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COMMENT ÉCRIRE UNE PIÈCE DE THEATRE : EXEMPLE ET PRÉCEPTE


Poésie / Poémes d'Denis Diderot





L'envie d'écrire pour le théâtre vint plutôt subitement à Diderot, au début de la quarantaine. Il écrivit deux pièces au cours de cette période, chacune accompagnée d'essais détaillés sur tous les aspects du théâtre.

Qui les avait lus ne pouvait rien ignorer de ses idées, aussi décriées qu'elles aient pu être. La première qui fut publiée est Le Fils naturel ou les Epreuves de la vertu, comédie en cinq actes et en prose. Avec l'Histoire véritable de la pièce. Cette véritable histoire est mieux connue sous le nom d'Entretiens sur le Fils naturel et consiste en trois entretiens avec Dorval, le héros de la pièce. De nombreux aspects du jeu des comédiens et de la composition dramatique y sont débattus. Quatre



éditions de cette pièce parurent dans l'année de sa publication, 1757 '.

Elle fut suivie en 1758 du Père de famille avec le substantiel discours

De la poésie dramatique. Bien qu'aucune des deux pièces n'ait été jouée par la Comédie-Française avant leur publication - la première du Père de famille eut lieu en 1761 et celle du Fils naturel (qui fut aussi la dernièrE) en 1771 - le public apprit rapidement à connaître Diderot comme auteur dramatique, que ce soit par le mérite intrinsèque de ses idées ou par les efforts inlassables de sa cabale.



Comme tout amateur de théâtre à Paris savait que Diderot était l'auteur du Fils naturel, il peut paraître étrange à première vue que son nom n'apparaisse pas sur la page de titre. A n'en pas douter, quelques remarques assez intempestives, particulièrement dans l'acte III, sur le Ciel et les voies de la Providence, empêchèrent l'ouvrage de paraître avec un privilège. Et la façon dont la pièce fut accueillie par la famille Diderot à Langres montre qu'elle avait un tour tendancieux que Males-herbes n'aurait pas osé couvrir par son approbation. Le 29 novembre 1757, Diderot écrivit à son père : « Je suis bien fâché d'avoir fait quelque chose qui vous ait déplu. (...) Je vous conjure de croire qu'il est impossible que je sois content de moi quand vous ne le serez pas». Et le même jour il écrivit à son frère : « J'apprends, cher frère, que mon dernier ouvrage vous a donné beaucoup de chagrin. Si cela est, je voudrais ne l'avoir point fait. (...) Dites-moi avec franchise ce qui vous a déplu ' ». Mais l'abbé refusa de se laisser entraîner dans une querelle : cela ne conviendrait pas entre frères, prétendit-il. D'ailleurs les choses se passeraient comme la dernière fois « parce que la même chose se trouve dans votre ouvrage et sans doute que, ferme et constant dans vos principes, vous me feriez la même réponse : que je suis un fanatique, que tant pis pour moi si j'ai besoin de ma religion pour être honnête homme, que vous ne sentez pas ce besoin, que vous êtes content de la vôtre, que vous n'en changerez jamais ».

Le Fils naturel fut probablement proposé à la Comédie-Française '. S'il en a bien été ainsi, ce dut être une grande déception pour Diderot de voir sa pièce refusée. Il dut se contenter de faire imprimer dans la liste des personnages les noms des acteurs de la Comédie-Française qu'il aurait aimé voir dans les divers rôles. Procédé inhabituel, un peu ridicule, un peu pathétique.

La publication du Fils naturel fit beaucoup de bruit. C'était surtout le résultat du heurt entre ceux qui aimaient l'expérimentation dans les arts et ceux qui la détestaient. Le Fils naturel était assez nouveau - sur le plan de la technique de la scène et du jeu, comme sur l'analyse des caractères et du contenu intellectuel - pour en faire un sujet de controverse. Ce n'était pas la première pièce à illustrer les nouvelles idées sur le théâtre 6. C'était une « comédie larmoyante », mais Nivelle de La Chaussée en avait écrit quinze ans avant Diderot. Ce n'était pas non plus la première à être écrite en prose. C'était déjà le cas de Sylvie de Landois (1742). De plus, Sylvie et Cénie de Mme de Graffigny (1750), rompant avec la tradition du théâtre français classique, avaient représenté, sérieusement et respectueusement, les vertus et les vicissitudes de personnes d'un rang social moyen. Diderot n'était donc pas tant le novateur de ce qu'il appelait le genre sérieux que son plus important théoricien '. A ce titre il était porté aux nues ou vilipendé par ceux qui saluaient ou détestaient l'irrévérence nouvelle qui bousculait la sacro-sainte tradition.

Les pièces de théâtre de Diderot étaient bien révolutionnaires, dans un sens esthétique mais aussi dans un sens politique. Les motivations, les valeurs, la morale, les vérités évidentes avancées dans Le Fils naturel et dans Le Père de famille étaient celles d'une nouvelle classe sociale qui commençait à prendre conscience de son pouvoir et à tenir compte de ses intuitions. Certes, il n'y avait rien d'aussi révolutionnaire dans les pièces de Diderot que dans Le Mariage de Figaro où Beaumarchais faisait dire à Figaro, parlant à son maître : « Qu'avez-vous fait pour tant de biens ? Vous vous êtes donné la peine de naître et rien de plus ». Les implications politiques et sociales des idées nouvelles de Diderot sur l'art du dramaturge telles qu'on les trouve dans ses pièces étaient encore exprimées de façon un peu obscure, mais enfin elles étaient là. On ne peut rien en dire de plus sensé que ce qu'écrivait Alexis de Tocqueville dans Démocratie en Amérique : « Si vous voulez juger d'avance la littérature d'un peuple qui tourne à la démocratie, étudiez son théâtre. (...) Les goûts et les instincts naturels aux peuples démocratiques, en fait de littérature, se manifesteront donc d'abord au théâtre, et on peut prévoir qu'ils s'y introduiront avec violence s ».

Il est bien vrai qu'en France ils s'y révélèrent avec véhémence. Les idées de Diderot sur le théâtre n'auraient pas manqué de soulever une controverse en toute circonstance, par les innovations techniques qu'elles proposaient, mais les implications politiques de ces pièces, encore obscures et ténébreuses, étaient étrangement déroutantes et vivifiantes pour le lecteur. En outre, ces opinions devinrent le dogme officiel d'une coterie énergique et fort affirmative résolue à faire prévaloir ses jugements. Mme d'Epinay, mue sans doute par le désir de faire de Diderot son obligé, prétendit avoir distribué plus de trois cents exemplaires du Fils naturel dans les deux premiers jours de sa publication, nombre assez considérable qu'un éditeur divisait plus tard prudemment par trois *. Grimm dit aux abonnés de sa gazette ce qu'il fallait penser du nouvel ouvrage dans des termes si extatiques qu'on peut penser que son jugement était quelque peu déformé. Le Fils naturel était « un ouvrage de génie (...), un ouvrage sublime et beau ». Diderot, s'il continuait dans cette voie était destiné à devenir le maître absolu de la scène française : « Quelque étranger que soit le genre de la comédie du Fils naturel ou les Epreuves de la vertu ; quelque neuve que soit la poétique répandue dans les trois Entretiens dont cette pièce est accompagnée, l'enthousiasme des premiers jours a été général. Tous les gens d'esprit ont admiré cet ouvrage, tous les cours délicats et sensibles l'ont honoré de leurs pleurs. L'envie et la sottise n'ont osé élever la voix : le public est sorti de cette lecture meilleur et plus éclairé qu'il n'était '" ». Même l'hostile Année littéraire, toujours éditée par le redoutable Fréron, reconnaissait de bon cceur, quoique avec retard - avec le « mais » habituel, in cauda venenum -, que Le Fils naturel avait fait sensation. « Je ne puis vous exprimer avec quelle chaleur le public a reçu cette comédie. (...) Qu'il vous suffise de savoir que ce drame a fait quelque temps le sujet de toutes les lectures, de toutes les conversations, et de presque tous les éloges de Paris. On n'en parle plus aujourd'hui " ».



Les adversaires de Diderot soutenaient que le succès du Fils naturel tenait de l'art du tam-tam. C'est ce que disait l'ennemi le plus dangereux des encyclopédistes, Charles Palissot. Dans un pamphlet intitulé Petites Lettres sur les Grands Philosophes, il parle pendant quarante pages du Fils naturel : « Attelez-vous au char de la Nouvelle Philosophie, conseillait-il aux auteurs obscurs... et faites confesser aux passants que Le Fils naturel est un chef-d'ouvre, une merveille, une découverte plus précieuse au monde littéraire, que ne le fut à l'Europe celle de l'Amérique ; et vous voilà célèbres ; immortels, et peut-être un jour académicien " ». Beaucoup devaient penser en privé ce que le poète et dramaturge Collé confiait à son journal, que les encyclopédistes « devraient se laisser louer par les autres, et ne pas se donner cette peine-là eux-mêmes, comme ils font à tout moment».



Au moment même où les pamphlétaires et les éditeurs se préparaient à attaquer Le Fils naturel, Malesherbes usa de son autorité pour le protéger. Si titanesque était la lutte contre le poids mort de tous les éléments de la société opposés au changement et hostiles aux réformes, que Malesherbes tendait souvent à mettre le poids de son autorité du côté des philosophes pour égaliser les chances de chaque parti. En 1756, par exemple, il avait écrit à celui qui avait été désigné comme censeur de L'Année littéraire de Fréron ; après avoir fait remarquer que les auteurs de l'Encyclopédie étaient parfaitement justifiés dans leur réprobation d'un passage où l'on parlait de l'Encyclopédie comme d'un ouvrage « très scandaleux » et dénonçait comme « séditieux » l'auteur d'un article, il se demandait comment le censeur avait pu le laisser passer ". Ce censeur, Trublet, répliqua avec vivacité : « Il est vrai que Fréron a souvent voulu attaquer dans ses feuilles, Y Encyclopédie et ses éditeurs, parce que, dit-il, ils l'ont souvent attaqué dans leur ouvrage ; je n'ai jamais voulu passer ces attaques. J'en ai donné un jour la preuve à M' d'Alembert, en lui faisant lire dans quelques épreuves des feuilles, ce que j'y avais rayé. 11 me parut sensible à cette attention. Depuis, Fréron est souvent revenu à la charge et mis aux ratures. Jamais je n'ai voulu permettre aucun extrait d'aucun ouvrage fait expressément contre l'Encyclopédie " ».

La politique de Malesherbes à l'égard du Fils naturel apparaît dans le rapport du censeur sur le manuscrit d'un petit pamphlet anodin publié en 1757, Le Bâtard légitimé, ou le triomphe du comique larmoyant avec un examen du Fils naturel ". L'auteur était un ennuyeux personnage qui semble avoir épuisé tout son esprit dans le titre. Mais il est possible que son pamphlet, dont l'objet principal était de montrer que les techniques de la comédie larmoyante avaient déjà été utilisées par les Anciens, ait perdu son mordant parce que la censure l'avait émoussé. « Cette critique à la vérité n'a rien d'amer, elle est même tempérée par des louanges très fortes, et M. Diderot ne peut s'en plaindre sans être injuste ; mais comme vous avez eu la bonté de me faire part des raisons qui vous font désirer qu'on ne décrédite point son ouvrage, j'ai cru, Monsieur, devoir vous rendre compte de cette partie du manuscrit avant de l'approuver... " ».



Pour ce qui est des comptes rendus hostiles du Fils naturel, c'est de Fréron que Diderot avait le plus à craindre. Malesherbes fit alors savoir qu'il espérait que Fréron et Diderot se réconcilieraient. Quand il apprit cette nouvelle, Fréron arrêta les presses - seize pages d'un article sur le Fils naturel avaient déjà été imprimées - et écrivit une lettre à Malesherbes ". 11 était plein de méfiance et soupçonnait un piège : il savait en effet que, vers 1754, Diderot et d'Alembert, apprenant que Frédéric II avait autorisé son élection à l'Académie de Prusse, avaient écrit au président de cette Académie qu'ils renonceraient à en être membres si Fréron était élu ". C'est pourquoi Fréron expliqua à Malesherbes pourquoi il répugnait à se réconcilier avec Diderot et d'Alembert. « Il (DideroT) est à la tête d'une société nombreuse qui pullule et se multiplie tous les jours à force d'intrigues. Il me priera sans cesse de ménager ses amis, ses confrères, ses admirateurs ; je ne pourrais parler ni de l'Encyclopédie, ni d'aucun encyclopédiste ».



« Permettez-moi, Monsieur, de vous faire observer qu'il est assez singulier qu'on choisisse pour nous rapprocher, M. Diderot et moi, le moment où il vient de donner un ouvrage au public. Il ne faut pas avoir la vue bien longue pour voir que M. Diderot vise à l'Académie française, et que ceux qui lui veulent du bien appréhendent avec raison que je ne démontre (comme je crois l'avoir faiT) que son Fils naturel, le seul ouvrage qu'il ait écrit du genre de l'Académie, est une pièce détestable».

Il n'est pas surprenant que Diderot ait voulu, à un moment ou à un autre, s'essayer à écrire pour le théâtre. Il avait pensé, nous l'avons vu, dans sa jeunesse devenir comédien ; il avait étudié de près les pièces et le jeu des acteurs ; il avait consacré plusieurs des meilleures pages des Bijoux indiscrets à une critique pénétrante du théâtre 2I ; il avait même écrit une pièce, aujourd'hui perdue, qui avait fait dire à l'abbé Desfontaines que Diderot était très doué pour la composition dramatique. Il est donc certain que potentiellement Diderot était profondément intéressé par la dramaturgie. Pourquoi choisit-il ce moment précis déjà si chargé pour faire de longues et difficiles expériences dans un domaine relativement nouveau pour lui ? L'idée de Fréron selon laquelle Diderot visait l'Académie française semble tout à fait vraisemblable. Pourquoi pas ? Diderot n'était membre d'aucune académie. D'Alembert était à l'Académie française. Le déséquilibre entre les honneurs officiels reconnus à l'un et à l'autre éclatait, et mettait par ailleurs d'Alembert dans une position favorable pour défendre l'élection de Diderot. Ennemis et amis insinuaient à l'époque que le dessein du philosophe était de se rendre éligible à un fauteuil de l'Académie -!. On peut même supposer que les libraires espéraient que leur éditeur en chef saurait obtenir cet insigne honneur. De toute façon, Diderot semble avoir pris du temps à l'Encyclopédie pour travailler au Fils naturel et au Père de famille, si l'on considère le très petit nombre d'articles qu'il donna au volume VII, publié en novembre 1757.



Diderot rendit la critique de sa première pièce plus ardue en prétendant que les événements de l'intrigue avaient réellement eu lieu 2 Du point de vue de la théorie dramatique, cela impliquait que la fonction du théâtre était de tendre un miroir à la nature. Mais c'était aussi un excellent moyen pour éluder la critique, éviter les objections fâcheuses, pour tout dire d'obtenir le beurre et l'argent du beurre. Voici les événements tels qu'on pense qu'ils se sont produits :

Le jour se lève ; l'austère et vertueux Dorval fait atteler les chevaux car il veut partir sur l'heure ; la raison de ce départ est qu'il est tombé amoureux de Rosalie, fiancée de son hôte et ami Clairville. Rosalie est orpheline de mère ; son père a longtemps vécu dans les Indes. Il est sur le chemin du retour pour bénir les noces de Rosalie et de Clairville. En attendant, Rosalie vit dans la maison de Clairville, sous la garde de Constance, sour de Clairville et veuve. Constance est bouleversée par la nouvelle du départ de Dorval et lui fait une déclaration d'amour à peine déguisée. « Ce qui suit doit coûter à dire à une femme, telle que Constance », lit-on dans les indications de jeux de scène ; là-dessus Clairville entre et demande à Dorval d'intercéder pour lui auprès de Rosalie. Quelque chose a dû troubler l'affection qu'elle lui porte et Clairville croit que l'exemple des vertus de Dorval remettra facilement les choses en ordre. « Tel est l'auguste privilège de la vertu, dit Clairville, elle en impose à tout ce qui l'approche ».

Dans l'entrevue qui suit, Dorval sans avouer son amour, apprend que Rosalie l'aime ; ce qui redouble sa détermination de quitter immédiatement la maison. Mais pendant qu'il écrit à Rosalie quelques lignes d'adieu, il est appelé pour courir à l'aide de Clairville attaqué par des hommes armés. Constance entre, lit la lettre à moitié écrite et pense qu'elle lui est adressée. A un moment de ce second acte, le domestique de Dorval s'écrie : « Non, il semble que le bon sens se soit enfui de cette maison. (...) Dieu veuille que nous le rattrapions en route ». Plusieurs critiques contemporains y ont vu la meilleure réplique de la pièce.

De la conversation entre Clairville et Dorval au début de l'acte III, il ressort que Dorval vient de sauver la vie de Clairville. Constance entre, montre au malheureux Dorval qu'elle a vu sa lettre et l'a prise pour elle, puis, apparemment incapable de tirer beaucoup de feu d'un amoureux aussi timoré, elle sort. Clairville accepte l'interprétation de la lettre que lui fait Constance et se demande pourquoi Dorval ne s'est pas confié à son ami : « Auriez-vous craint que ma sour, instruite des circonstances de votre naissance (...). Clairville, vous m'offensez, réplique Dorval. Je porte une âme trop haute, pour concevoir de pareilles craintes. Si Constance était capable de ce préjugé, j'ose le dire, elle ne serait pas digne de moi ». Rosalie entre, apprend de Clairville que Dorval doit épouser Constance, s'évanouit et annonce à Clairville, en retrouvant ses esprits, qu'elle l'a en horreur. Alors paraît un domestique du père de Rosalie qui explique que son maître et lui étaient en vue de la côte de France quand leur vaisseau a été capturé par les Anglais, que le père de Rosalie a été dépouillé de sa fortune et jeté en prison. Une ancienne relation les a fait relâcher et le père de Rosalie, qui a tout perdu, est à Paris, sur le point de rejoindre sa fille. Dorval reçoit la nouvelle de la perte de la fortune de Rosalie, « immobile, la tête penchée, l'air pensif et les bras croisés (c'est assez son attitude ordinairE) ». Il se résout secrètement à reconstituer la fortune de Rosalie en prenant sur la sienne propre, et comme le rideau tombe sur l'acte III, on le voit écrivant à son banquier.



A l'acte IV, Dorval essaie de persuader l'obstinée Constance qu'il est indigne d'elle et qu'il part pour vivre loin des hommes. C'est à cet endroit de la pièce que Constance dit qu'« il n'y a que le méchant qui soit seul », cette remarque que Rousseau prit pour lui. Suit une conversation très édifiante sur la vertu, empreinte de la philosophie du xvnie_ siècle. Quelles chances, par exemple, leurs enfants auraient-ils d'être vertueux ? « Dorval, vos filles seront honnêtes et décentes. Vos fils seront nobles et fiers. Tous vos enfants seront charmants (...) et je ne crains pas qu'une âme cruelle soit jamais formée dans mon sein et de votre sang ». Quand Dorval, vertueux mais réservé, révèle l'obstacle de sa naissance illégitime mais non souillée par le péché, Constance réplique : « La naissance nous est donnée, mais nos vertus sont à nous ».



Au dernier acte, Dorval prouve sa vertu et sa force de caractère en persuadant Rosalie, au cours d'une longue tirade, qu'ils ne pourront jamais être heureux ensemble et qu'elle doit accepter Clairville. A ce moment le père de Rosalie arrive et Dorval reconnaît en lui son père ! Cette remarquable coïncidence nous fournit un dénouement avec une justice ; Dorval et Rosalie, se trouvant soudain demi-frère et demi-sour, n'ont plus guère besoin de spéculer et de se demander longuement si leurs enfants seraient vertueux, et Rosalie se résout à vivre heureuse avec Clairville comme Dorval avec Constance. Quand le rideau tombe, tout le monde sur la scène est baigné de larmes bienheureuses, comme on peut le voir sur les gravures du XVIII siècle qui illustrent la scène finale. L'attention qu'on a accordée au Fils naturel tient pour une bonne part, et à juste titre, à la place qu'il tient dans l'histoire du drame français. Mais il faut aussi noter que la pièce a une forte signification biographique, en raison de ce que Diderot écrivit, quand et pourquoi il le fit, mais aussi par ce qu'elle révèle des qualités que Diderot estimait et admirait. Il s'enchante de Dorval. Pour lui, le héros de sa pièce est un véritable héros ! et quel héros ! Un homme dont le charme est tellement irrésistible qu'il reçoit en un seul jour deux déclarations d'amour, dont le courage et la valeur sont tels qu'il sauve la vie de son ami, dont la générosité est si vaste qu'il entame sa propre fortune pour restaurer celle de ses amis, dont l'éloquence et la vertu ont tant de puissance qu'il peut rappeler une des dames à son devoir, dont l'abnégation et la maîtrise de soi sont à ce point souveraines qu'il peut épouser l'autre alors qu'il ne l'aime pas. Dorval était bien le « superman » des salons. Son créateur a parlé de lui comme d'un enfant qui fait de fantastiques rêves de gloire. Il se peut même que Diderot se soit dépeint lui-même dans cette création de son imagination. Preuve de cette identification, Diderot fait dire au domestique de Dorval : « Monsieur, vous êtes bon, mais n'allez pas vous imaginer que vous valiez monsieur votre père " ». C'est pratiquement en ces termes qu'un voisin de Langres parlait à Diderot de son propre père : le transfert psychologique est transparent pour de nombreux lecteurs.



Dorval est l'un des premiers d'une longue file de sombres héros dont les âmes sont touchées par le mal du siècle (WeltschmerZ) et les cours gonflés de sentiments presque trop délicats et trop subtils pour être ressentis par des mortels ordinaires. La ressemblance incontestable entre Dorval et le Werther de Goethe, l'influence que le premier a pu avoir sur la conception du second ont été signalées de fort bonne heure ». Ce type de héros, dont la vertu supprime les soucis, devint le héros-type du mouvement romantique. D'après cette description de Dorval, les lecteurs avertis n'auront aucun mal à reconnaître le personnage. « Il était triste dans sa conversation et dans son maintien à moins qu'il ne parlât de la vertu, ou qu'il n'éprouvât les transports qu'elle cause à ceux qui en sont fortement épris. Alors vous eussiez dit qu'il se transfigurait. La sérénité se déployait sur son visage ; ses yeux prenaient de l'éclat et de la douceur. Sa voix avait un charme inexprimable. Son discours devenait pathétique.



C'était un enchaînement d'idées austères et d'images touchantes, qui tenaient l'attention suspendue et l'âme ravie. Mais, comme on voit, le soir en automne, dans un temps nébuleux et couvert, la lumière s'échapper d'un nuage, briller un moment, et se perdre en un ciel obscur, bientôt sa gaieté s'éclipsait, et il retombait tout à coup dans le silence et la mélancolie».

L'impact du Fils naturel sur l'opinion publique fut considérablement renforcé par les doctrines que Diderot exposait dans les trois Entretiens qui le suivaient. Dans ces dialogues imaginaires, il proposait maintes conceptions nouvelles du drame, conceptions qu'il n'était pas le premier à percevoir mais le premier à exprimer, tout au moins d'une façon aussi complète 21. Et parce qu'il avait de tels dons de persuasion et de conviction, ces Entretiens eurent autant d'influence que les pièces elles-mêmes.

Certains lecteurs seront peut-être surpris d'apprendre que Diderot ne s'est pas attaqué aux unités de temps, de lieu et d'action, règles de fer de la scène classique française. Il écrivait au contraire: « Les lois des trois unités sont difficiles à observer ; mais elles sont sensées » ; Le Fils naturel et Le Père de famille y obéissent2S. Il prônait des réformes d'une autre nature. L'une d'entre elles visait à un plus grand réalisme. Il affirmait avec insistance dans les Entretiens que la mise en scène est extrêmement importante et fait réellement partie de l'action. En corollaire, il demandait que la scène fût libérée des spectateurs ". Il semait son dialogue d'indications scéniques explicites, il faisait boire à Dorval une tasse de thé - et garnissait ses pages de points d'exclamation et de phrases interrompues pour donner une idée du style emphatique et de l'élocution quasi inarticulée des personnes qui sont sous le coup d'émotions puissantes *. Cela le conduisait incidemment à discuter du problème de l'adaptation de la prosodie à la musique, problème technique de l'opéra qui exerça toujours sur lui une fascination singulière. Il appelait ainsi à une réforme de l'opéra qui anticipait sur l'opéra de Gluck ". Il avait beaucoup à dire sur l'importance de la pantomime et du geste : « Nous parlons trop dans nos drames, et, conséquemment, nos acteurs n'y jouent pas assez " ». Pour rehausser l'illusion de la réalité, Diderot donnait à sa pièce une action contemporaine, la scène se situait à Saint-Germain-en-Laye, en l'an 1757. Tout cela était nouveau.



Le but de ce réalisme accru était de préparer le chemin à la seconde des réformes que Diderot envisageait, la création de ce qu'il appelait un drame domestique et bourgeois ". On voit toute l'influence qu'avait sur lui le théâtre anglais contemporain, singulièrement le mélodramatique London Merchant, or the History of George Barnwell de George Lillo (1731) et, presque aussi mélodramatique, The Gamester d'Edward Moore (1753). Dans ses entretiens avec Dorval, Diderot mentionne deux fois The London Merchant et, une fois The Gamester comme des modèles de ce qu'il avait en tête ; en 1760, il traduisit la pièce de Moore pour l'édification de quelques-uns de ses amis, ce qui montre l'influence durable que cette pièce eut sur lui .". Quant à la tragédie domestique et bourgeoise, Diderot ne considérait pas avoir écrit dans ce genre. Ses pièces, pensait-il, appartenaient plutôt à ce qu'il appelait, en 1757, le genre sérieux ; ni l'ancienne tragédie ni l'ancienne comédie mais quelque chose de neuf et d'intermédiaire, aussi nouveau que Le Fils naturel et aussi ancien que les pièces de Térence ". Un an plus tard, au moment où il publiait son Père de famille, il appelait drame cette sorte de pièce. Aussi le mot « drame » a-t-il en français un sens beaucoup plus spécifique et moins générique que le mot anglais. Il indique ce genre particulier de pièce écrite d'après les indications données par Diderot".

La tragédie bourgeoise est évidemment une tragédie qui dépeint les vicissitudes, les conflits et les valeurs de la classe moyenne. Les tentations auxquelles ses personnages sont soumis sont celles de la petite bourgeoisie, telles les malversations de l'apprenti George Barnwell. Les vertus qui y sont peintes sont celles d'une classe montante, dont la puissance s'annonce, illustrant la remarque de Tocqueville sur le théâtre dans les nations qui vont vers la démocratie. Pour les gens du XVIIe siècle, rien ne pouvait être plus délicieusement drôle que le seul titre du Bourgeois gentilhomme, car il associait incongrûment ce que l'on jugeait incompatible par essence, le bourgeois et le gentilhomme. Mais pour les spectateurs du drame, cette attitude commençait à paraître démodée et contraire à la « philosophie ». Dans le drame, la classe moyenne apparaît drapée dans sa dignité et méritant le respect. Le commerce, par exemple, n'est plus considéré comme une chose dégradante. Dans Le Fils naturel, Clairville, quand on lui demande par quel moyen il refera sa fortune, répond : « Je commercerai (...) mais le commerce est presque le seul où les grandes fortunes soient proportionnées au travail, à l'industrie, aux dangers qui les rendent honnêtes " ».

En même temps que la création de la tragédie domestique et bourgeoise, Diderot espérait contribuer au développement de tout un nouveau répertoire de pièces qui dépeindraient diverses occupations et divers liens de parenté : « Il faut que la condition devienne aujourd'hui l'objet principal, et que le caractère ne soit que l'accessoire * ». Ainsi devraient être représentés l'homme de lettres, le philosophe, l'homme d'affaires, le juge, l'avocat, le politicien, le citoyen, le magistrat, le financier, le noble, l'administrateur public. » « Ajoutez à cela toutes les relations de famille : le père de famille, l'époux, la sour, les frères». Diderot élevait de la sorte à un degré inédit d'importance artistique la vie des personnes dont les liens familiaux étaient fortement noués, à la façon traditionnelle des familles de la classe moyenne, et la vie de ceux qui travaillent pour vivre.



En écrivant Le Fils naturel et en exposant ses doctrines, Diderot avait pour troisième et principal objet de faire du théâtre une école de moralité. Dans la majeure partie de ce qu'ils pensaient et écrivaient, les philosophes étaient fortement utilitaires. Il fallait que les choses eussent une utilité, une fonction. Diderot et les philosophes, transposant cet axiome au théâtre, ne jugeaient pas suffisant que les pièces divertissent, elles devaient aussi encourager la vertu. Selon l'opinion courante, c'est là demander au théâtre de porter un fardeau supplémentaire bien lourd ; c'était pourtant l'exigence de Diderot. N'a-t-il pas fait dire à Constance : « Il y a sans doute encore des barbares ; et quand n'y en aura-t-il plus ? Mais les temps de barbarie sont passés ; le siècle s'est éclairé ; la raison s'est épurée ; ses préceptes remplissent les ouvrages de la nation : ceux où l'on inspire aux hommes la bienveillance générale sont presque les seuls qui soient lus. Voilà les leçons dont nos théâtres retentissent et dont ils ne peuvent retentir trop souvent m ». Diderot fait quelques allusions plaisantes à une République idéale qu'on doit établir dans l'île de Lampéduse. Dans cette société parfaite, si totale serait l'utilité du théâtre " que les acteurs rempliraient les fonctions de prêcheurs. Quel est, demande Dorval, le but de la composition dramatique ? A quoi Diderot répond : « C'est, je crois, d'inspirer aux hommes l'amour de la vertu, l'horreur du vice».



Telles étaient les idées de Diderot sur l'art d'écrire une pièce de théâtre ; elles suscitèrent autant de raillerie et de dédain que d'enthousiasme et d'admiration. L'opposition immédiate à ces idées ne doit pas amoindrir l'importance qu'eurent à long terme les nouvelles conceptions de Diderot. « Nulle autre partie des écrits de Diderot n'a donné naissance à un tel volume d'études et de critiques que ses pièces et ses entretiens sur la littérature dramatique », a écrit récemment un critique américain 4J. Et l'érudit, qui fait autorité dans l'histoire du drame, commence son livre en ces termes : « La littérature française du XVIII siècle a vu naître une forme dramatique nouvelle. (...) Annoncé et préparé par la comédie larmoyante, le drame acquiert avec Diderot une personnalité bien nette et bien distincte ; c'est donc de la publication du Fils naturel (1757) que date son existence propre».



Bien que la pièce ne fût pas représentée à Paris avant 1771, elle fut au moins jouée à deux reprises « dans les provinces », l'année de sa publication, probablement sur la scène d'un théâtre privé de Saint-Germain-en-Laye, là même où Diderot avait situé l'action de la pièce. Deleyre écrivit à Rousseau qu'il « était à la première représentation où je pleurai beaucoup quoique sans dessein». Mais Fréron rapporte qu'il n'y avait personne à la seconde représentation ! Que cela soit vrai ou non, le nombre de ses éditions atteste l'intérêt soulevé par le drame de Diderot. Entre 1757 et 1800, parurent vingt-cinq éditions françaises, quatre allemandes et trois russes, deux italiennes et deux hollandaises, une anglaise et une danoise ".

Une bonne partie de ce que Diderot écrivit dans Le Fils naturel et dans les Entretiens se prête à un commentaire sarcastique. Dans les Entretiens, il parlait longuement du prochain Père de famille, le louait à l'avance et, contrairement à son habitude, cherchait effrontément, et sur la simple lecture, un protecteur. La personne à laquelle il pensait était un prince du sang, le duc d'Orléans, dont la principale passion était le théâtre *. Les ennemis de Diderot ne manquèrent pas de remarquer qu'en faisant croire que Dorval avait écrit Le Fils naturel, Diderot se procurait l'occasion de louer à plaisir son propre ouvrage, tout en semblant complimenter Dorval. Et si, dans son dialogue avec Dorval, il faisait quelques objections à telle ou telle innovation de son cru, c'était très évidemment pour permettre à Dorval de faire une réponse triomphante et définitive. « L'auteur fait des objections contre sa pièce, écrivait Palissot, et Dieu sait s'il fait patte de velours so ». Le prétendu Dorval réplique d'une manière si satisfaisante que M. Diderot est toujours obligé de tomber d'accord avec lui. Palissot et Fréron voyaient une faiblesse de la pièce de Diderot dans la nécessité de compter sur une extraordinaire coïncidence, un deus ex machina, pour amener une conclusion, et Palissot parle sans douceur « de ce vieillard tombé des nues " ». Les deux critiques réprouvaient le jargon philosophique et glacial et se plaignaient qu'il n'y ait aucun contraste entre les personnages de la pièce : tous avaient l'air de sortir du même moule. « C'est toujours M. Diderot, un philosophe, un métaphysicien, qui parle à sa place * ». Les critiques dans l'ensemble s'entendaient à dire que même si ces idées nouvelles avaient du bon, ce n'était pas Diderot qui les avait inventées ; un pamphlétaire se donna le plaisir d'appeler Diderot l'Amerigo Ves-pucci de ce nouveau genre, d'autres ayant été son Christophe Colomb ". Les ennemis de Diderot ne tardèrent pas à faire une découverte qui les remplit de joie : Le Fils naturel était très proche du modèle d'une comédie intitulée // Veroamico, écrite par le célèbre dramaturge vénitien Carlo Goldoni et représentée pour la première fois, à Venise, en 1750. Fréron voulait publier la nouvelle de cette découverte en faisant imprimer une lettre prétendument écrite par Goldoni pour se plaindre du Fils naturel. Mais Malesherbes refusa la permission. Il avait la preuve du plagiat, car Fréron lui avait envoyé un exemplaire des ouvres de Goldoni, mais la raison de son refus était que ce serait « une fausseté supérieure à tous les plagiats du monde que de donner au public sous le nom de Goldoni une pareille lettre si on n'était pas sûr qu'elle fût réellement de lui M ». Fréron dut se contenter d'un procédé très indirect mais efficace. Il publia dans un numéro une analyse détaillée du Fils naturel ; puis dans la livraison suivante, sous le prétexte de rendre compte des comédies de Goldoni en général, il donna une analyse aussi détaillée de Il Vero Amico, en se servant, là où c'était possible, des mots mêmes dont il s'était servi la fois précédente : cet effet d'écho devait naturellement conduire le lecteur à chercher où il avait déjà lu la même chose ". Par ce stratagème, Fréron suggérait à ses lecteurs ce que Malesherbes ne lui avait pas permis de dire ouvertement.

Une comparaison exacte de Il Vero Amico de Goldoni et du Fils naturel de Diderot montre que les situations, les personnages (sauf un vieil avare qui paraît dans la pièce de Goldoni et que Diderot ignorE) et une bonne partie du dialogue sont extrêmement semblables jusqu'à la moitié de la pièce environ». Cela peut être qualifié d'emprunt culturel sur une grande échelle. Mais ensuite les intrigues divergent ; quant à l'esprit des deux pièces, il diffère du tout au tout. Goldoni écrit davantage une farce qu'une pièce « dans le genre sérieux » ; il ne cherche à communiquer ni morale ni « philosophie »; il ne s'intéresse pas à la classe moyenne. Les péchés de Diderot ont donc été fort exagérés par ses ennemis : telle est la conclusion réconfortante à laquelle aboutit le Journal encyclopédique.

Enfin, d'une pièce en trois actes (dont la moitié est empruntée de L'Avare de MolièrE) on a vu sortir une pièce régulière en cinq actes, écrite dans un style vigoureux, grave, élevé, violent et susceptible de ce sentiment, sans lequel aucun style ne parle au cour. Que ceux qui veulent dépouiller M' Diderot de sa gloire, pour en revêtir Goldoni essaient une pareille métamorphose sur quelqu'une des soixante pièces que ce fécond Italien a écrites ; loin de leur reprocher leur vol, nous les féliciterons bien sincèrement d'avoir eu l'adresse de le faire.



Il est difficile pour des hommes du xxc siècle d'estimer exactement à quel point Diderot avait transgressé le code éthique de ses contemporains à l'égard du plagiat. « Même au XVIIe et au XVIIIe siècles, nous rappelle un spécialiste des problèmes d'histoire littéraire, l'opinion publique était encore indulgente à cet égard ; ce n'est pas avant le siècle dernier que le plagiat a été condamné comme une malhonnêteté manifeste». Malesherbes semble avoir partagé cette opinion lorsqu'il distinguait subtilement entre le plagiat de Diderot et la volonté de Fréron d'imprimer une lettre prétendument mais non réellement écrite par Goldoni. Aux yeux de Malesherbes il n'y avait aucune comparaison entre la gravité des deux délits. Mais il est clair que Collé jugea la chose très sévèrement et que les ennemis de Diderot estimaient l'avoir placé dans une position très désavantageuse ; on peut conclure que le plagiat n'était ni entièrement ignoré ni complètement excusé des contemporains w. Diderot se sentit obligé de se justifier, et en 1758, dans le discours De la poésie dramatique, il reconnut ce qui ne pouvait être nié : « Je m'en emparai comme d'un bien qui m'eût appartenu. Goldoni n'avait pas été plus scrupuleux ; il s'était emparé de L'Avare, sans que personne se fût avisé de le trouver mauvais ; et l'on n'avait point imaginé parmi nous d'accuser Molière ou Corneille de plagiat, pour avoir emprunté tacitement l'idée de quelque pièce, ou d'un auteur italien, ou du théâtre espagnol ». Diderot niait que sa pièce et celle de Goldoni fussent du même genre, que ses personnages et ceux de Goldoni eussent la moindre ressemblance, qu'il y eût une seule réplique importante dans Le Fils naturel qui eût été prise dans // Vero Amico. Puis, s'étant bien échauffé, il déclarait : « Je voudrais bien qu'on eût une douzaine de pareils larcins à me reprocher ; et je ne sais si Le Père de famille aura gagné quelque chose à m'appartenir en entier " ».

L'opinion publique finit, tant bien que mal, par soutenir Diderot, comme le montre le passage que nous avons cité du Journal encyclopédique. Le Mercure de France de février 1759, dans sa critique du discours De la poésie dramatique, parle très favorablement de son argumentation. « Je ne finirais jamais si je devais citer toutes les translations tacites qu'on a faites d'une langue dans une autre, sans se croire obligé de les annoncer. C'est la première fois qu'on a donné le nom de larcin à l'emploi d'une idée étrangère, enrichie, anoblie, et surtout appliquée à un genre qui n'est pas celui de l'original».



Pourtant, le comportement de Diderot, quand plus tard il se trouva inopinément face à face avec Goldoni, trahit sa mauvaise conscience. Goldoni avait été blessé dans ses sentiments, nous dit-il dans ses Mémoires, non pas tellement par la possibilité du plagiat - le plagiat, après tout, est une forme de compliment très sincère - mais parce que Diderot avait traité ses comédies de farces ! Il croyait de plus qu'en l'appelant en public Charles Goldoni, au lieu de M. Goldoni, Diderot lui avait marqué de l'irritation et du mépris : « J'étais fâché de voir un homme du plus grand mérite indisposé contre moi. Je fis mon possible pour me rapprocher de lui. (...) Je voulais le convaincre que je ne méritais pas son indignation ». Goldoni demanda pour finir à un ami commun, un musicien italien appelé Duni, de l'emmener chez Diderot. Bien que visiblement embarrassé, « M. Diderot a la bonne foi de me dire que quelques-unes de mes pièces lui avaient causé beaucoup de chagrin ; j'ai le courage de lui répondre que je m'en étais aperçu a ». L'entrevue semble s'être terminée poliment mais d'une manière peu concluante, et bien que Goldoni vécût à Paris pendant encore bien des années, leurs chemins semblent ne s'être jamais plus croisés.

Le Fils naturel, s'il rehaussa amplement la réputation de Diderot, fut aussi source de mortification. Quelques jours après sa publication, il avait écrit à Jean-Jacques : « Quelque succès qu'ait eu mon ouvrage, et quoi que vous m'en disiez, je n'en ai guère recueilli que de l'embarras et n'en attends que du chagrin u ». C'était là une parole prophétique. Il avait vécu pendant quelques années dans une relative tranquillité, ni sa personne ni les récents volumes de l'Encyclopédie n'ayant donné de prise à ses ennemis. Mais Le Fils naturel leur fournit un prétexte. D'autres événements imprévus, directement ou indirectement liés à Diderot, allaient bientôt entraîner une crise aiguë dans l'histoire de l'Encyclopédie.






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Denis Diderot
(1713 - 1784)
 
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