'hui, écrivait-il en 1770 au lieutenant général de police, mais ils auront leur tour. On parlera d'eux ; on fera l'histoire des persécutions qu'ils ont essuyées ; de la manière indigne et plate dont ils ont été traités sur les théâtres publics. (...) La postérité, écrivait Diderot dans cette même lettre, est toujours juste " ».

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Denis Diderot
(1713 - 1784)
 
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