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DIDEROT SE FAIT ABBÉ ET PART POUR PARIS


Poésie / Poémes d'Denis Diderot





Les années passant, le jeune Diderot prospérant dans ses études, la question se posa naturellement de savoir quelle carrière il embrasserait. Il y eut un moment, mais un moment seulement, où il parut possible qu'il reprît le métier de son père. Car Diderot, qu'agaçaient les remontrances et les corrections de ses maîtres, déclara un jour à son père ne plus vouloir aller à l'école.

« Tu veux donc être coutelier ?

- De tout mon cour (...) »

On lui donna le tablier de boutique, et il se mit à côté de son père. Il gâtait un déluge de canifs, de couteaux et d'autres instruments. Cela dura quatre ou cinq jours au bout desquels il se leva, monta à sa chambre, prit ses livres et retourna au collège. « J'aime mieux l'impatience que l'ennui », dit-il à son père '.

Pour qui ne connaît que le Diderot de l'âge mûr - le libre penseur ardent et ferme - ce sera une surprise d'apprendre qu'à l'âge de treize ans il avait annoncé solennellement son intention de devenir prêtre. Le 22 août 1726, l'évêque de Langres lui donna la tonsure tandis que le futur ecclésiastique lisait quelques versets du quinzième psaume 2. Après cette cérémonie, il avait droit au titre d'abbé et devait porter le costume caractéristique d'un abbé, non pas la soutane, réservée aux prêtres, mais culotte noire, manteau court et collerette ecclésiastique avec son rabat blanc. C'est ainsi qu'il devint, pour un temps, membre d'une classe d'hommes très nombreux dans la vie du xvui . siècle, car les abbés, dont beaucoup n'accédaient jamais aux ordres sacrés mais qui, tous, avaient droit aux bénéfices ecclésiastiques, étaient des figures marquantes du paysage social.



Rien n'indique que le jeune Diderot ait participé à cette cérémonie contre son gré. Selon toute probabilité, l'époque où elle eut lieu relève de l'espoir de ses parents de le voir succéder à la prébende lucrative que son oncle, le chanoine Didier Vigneron, occupait à la cathédrale Saint-Mammès. Peut-être est-ce pour cette raison que Diderot reçut la tonsure à un âge aussi précoce, car il était tout à fait inhabituel et quelque peu irrégulier - mais pas vraiment contraire aux règles canoniques - de se soumettre à cette cérémonie avant l'âge de quatorze ans.

Ces espoirs s'écroulèrent rapidement. Le chanoine Vigneron découvrit que son chapitre s'opposait à ce que son jeune neveu lui succédât. Pour les circonvenir, le chanoine employa les formes légales pour remettre sa prébende au pape en faveur de « Denis Diderot, clerc tonsuré du diocèse de Langres, âgé de quatorze ans et six mois, et de nul autre ». Mais cinq heures après avoir envoyé son émissaire à Rome, le chanoine mourut. Pour que sa démission fût valable, il eût fallu que le pape l'eût acceptée avant sa mort. Le chapitre élut immédiatement quelqu'un d'autre, et les espérances de cette carrière s'évanouirent '.

Peu après, Diderot, naturellement influencé par ses maîtres du collège où il obtenait des succès remarquables, envisagea de devenir jésuite. Ce fut peut-être aussi à cette époque qu'il subit le choc d'une fervente expérience religieuse. Sa fille déclare que pendant quatre ou cinq mois, à l'époque où Diderot désirait devenir jésuite, il jeûna, porta un cilice et dormit sur la paille '. Le passage suivant de son roman, Jacques le fataliste, écrit en 1773, peut donc être de nature autobiographique : « Il vient un moment où presque toutes les jeunes filles et les jeunes garçons tombent dans la mélancolie ; ils sont tourmentés d'une inquiétude vague qui se promène sur tout, et qui ne trouve rien qui la calme. Ils cherchent la solitude ; ils pleurent ; le silence des cloîtres les touche : l'image de la paix qui semble régner dans les maisons religieuses les séduit. Us prennent pour la voix de Dieu qui les appelle à lui les premiers efforts d'un tempérament qui se développe : et c'est précisément lorsque la nature les sollicite, qu'ils embrassent un genre de vie contraire au vou de la nature '». Il est piquant de constater que Diderot traverse une telle crise religieuse, quand dans sa vie d'adulte il a toujours prétendu, comme Lucrèce dans les premières pages du De Nalura rerum, vouloir libérer les hommes de la crainte des dieux. Néanmoins, il ressentait de temps à autre l'emprise de cette ancienne croyance. Ainsi, en 1765, il traite de la nécessité, pour perpétuer une doctrine et une institution, d'avoir des symboles concrets qui font appel à l'imagination par les sens, et il donne comme exemple l'enthousiasme de la foule pendant la procession de la Fête-Dieu, « un enthousiasme qui me gagne moi-même quelquefois. Je n'ai jamais vu cette longue file de prêtres en habits sacerdotaux, ces jeunes acolytes vêtus de leurs aubes blanches, ceints de leurs larges ceintures bleues, et jetant des fleurs devant le Saint-Sacrement ; cette foule qui les précède et qui les suit dans un silence religieux ; tant d'hommes, le front prosterné contre la terre ; je n'ai jamais entendu ce chant grave et pathétique donné par les prêtres, et répondu affectueusement par une infinité de voix d'hommes, de femmes, de jeunes filles et d'enfants, sans que mes entrailles ne s'en soient émues, n'en aient tressailli, et que les larmes ne m'en soient venues aux yeux 6».

Ce fut apparemment le désir exprimé par le jeune Diderot d'entrer chez les jésuites qui provoqua son départ de Langres pour achever ses études. Sa fille, Mme de Vandeul, raconte que Diderot avait projeté de partir secrètement en compagnie d'un jésuite, mais que son père, averti par un des cousins de Diderot, veilla la nuit fixée pour son départ et fit une apparition inattendue au moment où Diderot descendait l'escalier à pas de loup. Il lui demanda où il allait à minuit. Diderot répondit :



« A Paris où je dois entrer aux jésuites.

- Ce ne sera pas pour ce soir, mais vos désirs seront remplis ; allons d'abord dormir 7. »



Il est quelque peu difficile de croire qu'un ordre aussi respectable que celui des jésuites ait recruté ses membres d'une façon aussi mélodramatique. Le récit extrêmement précieux de Mme de Vandeul sur son père, écrit l'année de sa mort, apparaît souvent invraisemblable dans le détail, mais est si exact dans l'ensemble qu'il est devenu la base de plus d'une biographie de Diderot. Sa source d'information était évidemment son père, qui n'était pas le genre d'homme à défigurer une histoire en la racontant. Il peut y avoir quelque exagération dans cette anecdote, comme il y en a dans sa déclaration très sérieuse, formulée dans un article écrit pour l'Encyclopédie, affirmant que sa grand-mère avait eu vingt-deux enfants, et avant l'âge de trente-trois ans "! Une relation de Diderot, un nommé Taillefer, écrivit un texte sur lui un an seulement après sa mort, et si ce document doit lui aussi être abordé avec prudence, ce texte et celui de Vandeul nous permettent de les contrôler réciproquement. A propos de l'intention de Diderot d'entrer chez les jésuites, Taillefer ne dit rien de sa tentative de fuite de Langres '.

Il y a ici quelque mystère. II se peut que Diderot se soit brouillé avec les jésuites et que cette brouille ait été à l'origine de son départ pour Paris afin de terminer ses études. La justesse de cette interprétation se trouve dans un texte de Jacques-André Naigeon, familier de Diderot pendant les vingt dernières années de sa vie (et qui se voulait le Boswell* de son amI). L'année de la mort de Diderot, Naigeon demanda à Mme de Vandeul et à son mari de le renseigner sur la « querelle avec les jésuites », le contexte laissant supposer que cela arriva avant son départ pour Paris. Son gendre écrit : « M. Naigeon veut faire la vie de M. Diderot, me persécute pour lui donner une note exacte et très détaillée de la naissance précise et des principaux événements de la jeunesse du philosophe, de ses premières études, de sa sortie du collège, de la querelle avec les jésuites, de l'âge qu'il avait quand il a été envoyé à Paris, combien d'années il est resté au collège d'Harcourt, à celui de Bourgogne, chez M. Clément de Ris, procureur, ses aventures avec Mme Fréjacques, Mlle La Salette, etc. I0 » Nous aimerions en savoir plus sur cette querelle avec les jésuites et quand elle éclata. Mais ce n'est là qu'un incident peu connu d'une carrière qui fut souvent et étonnamment impénétrable.



Quoi qu'il en soit, Diderot quitta Langres pour Paris, probablement à l'automne 1728 ou peut-être en 1729, son dessein étant d'achever sa dernière année d'études, sa « rhétorique », dans ce qu'on appelle aujourd'hui un lycée ". Ainsi commença la grande aventure, le premier éloi-gnement du foyer familial. Rien n'indique qu'il ait quitté Langres à contrecour, si ce n'est peut-être pour quelque raison sentimentale ayant trait à Mlle La Salette (jeune fille de Langres, née la même année que lui et qui, les années passant, sera la mère de l'homme qui allait épouser la fille de DideroT) ou à une autre jeune fille de Langres, non identifiée, qui fit sur lui une impression suffisamment durable pour qu'il la mentionne, trente ans plus tard, dans une lettre à Sophie Volland '2. Son père l'accompagna. Ils longèrent la vallée de la Marne - « ma triste et tortueuse compatriote, la Marne», l'appelait-il. Si Von prenait la diligence lente il fallait sept jours pour atteindre Paris ''

A Paris, Diderot père prit les dispositions nécessaires pour l'installation de son fils à l'école, prit congé de lui comme s'il s'apprêtait à quitter la capitale, mais il y resta une quinzaine de jours pour s'assurer que tout allait bien. Le jeune Diderot ayant affirmé qu'il était content et désirait rester, et le principal du collège lui ayant dit que son fils était un excellent élève, même s'il manquait de discipline, le père retourna à ses couteaux et à ses lancettes. Ces comportements sont tout à fait dans les caractères du père comme du fils. Le jeune Diderot avait pris sur lui, spontanément et généreusement, de faire le travail d'un autre. Il aida un condisciple effrayé à la pensée de devoir mettre en vers latins le discours séducteur qu'adresse le Serpent à Eve. Les vers de Diderot étaient bons, trop bons pour avoir été composés par le garçon qui était censé le faire. Les étudiants furent « tous les deux très houspillés », écrira Mme de Vandeul, « et mon père renonça à la besogne des autres pour ne s'occuper que de la sienne " ».

Une nouvelle phase de la carrière de Diderot avait commencé, une phase durable, car il allait rester parisien jusqu'à la fin de ses jours.

Entre l'époque où, âgé d'environ seize ans, Diderot partait pour Paris et celle où, à vingt-neuf ans, engagé dans la carrière des lettres, il désirait se marier, on sait peu de choses précises sur lui et la façon dont il occupa son temps. Cette période de sa vie est un désert quant aux documents, peuplé de mirages fugaces et capricieux, de rares oasis d'événements invérifiables, sur lesquels le chercheur assoiffé trébuche alors même qu'il allait expirer. A partir de 1742, à peu près, il devient possible de suivre sa carrière avec une quasi-certitude, mais il n'en reste pas moins que quelque treize années, les plus décisives pour sa formation, sont recouvertes d'un voile obscur. Diderot lui-même en parlait rarement et semble presque intentionnellement mystérieux sur cette période. Il est étonnant qu'aucun auteur de mémoires, contemporain de Diderot, n'ait jamais évoqué une amitié de jeunesse avec un homme qui a constamment habité la capitale et qui, par la suite, allait atteindre une telle célébrité. Personne, ni ami ni ennemi, ne s'est vanté d'avoir bien connu Diderot au cours de ces années. La première mention qu'un contemporain ait faite de lui se rapporte à l'année 1742.



On trouve ce récit dans les mémoires de Johann Georg Wille, un Allemand qui vécut surtout à Paris et fut l'un des graveurs les plus réputés du siècle. Un magnifique portrait de Greuze, que Diderot lui-même déclarait « très beau et très ressemblant " », nous a conservé ses traits. L'année où ils se connurent, Wille louait un logement rue de l'Observance (aujourd'hui rue Antoine-DuboiS), petite rue très courte qui, d'un côté monte par un escalier vers la rue Monsieur-le-Prince et de l'autre, regarde le collège de Bourgogne, dont l'emplacement est occupé aujourd'hui par l'Ecole de médecine. « J'étais curieux de savoir qui pouvaient être en ce moment mes voisins habitants de la maison. Et pour m'en instruire je descends auprès de mes hôtes, où, par hasard, je trouvai un jeune homme fort affable qui, dans la conversation, m'apprit qu'il cherchait à devenir bon littérateur et encore meilleur philosophe s'il était possible ; il ajoutait qu'il serait bien aise de faire connaissance avec moi, d'autant plus qu'il estimait les artistes et aimait les arts, qu'il pensait que nous étions du même âge, et de plus, qu'il savait déjà que nous étions voisins. Je lui donnai la main et en ce moment nous étions amis. Ce jeune homme était M. Diderot, devenu célèbre par la suite ; il occupait l'entresol au-dessous de moi, y possédait une jolie bibliothèque, et me prêtait avec plaisir les livres qui pouvaient m'en faire ". »

Voilà un tableau attrayant et séduisant. Le lecteur d'aujourd'hui sachant que cette image est celle d'un jeune homme sur le point d'entamer une prodigieuse carrière de virtuosité intellectuelle et comprenant à quel point on sait peu de choses de la période où cet esprit élargissait son domaine et approfondissait sa maîtrise, est mis à la torture par un aperçu aussi flou de ces nébuleuses années. Quelles expériences Diderot avait-il vécues pour que naisse et soit confirmé son goût de la philosophie et des arts ? Qu'avait-il fait comme études et dans quels établissements ? De quoi avait-il vécu pendant toutes ces années, ou qui l'y avait aidé ?



Même le collège où il entra en arrivant à Paris est matière à conjectures. Les témoignages sont confus et contradictoires. Un contemporain, beaucoup plus jeune que lui, avance que Diderot alla au célèbre collège Louis-le-Grand, où Voltaire fit ses études l8. Naigeon et sa fille déclarent que ce fut au collège d'Harcourt, situé devant la place de la Sorbonne, là où se trouve aujourd'hui le lycée Saint-Louis ". Mais sa fille dit aussi qu'il fut le condisciple du futur cardinal de Bernis, qui fit indiscutablement ses études à Louis-le-Grand. Ces témoignages contradictoires ont suscité une controverse entre chercheurs, nourrie par le fait que les registres de ces collèges pour ces années-là n'existent plus. On a également parlé du collège de Beauvais. L'enquête récemment publiée dont nous avons parlé, menée en 1784 par Naigeon auprès de la fille et du gendre de Diderot, semble pencher en faveur du collège d'Harcourt, mais ouvre une voie entièrement nouvelle en laissant entendre que Diderot était également étudiant au collège de Bourgogne. Résumons en disant qu'il est extrêmement peu probable que Diderot ait été exclusivement l'élève du collège Louis-le-Grand si même il l'a été. Il alla probablement au collège d'Harcourt, mais il peut fort bien avoir fréquenté les deux.



Ce point est plus important qu'il n'y paraît tout d'abord. Si l'on pouvait savoir avec certitude de quel collège Diderot fut l'élève, on saurait si, pendant les années primordiales où il fut initié à la philosophie traditionnelle, enseignée suivant la méthode scolastique, et mettant l'accent sur la métaphysique, les catégories et les propositions, fortement teintée (à cette époquE) de cartésianisme, on lui enseigna à voir les choses d'un point de vue jésuite ou janséniste. Car Louis-le-Grand était un établissement jésuite tandis que le collège d'Harcourt était un centre janséniste actif. Qui se plonge dans l'histoire de la France des xvnc et xvuic siècles comprend rapidement que l'Eglise catholique était le champ d'un combat permanent entre ces deux factions. Dans une société où l'Eglise et l'Etat étaient aussi étroitement imbriqués qu'ils l'étaient sous l'Ancien Régime, ces désaccords théologiques avaient, en outre, de graves répercussions politiques. Au début et encore au milieu du xvme siècle, il n'était guère possible pour un Français qui réfléchissait de ne pas prendre une position, même publiquement inavouée, dans ces querelles. Jésuites et jansénistes se haïssaient cordialement, et les libres penseurs se moquaient des uns comme des autres.

Les jansénistes formaient une section puritaine fondamentaliste au sein de l'Eglise catholique ; dans les dernières années du règne de Louis XIV, ils semblèrent céder l'avantage aux jésuites. Le roi, soucieux d'uniformité et d'orthodoxie, demanda au pape d'arbitrer la querelle. Le pape répondit par la bulle Unigenitus, promulguée en 1713. Celle-ci déclarait hérétiques cent une propositions avancées dans un livre populaire de prières janséniste. La querelle s'enflamma et nombreux furent ceux qui ressentirent l'action du pape comme une intervention excessive dans les affaires intérieures de la France. Néanmoins les mesures énergiques du gouvernement pour faire accepter la bulle obligèrent les jansénistes à agir sous le manteau. Ils publièrent même un journal clandestin, les Nouvelles ecclésiastiques, qui, malgré les efforts résolus de la police, parut, avec une régularité narquoise et impie, jusqu'en 1803. Ascétiques et opiniâtres, tenaces dans l'adversité, aigris par elle, les jansénistes n'étaient pas les gens les plus larges d'esprit de leur époque. Les deux partis choquaient les libéraux qui redoutaient les tendances autoritaristes des uns comme des autres.



Ainsi lequel de ces deux groupes forma la pensée de Diderot ? Sachant qu'il reçut le grade de maître es arts de l'Université de Paris le 2 septembre 1732, ce qui implique quelques années d'études suivies, il est permis d'avancer qu'il passa d'un collège à l'autre entre ses classes de « rhétorique » et de « philosophie » ". Cette hypothèse a l'avantage de concilier ces conjectures opposées. Elle rend possible le fait que Diderot ait connu le futur cardinal de Bernis chez les jésuites de Louis-le-Grand, comme le dit Mme de Vandeul, qu'il y ait suivi les leçons du père Porée, professeur réputé, comme il le déclare dans sa Lettre sur les sourds et muets, tout en ayant été élève du janséniste collège d'Harcourt, comme sa fille et Naigeon l'avancent "*. Cette hypothèse commode sert également un autre but. La politique générale d'édition de Diderot, comme ses propres articles pour l'Encyclopédie, révèlent une connaissance remarquable de l'exégèse, sans dénoter aucun attrait ni prédilection particulière. Ainsi l'hypothèse qu'il étudia à la fois chez les jésuites et chez les jansénistes ne pourrait-elle pas conduire à en émettre une autre : familiarisé avec les points de vue de chacun, il fut rebuté par les deux, et au lieu que les uns l'attirent plus que les autres, ils s'annulèrent mutuellement ?



Ce qu'il fit immédiatement après avoir obtenu son diplôme de maître es arts est tout aussi incertain. On présuma généralement qu'il avait interrompu alors des études régulières, mais rien ne prouve qu'il en ait été ainsi. Le récit de sa fille laisse entendre qu'à cette époque, Diderot, s'il avait jamais eu l'intention de préparer la prêtrise, l'avait abandonnée. Ce qui va dans le sens du témoignage de Naigeon affirmant que Diderot, pendant qu'il était au collège d'Harcourt, cessa de porter son costume ecclésiastique -s. Un document se rapportant à l'année 1736 et un autre aux environs de 1741 montrent qu'il songea, par deux fois, à s'inscrire au barreau 2S. En l'état, le récit de Mme de Vandeul est probablement exact, même si le biographe aspire à une plus grande précision dans les dates : « Ses études finies, son père écrivit à M. Clément de Ris, procureur à Paris et compatriote, pour le prendre en pension et lui faire étudier le droit et les lois. Il y demeura deux ans ; mais le dépouillement des actes, les productions d'inventaires avaient peu d'attrait pour lui. Tout le temps qu'il pouvait dérober à son patron était employé à apprendre le latin et le grec qu'il croyait ne pas savoir assez, les mathématiques qu'il a toujours aimées avec fureur, l'italien, l'anglais, etc. Enfin, il se livra tellement à son goût pour les lettres que M. Clément crut devoir prévenir son ami du mauvais emploi que son fils faisait de son temps. Mon grand-père chargea alors expressément M. Clément de proposer un état à son fils, de le déterminer à faire un choix prompt, et de l'engager à être médecin, procureur ou avocat. Mon père demanda du temps pour y songer ; on lui en accorda. Au bout de quelques mois, les propositions furent renouvelées : alors il dit que l'état de médecin ne lui plaisait pas, qu'il ne voulait tuer personne ; que celui de procureur était trop difficile à remplir délicatement ; qu'il choisirait volontiers la profession d'avocat, mais qu'il avait une répugnance invincible à s'occuper toute sa vie des affaires d'autrui.



« Mais, lui dit Clément, que voulez-vous donc être ?

- Ma foi, mais rien du tout. J'aime l'étude ; je suis fort heureux, fort content : je ne demande pas autre chose ". »

Diderot père, alors, lui coupa les vivres et lui ordonna de choisir un état ou de rentrer à Langres dans la semaine. Diderot quitta la maison du procureur afin de ne l'exposer à aucune dépense, et, dit Mme de Vandeul, vécut pendant dix ans en pourvoyant lui-même à ses besoins.

Il fut pendant quelque temps, au cours de cette décennie, précepteur dans la maison d'un riche financier du nom de Randon. Mais Diderot n'était pas d'un tempérament à apprécier un travail aussi confiné : « Monsieur, regardez-moi ; un citron est moins jaune que mon visage. Je fais de vos enfants des hommes, mais chaque jour je deviens un enfant avec eux. Je suis mille fois trop riche et trop bien dans votre maison, mais il faut que j'en sorte ; l'objet de mes désirs n'est pas de vivre ainsi, mais de ne pas mourir M».

Cette réaction est vraisemblable et parfaitement conforme au caractère de Diderot. Elle illustre son amour de l'indépendance et son horreur des contraintes. On y voit aussi une certaine absence de tendresse pour les enfants qui peut se lire ou se deviner dans son ouvre, bien qu'il eût déclaré, vers le milieu de sa vie, qu'il aimait profondément les vieillards et les enfants. Diderot laissait constamment ses sentiments s'épancher dans de grands sursauts de passion mais on peut chercher loin et longtemps - ce seul exemple excepté - une manifestation de chaleur envers les enfants et l'enfance, sauf bien sûr envers la sienne *». Sa fille elle-même ne semble guère l'avoir intéressé jusqu'à ce qu'elle se mît à faire des remarques précoces qui lui permirent d'espérer qu'elle était dotée d'un esprit original et intéressant. L'état d'enfance - sa faiblesse, ses vues limitées, ses conclusions erronées logiquement dérivées de fausses prémisses - lui inspirait une certaine pitié, peut-être, mais il ne l'admirait pas.

En dehors de ces deux ans passés chez le procureur Clément et des trois mois où il fut précepteur chez le financier Randon, Diderot, selon sa fille, vécut au jour le jour. « Il a passé dix ans entiers (...) n'ayant d'autre ressource que ces sciences qui lui méritaient la colère de son père. Il enseignait les mathématiques ; l'écolier était-il vif (...), il lui donnait leçon toute la journée ; trouvait-il un sot, il n'y retournait plus. On le payait en livres, en meubles, en linge, en argent ou point : c'était la même chose. Il faisait des sermons : un missionnaire lui en commanda six pour les colonies portugaises ; il les paya cinquante écus pièce. Mon père estimait cette affaire des bonnes qu'il eût faites -,0».

Ce témoignage traduit une existence précaire. Il lui arrivait accessoirement d'accroître, d'une manière ou d'une autre, le revenu que lui rapportaient les leçons. Il nous dit, par exemple, avoir préparé la formule générale et les tables mathématiques destinées à un traité de trigonométrie et de gnomonique, publié en 1741 ". Cette tâche implique une compétence et une précision mathématiques considérables et l'on peut supposer sans en avoir une preuve certaine qu'elle lui fut payée. De plus, le censeur, en donnant son approbation à sa traduction de VHistoire de Grèce de Temple Stanyan, le 25 mai 1742, indique que Diderot avait déjà préparé le manuscrit et il est probable qu'il reçut une avance pour cette traduction ". Pourtant, il menait manifestement une vie de bohème, à moins qu'il n'ait consacré quelques-unes de ces dix années à des études théologiques. Sa fille affirme avec insistance que son grand-père n'envoyait pas d'argent à ce fils récalcitrant, mais que « sa mère, plus tendre et plus faible, lui envoyait quelques louis, non par la poste, non par des amis, mais par une servante qui faisait soixante lieues à pied, lui remettait une petite somme de sa mère, y ajoutait sans en parler, toutes ses épargnes, faisait encore soixante lieues pour retourner. Cette fille a fait trois fois cette commission " ».



Avec un revenu aussi incertain et lui parvenant par intermittence, il n'est pas surprenant que son garde-manger ait été quelquefois vide. Un jour de mardi gras, Diderot s'aperçut qu'il n'avait pas de quoi s'acheter à manger. Ne voulant pas déranger ses amis un jour de fête, il essaya vainement de se mettre au travail puis sortit faire une grande promenade. « Il revint à son auberge ; en entrant il s'assit et se trouva mal. L'hôtesse lui donna un peu de pain grillé dans du vin ; il fut se coucher. Ce jour-là, me disait-il, je jurai, si jamais je possédais quelque chose, de ne refuser de ma vie un indigent, de ne point condamner mon semblable à une journée aussi pénible " ».

Diderot ne répugnait pas à recevoir de l'aide de ses concitoyens de Langres, sachant que son père les rembourserait. On a la preuve que cela se produisit en 1736. Le 20 août de cette année, un ancien habitant de Langres nommé Foucou - quinze ans plus tard Diderot reconnut dans l'Encyclopédie à l'article « Acier » l'information précieuse fournie par « M. Foucou, ancien coutelier » - signa un reçu de trente-huit livres remises par Diderot père, par les soins de frère Ange, carme déchaux. Sur le même reçu Didier Diderot écrivit : « Voilà la quittance d'arrêté de ce compte final avec M. Foucou de Paris. (...) Je lui ai écrit le 23 mai 1736 de ne rien avancer à mon fils ni le prendre chez lui ; qu'il doit rester chez le procureur. (...) Ainsi il n'y a à lui tenir compte de rien s'il reste chez lui, car c'est contre mes volontés " ».

Le besoin a parfois fait de Diderot un presque fripon. Mme de Vandeul raconte longuement la façon dont il convainquit le frère Ange, le carme déchaux évoqué ci-dessus, également originaire de Langres et parent éloigné des Diderot, de son intention de devenir frère dans son couvent. Sur cette assurance, Diderot reçut quelque deux mille livres. Quand, enfin, le frère Ange déclara qu'il n'avancerait plus rien, Diderot lui dit :

« Frère Ange (lui dit mon pèrE) vous ne voulez donc plus me donner d'argent ?



- Non assurément.

- Eh bien, je ne veux plus être carme ; écrivez à mon père et faites-vous payer... u ».



Diderot et sa fille trouvaient ce procédé fort astucieux.

Pendant les neuf ou dix ans qui séparent le temps où il fut reçu maître es arts à l'Université de Paris et celui où il écrivit les premières lettres que nous ayons de lui, Diderot vécut dans ce qui a semblé à la postérité, une obscure pénombre. Mais l'homme que Wille jugeait si séduisant a parsemé ses ouvres de diverses allusions à ses goûts et à ses actes qui permettent, dans une certaine mesure, de savoir quelle sorte d'homme il était à la veille de sa carrière publique. En premier lieu, il est probable que l'essentiel de sa compétence s'appliquait alors au domaine des mathématiques. Quand en 1748 il publia ses Mémoires sur différents sujets de mathématiques qui jouissent d'une grande réputation, il écrivit dans le « Cinquième mémoire », qui comporte quelques corrections aux calculs de Newton sur l'effet de la résistance de l'air sur les oscillations du pendule : « Il est vrai que j'ai étudié Newton dans le dessein de l'éclaircir ; je vous avouerai même que ce travail avait été poussé, sinon avec beaucoup de succès, du moins avec assez de vivacité ; mais je n'y pensais plus dès le temps que les RR.PP. Le Sueur et Jacquier donnèrent leur Commentaire (1739) ; et je n'ai point tenté de le reprendre " ».



En second lieu, ces souvenirs sporadiques montrent que, pendant ces premières années, il fréquentait les théâtres et aimait beaucoup le métier d'acteur - et les actrices. A l'évidence, il crut possible de faire de la scène son métier : « Moi-même, jeune, je balançai entre la Sorbonne et la Comédie. J'allais, en hiver, par la saison la plus rigoureuse, réciter à haute voix des rôles de Molière et de Corneille dans les allées solitaires du Luxembourg. Quel était mon projet ? d'être applaudi ? Peut-être. De vivre familièrement avec les femmes de théâtre que je trouvais infiniment aimables et que je savais très faciles. Assurément. Je ne sais ce que je n'aurais pas fait pour plaire à la Gaussin, qui débutait alors et qui était la beauté personnifiée ; à la Dangeville, qui avait tant d'attraits sur la scène " ».

L'excitation que le jeune Diderot éprouvait au théâtre est bien décrite dans une page qui date de 1758 : « Il y a quinze ans que nos théâtres étaient des lieux de tumulte. Les têtes les plus froides s'échauffaient en y entrant, et les hommes sensés y partageaient plus ou moins le transport des fous. On s'agitait, on se remuait, on se poussait, l'âme était mise hors d'elle-même. (...) La pièce commençait avec peine, était souvent interrompue, mais survenait-il un bel endroit ? c'était un fracas incroyable, les bis se redemandaient sans fin, on s'enthousiasmait de l'acteur et de l'actrice. L'engouement passait du parterre à l'amphithéâtre, et de l'amphithéâtre aux loges. On était arrivé avec chaleur, on s'en retournait dans l'ivresse ; les uns allaient chez des filles, les autres se répandaient dans le monde ; c'était comme un orage qui allait se dissiper au loin, et dont le murmure durait longtemps après qu'il était écarté. Voilà le plaisir " ».



Parfois, comme Diderot le rappelle dans la Lettre sur les sourds et muets, son intérêt pour le théâtre était un peu plus philosophique et, pourrait-on dire, non conventionnel : « Je fréquentais jadis beaucoup les spectacles, et je savais par cour la plupart de nos bonnes pièces. Les jours que je me proposais un examen des mouvements et du geste, j'allais aux troisièmes loges, car plus j'étais éloigné des acteurs, mieux j'étais placé. Aussitôt que la toile était levée (...) je mettais mes doigts dans mes oreilles, non sans quelque étonnement de la part de ceux qui m'environnaient (...) et je me tenais opiniâtrement les oreilles bouchées, tant que l'action et le jeu de l'acteur me paraissaient d'accord avec le discours que je me rappelais. Je n'écoutais que quand j'étais dérouté par les gestes, ou que je croyais l'être ». Et il se rappelle avec amusement la surprise de son entourage « lorsqu'on me voyait répandre des larmes dans les endroits pathétiques, et toujours les oreilles bouchées».



En guise de conclusion de son amour pour le théâtre et de son amour des idées, on peut raisonnablement avancer que Diderot se rendait souvent au café Procope, car, jusqu'en 1770, la Comédie-Française était située de l'autre côté de la rue. Le Procope, qui était un lieu de rencontre célèbre pour les acteurs, les dramaturges, les académiciens et autres gens de lettres, existe toujours, au même emplacement, 13, rue de l'Ancienne-Comédie "'. A cette époque, il était aussi célèbre que le Dôme ou la Rotonde au temps de la jeunesse d'Hemingway et d'Ezra Pound, ou le café de Flore quand Sartre le fréquentait ; et il est plus que probable que Diderot en était un des piliers.

De ses allusions disséminées dans ses ouvres ultérieures, se dégagent les manières et l'apparence du Diderot de cette époque. C'était un jeune homme d'une large carrure - un ami dira plus tard qu'il était bâti comme un porteur de chaise " ; il avait des cheveux blonds, drus et touffus, sans perruque, et ne se souciait déjà guère de sa toilette ; il évoque dans le Neveu de Rameau, le temps où il donnait des leçons de mathématiques et portait « une redingote de peluche grise (...) éreintée par un des côtés, avec la manchette déchirée et les bas de laine noirs et recousus par derrière avec du fil blanc " ». Il aimait manifestement taquiner les filles ; en regardant le portrait de Mme Greuze peint par son époux, exposé au Salon de 1765, Diderot se rappelle le temps où elle était jeune fille dans la boutique de son père, un libraire du quai des Grands-Augustins, au bord de la Seine. II entra un jour dans la boutique « avec cet air vif, ardent et fou que j'avais ».



« Mademoiselle, les Contes de La Fontaine, et un Pétrone, s'il vous plaît.

- Monsieur, les voilà ; ne vous faut-il point d'autres livres ?

- Pardonnez-moi, Mademoiselle, mais...

- Dites toujours.

- La Religieuse en chemise.

- Fi donc ! Monsieur ; est-ce qu'on lit ces vilenies-là ?

- Ah ! Ah ! ce sont donc des vilenies, Mademoiselle ; moi, je n'en savais rien.. ».



En définitive, on peut avancer avec quelque certitude que Diderot prenait l'amour là où il le trouvait. Cette assertion se dégage du récit qu'il fit en 1758, d'un incident qui semble s'être produit dans ses jeunes années : « Ô ma bonne amie, où est le temps que j'avais de grands cheveux qui flottaient au vent ! Le matin, lorsque le col de ma chemise était ouvert et que j'ôtais mon bonnet de nuit, ils descendaient en grandes tresses négligées sur des épaules bien unies et bien blanches ; et ma voisine se levait de grand matin d'à côté de son époux, entrouvrait les rideaux de sa fenêtre, s'enivrait de ce spectacle, et je m'en apercevais bien. (...) Près d'elle, car on s'approche à la fin, j'avais de la candeur, de l'innocence, un ton doux, mais simple, modeste et vrai. Tout s'en est allé, et les cheveux blonds, et la candeur et l'innocence " ».

Diderot, on peut le souligner, sut toujours priser le charme féminin. Il n'était pourtant pas un libertin débridé, même si l'entrave majeure qui l'en retenait n'était que l'horreur peu vertueuse des maladies vénériennes. Il rappelle dans une lettre à Sophie Volland comment il échappa providentiellement à ce risque en deux occasions qui doivent dater de ses jeunes années : « Je n'y repense jamais sans avoir la chair de poule" ».



Que penser de la possibilité, si absurde soit-elle, que Diderot ait été quelque temps étudiant en théologie ? D'après sa propre déclaration, il hésita « entre la Sorbonne et la Comédie » peu après que Mlle Gaussin eut fait ses débuts au Théâtre-Français, le 28 avril 1731. La Sorbonne 'gnifie évidemment la faculté de Théologie de l'Université de Paris et il st certainement vrai que son titre de maître es arts le qualifiait pour ntreprendre, si tel avait été son choix, des études théologiques supé-'eures. Diderot dit avoir balancé entre la carrière de théologien et celle 'acteur ; or le contexte montrant qu'il ne monta pas sur la scène, il 'ensuit qu'il est possible qu'il ait été un temps étudiant en théologie. Si eulement les registres de la faculté de Théologie existaient encore... mais alheureusement ils ont disparu.



Il faut se souvenir que Diderot n'avait que dix-neuf ans quand il fut eçu maître es arts ; il paraît donc peu vraisemblable que son père l'ait aissé complètement abandonné à lui-même. Il passa, certes, deux années d'apprentissage dans l'étude d'un procureur selon la tradition familiale. Mais suivirent-elles immédiatement l'obtention de son diplôme (septembre 1732) ? Probablement pas, car son père, écrivant en mai 1736, dit que Diderot doit rester chez le procureur. Aurait-il même déjà passé deux ans dans cette étude, il subsiste un trou de quelque vingt mois.

Une déclaration dans le testament de son père donne corps à l'idée que le jeune Diderot vécut plus longtemps de l'argent que lui envoyaient ses parents que Mme de Vandeul ne veut le faire croire ; dans ce document, daté de 1750, Didier Diderot déclare : « ... Vous savez bien, vous, Diderot l'aîné, les grandes dépenses que j'ai faites pour vous depuis vingt années que vous êtes à Paris ; si je supportais rien que ce qui est de ma connaissance, je vous en ai envoyé plus de dix mille livres, non compris ce que votre mère et vos sours vous envoyaient et la rente de cette somme...,8 » Lorsqu'on sait que la pension, et l'inscription dans un endroit tel que Louis-le-Grand ne coûtaient que quatre cents livres par an, il est facile de voir que les dix mille livres de Diderot représentaient un assez grand nombre d'années d'une vie d'étudiant4*. Si l'on considère la jeunesse relative de Diderot, il n'est pas invraisemblable qu'il ait continué ses études après 1732, et éventuellement des études de théologie, qu'il en ait été dégoûté et qu'alors son père et lui aient envisagé la possibilité qu'il devînt procureur.



Mais beaucoup plus saisissante et inattendue est l'idée que, vers 1741 encore, Diderot ait pu avoir sérieusement l'intention de devenir docteur en théologie. 11 y fait allusion dans un passage du Salon de 1767. « J'arrive à Paris. J'allais prendre la fourrure et m'installer parmi les docteurs de Sorbonne. Je rencontre sur mon chemin une femme belle comme un ange ; je veux coucher avec elle, j'y couche ; j'en ai quatre enfants ; et me voilà forcé d'abandonner les mathématiques que j'aimais, Homère et Virgile que je portais toujours dans ma poche, le théâtre pour lequel j'avais du goût ; trop heureux d'entreprendre l'Encyclopédie, à laquelle j'aurai sacrifié vingt-cinq ans de ma vie».



Ce passage demande une explication. Premièrement, parler de la Sorbonne signifiait couramment, non pas l'ensemble de l'Université de Paris, mais seulement sa faculté de Théologie. En deuxième lieu, « prendre la fourrure » signifiait viser un grade universitaire plus élevé que celui de maître es arts ". En troisième lieu, pour devenir docteur en théologie à la Sorbonne, il fallait être prêtre et avoir accompli cinq années d'études théologiques après avoir obtenu le titre de maître es arts ". En quatrième lieu, Diderot ne rencontra pas celle qui devait être sa femme avant 1740 au plus tôt. Là est l'essentiel du problème : est-il possible d'ajouter foi à l'étonnante assertion que Diderot a fait, ou du moins eut l'intention de faire, des études théologiques supérieures à un âge aussi avancé que vingt-huit ou vingt-neuf ans ? S'il en fut ainsi, ou bien sa fille l'ignorait, ou elle cherchait à le dissimuler.

Les écrits de Diderot, particulièrement ses articles pour VEncyclopédie, révèlent une grande familiarité avec les sources et les concepts théologiques, et ce point a été avancé comme une preuve manifeste qu'il avait fait des études théologiques approfondies ". Pourtant, quoique Diderot pût évidemment citer les Pères de l'Eglise avec autant d'érudition et d'à-propos qu'Anatole France et connût certainement assez bien sa théologie pour ne pas tomber par inadvertance dans les pièges et les chausse-trapes des terrains minés de la controverse théologique, plus nous examinons ses écrits, moins nous pensons justifiable d'y voir une preuve catégorique d'études très poussées. Qui serait hostile à Diderot pourrait dire de lui, comme Gibbon de saint Augustin, que son savoir était trop souvent emprunté et ses arguments trop souvent personnels. Aussi l'argument indirect qui veut que ces preuves internes attestent le stade avancé des études théologiques de Diderot, s'il a quelque vraisemblance, peut être mis en doute.



On trouve davantage de témoignages concrets dans les lettres envoyées de Paris par Pierre La Salette, lui aussi de Langres. Après avoir écrit, le 10 août 1741, que les chemises que Diderot avait reçues ne convenaient pas, il revenait à la charge huit jours plus tard : « Il manque de linge, ce cher fils ! Au reste, il est bien équipé d'ici au premier janvier, temps auquel il m'a réitéré l'exécution de ses promesses '* ». La lettre suivante datée du 4 septembre 1741, revient encore sur le linge, mais révèle en outre la nature de ces promesses : « Il m'a fait entrevoir qu'il valait beaucoup mieux lui envoyer de la toile et de quoi faire les chemises et cols, que de lui envoyer des chemises et des cols toutes faites (siC). J'ai examiné son linge. Il lui en faut de nécessité ; il fut obligé de faire refaire les chemises que sa chère mère avait eu la bonté de lui envoyer (...). Au reste, il se porte très bien et persévère dans ses promesses. Saint-Sulpice sera sa demeure au 1" janvier prochain. Dieu lui en fasse la grâce pour la satisfaction de sa famille, puisque c'est l'état qu'il choisit, et que personne ne lui a inspiré de prendre par préférence à tout autre " ».



Ces références à des « promesses » laissent entendre que Diderot pensait réellement entreprendre une carrière ecclésiastique quand il rencontra sa future épouse. Le fameux séminaire de l'ordre de Saint-Sulpice à Paris, fondé en 1641 et situé juste en face de l'église du même nom, était à l'époque le séminaire le plus réputé et le plus populaire de France pour la formation des prêtres. Il n'était pas organisé comme un monastère. Son but était de préparer de jeunes clercs aux ordres sacrés et aux fonctions ecclésiastiques concomitantes. Il était si éminent que, selon la Catholic Encyclopaedia : « Quand la Révolution éclata, le séminaire de Paris avait formé, à lui seul, plus de cinq mille prêtres, et plus de la moitié des évêques qui affrontèrent la terrible tempête (environ cinquantE) sortaient des séminaires de Saint-Sulpice ».

Dans le passage du Salon de 1767, Diderot parle d'être un docteur de la Sorbonne mais ne mentionne pas le séminaire de Saint-Sulpice que Pierre La Salette évoquait en 1741. Ces deux témoignages sont-ils donc inconciliables ? Probablement pas. Car, nous l'avons vu, il fallait avoir été ordonné prêtre pour se présenter au doctorat de théologie et il y avait un rapport étroit entre la Sorbonne et le séminaire de Saint-Sulpice. C'est ce que montre un passage pertinent de l'Histoire de Manon Lescaut ; l'abbé Prévost en 1731 y raconte que la volage Manon regarde le jeune séminariste de Saint-Sulpice passer son examen en public à l'école de théologie de la Sorbonne.



On peut conclure que Diderot avait réellement, vers 1741, l'intention d'entreprendre une carrière ecclésiastique. Il n'y a cependant pas de preuve qu'il soit véritablement entré au séminaire de Saint-Sulpice, mais seulement qu'il ait déclaré en avoir l'intention. Pas de preuve, non plus, qu'il en fût très désireux. Au contraire, il écrit dans des pages autobiographiques datant de 1773 ou 1774 que « dans les classes de l'Université, ses maîtres ne purent jamais vaincre mon dédain pour les frivolités de la scolastique ». Il dévorait des ouvrages d'algèbre, d'arithmétique et de géométrie, nous dit-il, et prenait plaisir à lire Homère, Virgile, le Tasse et Milton, « mais revenant toujours aux mathématiques, comme un époux infidèle, las de sa maîtresse, revient de temps en temps à sa femme " ».



Cette analogie, aussi caractéristique des mours du XVIIIe siècle que de Diderot lui-même, semble montrer que, s'il avait eu l'intention de devenir prêtre, ce n'était pas précisément parce qu'il avait ce que les méthodistes appellent une « vocation ». Par ailleurs, il n'existe pas de preuve qu'à ce stade peu avancé de sa vie, il ait déjà été en rébellion ouverte contre l'Eglise. Ce ne fut que des années plus tard que les exigences d'une cohérence philosophique le détournèrent de la foi chrétienne. Il se peut qu'il ait envisagé la prêtrise sans empressement mais sans répugnance. Un abbé assuré de quelque bénéfice ou commande qui lui garantissaient une vie sans contrainte dans la société séculière, n'était-il pas un élément important du paysage français du XVIIIe siècle ? Peut-être Diderot espérait-il ainsi pouvoir profiter à la fois de la sécurité et des plaisirs de l'érudition ; peut-être était-il impressionné par le fait que deux prêtres publiaient, à cette même époque, un commentaire monumental sur Newton ; peut-être était-il prêt à renoncer à sa précaire et nécessiteuse indépendance ? Quoi qu'il en fut, sa rencontre avec une femme qu'il voulut épouser lui fit écarter tout projet de carrière où le célibat était un préalable ; et sa famille allait le presser une nouvelle fois d'entrer dans l'étude d'un procureur.

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Denis Diderot
(1713 - 1784)
 
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