Denis Diderot |
Diderot était un homme de tempérament expansif, qui répandait sans compter les trésors de son imagination, de sa sympathie, de sa sensibilité. Mais il y avait aussi chez lui une veine d'objectivité scientifique, froide et insensible, qui, presque toujours, ne se révélait que lorsqu'on s'en prenait à ses idées métaphysiques. On le vit au moment de la plus grande catastrophe du xvnr siècle : Diderot garda une attitude neutre alors que d'autres étaient plongés dans la souffrance. Ses contemporains furent profondément affligés, ébranlés dans leurs plus chères convictions, par le tremblement de terre de Lisbonne le 1 novembre 1755, qui tua en quelques minutes plusieurs milliers de personnes. Cette catastrophe ne fut pas seulement ressentie à Lisbonne : elle fut ressentie par Voltaire qui avait vécu jusque-là dans une foi déiste plutôt heureuse. Le mystère, le hasard impassible de cet événement l'amenèrent à s'interroger avec inquiétude sur les voies de Dieu à l'égard des hommes. C'est à cette interrogation que nous devons Candide. Mais il est caractéristique de Diderot et de sa conception strictement naturaliste d'un univers qu'il pensait pouvoir exprimer sans affirmer l'existence de Dieu, que le tremblement de terre de Lisbonne ne lui ait posé aucun problème intellectuel '. L'année suivante, Frédéric le Grand précipita la guerre de Sept ans par l'invasion de la Saxe. Cette guerre, qui vit les exploits de Montcalm et de Wolfe au Canada et ceux de Clive aux Indes, affecta durablement les destinées politiques d'une partie considérable de l'humanité. Ce fut l'année de la révolution diplomatique où la France, ennemi héréditaire des Habsbourg depuis Richelieu, renversa son système d'alliances et devint l'alliée de Marie-Thérèse. Ce fut l'année où commença une guerre dans laquelle les armées françaises s'illustrèrent d'abord par la prise de Port-Mahon pour subir ensuite l'humiliation de Rossbach ; une guerre où la monarchie de Louis XV et de Madame de Pompadour dilapida l'essentiel de la puissance coloniale et maritime française en échange d'un vague rêve d'hégémonie continentale. Le prestige et les finances de la France souffrirent gravement de la guerre de Sept ans et cet affaiblissement peut être considéré comme une des causes déterminantes qui amenèrent plus tard l'alliance avec les Etats-Unis et la Révolution de 1789 elle-même. Militairement et intellectuellement, cette dizaine d'années fut décisive dans l'histoire de la France du XVIII siècle. A notre surprise, Diderot semble à peine au courant de la guerre de Sept ans et de ses implications. Lui, l'initiateur d'un des deux grands changements dans la vie de son époque, était singulièrement étranger à l'autre. Hormis une allusion dans son Fils naturel à l'incident de la capture et de l'emprisonnement par les Anglais du père de Rosalie et une autre, dans Le Père de famille, à un épisode de la campagne de Porl-Mahon, aucun écrit, aucune lettre de Diderot ne se rapportent à la guerre. Celle-ci semble ne l'avoir affecté que parce que Grimm fut attaché pendant quelques mois, en 1757, à l'état-major d'un maréchal français au cours de la campagne de Westphalie 2. Pendant ces années (1756-1763), nous entendrons beaucoup parler des tribulations de Diderot, car survinrent alors ses plus dures épreuves et, compte tenu de son courage dans cette adversité, son comportement à cette époque frisa l'héroïsme. Et, comme si sa vie personnelle avait absorbé toute son énergie, il traversa ces années malmené par tout, sauf par la guerre même. La correspondance de Diderot en 1756 trahit par moments cette humeur grondeuse et querelleuse dans laquelle il tombait aisément. On perçoit, dans les rapports qu'il entretint à cette époque avec les gens, une note acerbe et irritable particulière qui peut être un symptôme de surmenage ou de mauvaise santé persistante. Il s'occupa d'un procès pour l'attribution d'un prieuré, affaire à laquelle était mêlé son frère l'abbé. Mme de Vandeul dit que son père se donna un mal incroyable pour régler cette affaire, et nous voyons Diderot s'y consacrer à travers deux lettres écrites à ce frère inconciliant et chicanier. Il disait de l'adversaire de l'abbé : « Je crois M'le chevalier un fort honnête homme, quoiqu'il soit un bon chrétien ». Et quelques jours plus tard, Diderot se désintéressant de cette affaire, concluait : « Vous m'avez écrit la lettre d'un plaideur et d'un fanatique. Si ce sont là les deux qualités que donne votre religion, je suis très content de la mienne, et j'espère n'en point changer ' ». L'abbé Diderot était, sans nul doute, un personnage fort difficile, mais des lettres comme celle-ci ne semblent guère avoir été calculées pour adoucir son caractère. Un autre de ces éclats grondeurs a laissé des traces dans une longue lettre écrite, pendant l'été 1756, à un collaborateur de l'Encyclopédie. probablement Paul Landois '. Landois était un auteur obscur dont on sait fort peu de chose si ce n'est qu'il écrivit une tragédie en un acte et en prose, Sylvie, qui ne mettait pas en scène les aventures de personnages de haut rang mais de gens très ordinaires. Cette tragédie, avec son acte unique, ses personnages du commun, sa prose, ses indications scéniques explicites, défiait tant de traditions de la scène française qu'elle mérite qu'on se souvienne d'elle comme d'un exemple précoce des réformes que Diderot exposa quinze ans plus tard. En 1756, Landois, qui avait écrit, pour l'Encyclopédie, quelques petits articles sur la peinture et se trouvait à sept ou huit jours de poste de Paris, enrageait de ne pas être payé aussi rapidement qu'il le souhaitait. Il est clair, à voir la lettre de Diderot, que Landois était un homme extrêmement susceptible, enclin à penser qu'on l'exploitait totalement. Pour corriger cette impression, Diderot lui écrivit longuement, en attaquant le problème sur trois plans successifs. Diderot démentait tout d'abord avoir commis la moindre irrégularité ; ensuite il discutait le comportement de Landois du point de vue de la morale conventionnelle, enfin, il considérait la conduite de Landois selon le critère de la philosophie. Dans la mesure où cette lettre fournit une description fort nette des vues morales de Diderot, elle est fréquemment et largement citée. Au premier degré, Diderot avance le principe que la meilleure défensive est une vigoureuse offensive. « Mais, venons-en à l'affaire de votre manuscrit. C'est un ouvrage capable de me perdre ; c'est après m'avoir chargé à deux reprises des outrages les plus atroces et les plus réfléchis que vous m'en proposez la révision et l'impression (...). Vous me prenez pour un imbécile, ou vous en êtes un... » S'étant suffisamment échauffé, Diderot passe au deuxième stade de la dispute et reproche à Landois sa « morale détestable », puis il en vient à son propre code éthique : « Je trouve en moi une égale répugnance à mal raisonner et à mal faire. Je suis entre deux puissances, dont l'une me montre le bien et l'autre m'incline vers le mal. Il faut prendre parti. Dans les commencements, le moment du combat est cruel : mais la peine s'affaiblit avec le temps. Il en vient un où le sacrifice de la passion ne coûte plus rien. Je puis même assurer par expérience qu'il est doux ; on en prend à ses propres yeux tant de grandeur et de dignité ! La vertu est une maîtresse à laquelle on s'attache autant par ce qu'on fait pour elle, que par les charmes qu'on lui croit. Malheur à vous si la pratique du bien ne vous est pas familière, et si vous n'êtes pas assez en fonds de bonnes actions pour en être vain, pour vous en complimenter sans cesse, pour vous enivrer de cette vapeur, et pour en être fanatique. « Nous recevons, dites-vous, la vertu comme le malade reçoit un remède auquel il préférerait, s'il en était cru, tout autre chose qui flatterait ton appétit. Cela est vrai d'un malade insensé. Malgré cela, si ce malade avait eu le mérite de découvrir lui-même sa maladie ; celui d'en avoir trouvé, préparé le remède, croyez-vous qu'il balançât à le prendre, quelque amer qu'il fût, et qu'il ne se fît pas un honneur de sa pénétration et de son courage ? Qu'est-ce qu'un homme vertueux ? C'est un homme vain de cette espèce de vanité, et rien de plus ». Voilà une définition peu ordinaire et extrêmement démystificatrice de l'homme vertueux. Mais Diderot suggère cependant à Landois de jauger les avantages qu'on gagne ainsi pour soi-même et surtout les ennuis qu'on évite. Diderot fait valoir que la vertu est la poursuite du bonheur, espèce d'utilitarisme dans lequel le plaisir se mêle fortement à l'estime que les autres vous portent comme à l'estime que l'on a pour soi-même. « Si jamais vous l'entreprenez (ce calcuL), n'oubliez pas d'apprécier la considération des autres, et celle de soi-même, pour ce qu'elles valent. N'oubliez pas non plus qu'une mauvaise action n'est jamais impunie : je dis jamais, parce que la première que l'on commet dispose à une seconde, celle-ci à une troisième, et que c'est ainsi qu'on s'avance peu à peu vers le mépris de ses semblables, le plus grand de tous les maux ». Diderot en arrive enfin au troisième degré de son argumentation. Son objet est de guérir Landois de cette hypothèse « que la nature entière conspire contre vous ; que le hasard a rassemblé toutes les sortes d'infortunes pour les verser sur votre tête 7 Où diable avez-vous pris cet orgueil-là ? Mon cher, vous vous estimez trop, vous vous accordez trop d'importance dans l'univers ». Pour guérir Landois de tant d'orgueil, Diderot dit qu'il doit « quitter le ton de prédicateur pour prendre, si je peux, celui de philosophe ». Vient une discussion du rapport entre morale et déterminisme ; Diderot pense que l'effet suit si inexorablement la cause dans la formation et l'expérience de l'être humain que le mot « liberté » est un mot vide de sens. Le contexte semblerait indiquer qu'il use de ce mot dans le sens d'« imprévisibilité » ou de « caprice ». Voilà cet important passage : « Regardez-y de près, et vous verrez que le mot liberté est un mot vide de sens ; qu'il n'y a point, et qu'il ne peut y avoir d'êtres libres ; que nous ne sommes que ce qui convient à l'ordre général, à l'organisation, à l'éducation, et à la chaîne des événements. Voilà ce qui dispose de nous invinciblement. On ne conçoit non plus qu'un être agisse sans motif, qu'un des bras d'une balance agisse sans l'action d'un poids ; et le motif nous est toujours extérieur, étranger, attaché ou par une nature ou par une cause quelconque, qui n'est pas nous. Ce qui nous trompe, c'est la prodigieuse variété de nos actions, jointe à l'habitude que nous avons prise tout en naissant de confondre le volontaire avec le libre... » On remarquera que Diderot exprime ici une théorie morale qui tient compte à la fois de l'hérédité et de l'environnement, en employant les termes d'organisation et d'éducation. Il reconnaît que l'être humain a des volontés et qu'il les exerce, mais il nie qu'il puisse le faire selon ses caprices et sans relation avec l'ensemble des causes et des effets dont il a déjà fait l'expérience. C'est là une conception de la nature morale de l'homme aussi pleine de bon sens que de philosophie. Avec un tel déterminisme, il aborde le comportement de l'homme en évitant une théorie, incertaine et dangereuse, du non-déterminisme moral selon lequel tout peut arriver, le plus chaotique, le plus invraisemblable, le plus imprévisible '. « Une volonté entièrement libre dans un monde fini est une bonne définition de la folie », écrit un auteur moderne 6. L'important, pour Diderot, était que Landois ne pouvait cesser d'« être méchant à volonté. Après s'être rendu tel, ne s'agit-il que d'aller à cent lieues pour être bon, ou que de s'être dit : Je veux l'être ? Le pli est pris ; il faut que l'étoffe le garde ». Diderot décrit ici un système de morale indépendant de l'espoir de la récompense ou de la crainte du châtiment dans un autre monde. Peut-être est-ce cet aspect positif et « terrestre » de sa doctrine qui lui permet de ne pas se fier aux critères habituels de la « vertu » et du « vice ». « Mais s'il n'y a point de liberté, il n'y a point d'action qui mérite la louange ou le blâme. Il n'y a ni vice, ni vertu, rien dont il faille récompenser ou châtier. Qu'est-ce qui distingue donc les hommes ? La bienfaisance et la malfaisance. Le malfaisant est un homme qu'il faut détruire et non punir ; la bienfaisance est une bonne fortune, et non une vertu ». Cette façon d'établir une doctrine morale semble ingrate et rébarbative ; aussi la lettre à Landois est-elle très souvent citée pour prouver que la morale de Diderot avait un caractère rude et machinal qui ôtait à l'homme tout libre arbitre. Mais si l'on juge la conduite morale du point de vue des résultats et non de celui de Vintention, l'on s'aperçoit alors que la doctrine de Diderot ne paraît plus tellement étrange. Il met l'accent sur l'utilité sociale '. Selon un tel principe, la bonne conduite dépend de l'acte, des résultats positifs et concrets de l'action morale. Mais l'homme n'en reste pas moins un être modifiable, capable d'exercer un choix. Diderot explicite sa pensée en écrivant, dans les dernières lignes de sa lettre : « Adoptez ces principes si vous les trouvez bons, ou montrez-moi qu'ils sont mauvais. Si vous les adoptez, ils vous réconcilieront aussi avec les autres et avec vous-même ». Alors que Diderot était engagé dans cette pénible querelle avec Landois, ses rapports avec d'autres amis se détérioraient aussi. Il eut sans doute une dispute avec Condillac, si l'on en juge par la soudaine et venimeuse attaque que Grimm lança contre ce dernier, très peu de temps après l'avoir hautement loué. Diderot et Condillac n'étaient plus intimes depuis quelques années : les jours du Panier fleuri étaient déjà loin. Leurs rapports se refroidirent encore vers la même époque, parce que Diderot pensait que Condillac avait pris dans la Lettre sur les sourds et muets (1751) une des principales idées de son Traité des sensations qui parut trois ans plus tard. Ces tensions entre Diderot et ses amis coïncidèrent, semble-t-il, avec un retard dans la publication du volume VI de l'Encyclopédie. Bien que Grimm signalât dans sa livraison du 1T mai 1756 que ce volume venait d'être publié, un ami écrivait à Rousseau, le 23 septembre, qu'il n'avait pas encore paru -'. Diderot lui-même disait qu'il était à la campagne pour prendre du repos et rétablir sa santé après avoir achevé le volume VI, et le même correspondant de Rousseau date exactement cette villeggia-tura en écrivant le 13 septembre que Diderot venait de rentrer à Paris après être resté trois semaines à la campagne chez Le Breton, son libraire. Ce retard dans la publication, si retard il y eut, peut avoir contribué à l'apparente irritabilité de Diderot cette année-là mais elle peut n'être due qu'à sa mauvaise santé chronique. Quoi qu'il en soit, après ces vacances passées chez Le Breton, Diderot souffrit encore d'une attaque sévère de « colique » qu'il attribua à l'interruption malencontreuse de son régime lacté ". Quand le volume VI parut enfin, il se révéla le moins controversé de tous et semble avoir plu à tout le monde, sauf à Voltaire. Il contenait d'importants articles de Turgot : « Etymologie » « Expansibilité » « Existence » ; ce dernier était une exposition magistrale des hypothèses intellectuelles que partageaient la plupart des encyclopédistes. On relevait aussi « Evidence », « Fêtes », « Feux d'artifice », « Fief », « Fièvres », « Finances », « Fluide », « Flûte », etc., contenu habituel d'un ouvrage qui s'intitulait lui-même « dictionnaire méthodique des sciences, arts et métiers ». Le long article particulièrement notable de Quesnay « Fermier » a été récemment appelé par un auteur marxiste « l'origine de toute la doctrine physiocratique » parce qu'il analyse « le rôle du capital dans la production " ». La participation de Diderot comme auteur était visiblement moindre que dans les autres volumes, en raison sans doute de sa mauvaise santé. Voltaire donna quinze articles ; s'identifiant davantage à l'entreprise, il se montra de plus en plus soucieux de son inégalité trop manifeste. Voltaire ne faisait pas partie des souscripteurs originaux de l'Encyclopédie, il la loua donc au départ plutôt par ouï-dire que par une connaissance de première main ". Il aimait à parler de Diderot et de d'Alembert comme d'Atlas et d'Hercule portant le monde sur leurs épaules. Il rend hommage « au plus grand et au plus beau monument de la nation et de la littérature ». Il adjure d'Alembert de se hâter d'achever le plus grand ouvrage du monde l!. Pendant l'été de l'année qui vit la publication du volume VI, d'Alembert fit à Voltaire une visite qui témoigne de leurs liens grandissants. C'est au cours de ce séjour particulièrement réussi que Voltaire suggéra à d'Alembert d'écrire sur « Genève » un article qui fut à l'origine de beaucoup de difficultés quand il fut publié dans le volume VII '*. Après le retour de d'Alembert à Paris, les lettres de Voltaire devinrent beaucoup plus franches qu'auparavant. « Ce qu'on m'a dit des articles de la théologie et de la métaphysique me serre le cour. Il est bien cruel d'imprimer le contraire de ce qu'on pense ». « Je suis encore fâché qu'on fasse des dissertations, qu'on donne des opinions particulières pour des vérités reconnues. Je voudrais partout la définition, et l'origine du mot avec des exemples " ». Un mois plus tard, Voltaire se disait incapable de croire que dans un ouvrage aussi sérieux la phrase suivante eût paru à l'article « Femme » : « Chloé presse du genou un petit-maître, et chiffonne les dentelles d'un autre. » Ce que l'auteur, un nommé Desmahis, avait réellement dit de Chloé ne valait guère mieux : « elle répond du genou à l'un, serre la main à l'autre en louant ses dentelles et jette en même temps quelques mots convenus à un troisième ». Voltaire disait que cet article devait avoir été écrit par le laquais de Gil Blas ,e. A quoi d'Alembert répondit pour se disculper : « ces articles ne sont pas de mon bail » ; il ajoutait : « Je dois d'ailleurs à mon collègue la justice de dire qu'il n'est pas toujours le maître ni de rejeter, ni d'élaguer les articles qu'on lui présente " ». Alors Voltaire lui demande avec bon sens : « Pourquoi n'avez-vous pas recommandé une espèce de protocole à ceux qui vous servent, étymologies, définitions, exemples, raisons, clarté et brièveté? » En 1756, l'amitié de Diderot et de Rousseau entra dans une pénombre proche de l'éclipsé. La pièce de théâtre que Diderot écrivit cet automne-là, Le Fils naturel, devait jouer un rôle dans ce conte mélancolique. L'histoire de la fin de leur amitié est confuse et compliquée, brûlante du choc de leur certitude d'être chacun dans le vrai, désolante de la lente et inexorable ruine du plaisir qu'ils trouvaient dans la compagnie l'un de l'autre. Il y a quelque chose d'épique et de symbolique dans la déliquescence cauchemardesque de cette amitié, entre deux tempéraments aussi intenses, aussi vivaces, aussi nets dans l'expression de leur pensée. Symbolique aussi parce que les différences entre eux, bien qu'ils ne s'en rendissent pas compte, étaient idéologiques. Rousseau était le précurseur de Robespierre, Diderot de Danton, et une génération plus tard l'un envoya l'autre à la guillotine. Les dissensions personnelles et caractérielles qui apparurent en 1756-1758 furent exacerbées par des désaccords profonds sur leur conception de la vie. Ces désaccords faussèrent leur jugement, comme ils faussent aussi sans doute le jugement de leurs biographes, car il est presque impossible de regarder osciller la balance de la justice et de se retenir de sauter dans l'un des plateaux. Tempérament et circonstances se combinent si puissamment qu'il devient difficile de porter un jugement impartial. Nous tendons à être des hommes de Rousseau ou des hommes de Diderot, comme nous tendons à être ou des hommes d'Erasme ou des hommes de Luther, des hommes de César ou des hommes de Cicéron. Rousseau a toujours proclamé que la révélation qui lui était venue en 1749 sur la route de Vincennes avait marqué le tournant de sa vie. C'était la révélation, brillant en lui de l'incandescence d'une évidente vérité, que le sort de l'homme a empiré au fur et à mesure que sa vie devenait plus raffinée et plus complexe. On peut concevoir qu'une telle révélation puisse s'imposer à un jeune homme, élevé dans une simplicité puritaine, sur les rives du lac Tahoe par exemple, arrivant dans la métropole pour y faire ses preuves, mais n'y menant qu'une existence précaire, jamais tout à fait chez lui, jamais triomphant et jamais vaincu, jamais assez sûr de lui pour critiquer ouvertement la vie qui l'entoure. La révélation de 1749 donna à Rousseau le courage de soutenir ses convictions, jusqu'alors mal établies. Il resta sensible, trop sérieux, sans humour, mais ces dispositions naturelles achoppèrent dorénavant à ce qui lui paraissait artificiel et conventionnel dans la vie parisienne. Ses amis ne pouvaient guère manquer de remarquer son déplaisir. Leur erreur fut de le croire seulement superficiel et non sincère. Ce n'était pas simplement Paris qui déplaisait à Rousseau. Ses amis, du moins la plupart d'entre eux, l'irritaient. 11 en voulait à Diderot, qu'il n'avait point sollicité, de lui avoir conseillé d'accepter la pension du roi ; il soupçonnait d'Holbach d'essayer de faire croire que lui, l'auteur du Devin du village, en avait plagié la musique ; il réprouvait les philosophes pour avoir tourmenté l'abbé Petit, l'homme qui avait une théorie sur l'art d'écrire une pièce en cinq actes ; mais il abominait particulièrement, comme le montre si bien la préface de sa pièce Narcisse, la « philosophie » antireligieuse de son cercle d'amis. Quand donc la riche Mme d'Epinay, qu'il connaissait depuis 1747, lui offrit de s'établir à l'Hermitage, demeure spacieuse et restaurée, construite sur ses terres près de Montmorency, Rousseau se laissa persuader de tout abandonner. Ses amis considérant sa décision comme un caprice ridicule, ne cessèrent de prédire ouvertement qu'il ne tiendrait pas une quinzaine. « Les sarcasmes tombèrent sur moi comme la grêle », rappelait-il plus tard dans ses Confessions. Le 9 avril 1756 il s'installa à l'Hermitage, se promettant bien de ne plus jamais revenir en ville. On se doute que les amis de Rousseau furent déconcertés par ce départ, et plus encore par son obstination. La vie loin de Paris ne semblait guère digne d'être vécue à une époque si sociable, surtout si la solitude venait l'aggraver. Paris, et, pour les courtisans, Versailles, semblaient à la plupart des gens qui y avaient séjourné les seules résidences possibles en France. Ce sentiment se reflète dans le mot qu'employait le xviu* siècle lorsque le roi privait un ministre de son emploi et lui commandait de vivre sur ses terres en attendant ses ordres : on disait toujours que ce ministre était « exilé », comme si vivre à la campagne dans un château équivalait à un bannissement à l'autre bout de la terre. Le cercle de d'Holbach pensait que l'exil volontaire de Rousseau pouvait être interprété comme un reproche à leur égard et ils en ressentaient une subtile et permanente irritation. S'il était sage, c'est qu'eux étaient fous. Si son exil était vertu, alors il jetait le doute sur leur mode de vie. Ils trouvaient cela intolérable : c'est ainsi que Diderot mit dans la bouche d'un des personnages de son Fils naturel cette allusion extrêmement caustique et personnelle : « J'en appelle à votre cour ; interrogez-le et il vous dira que l'homme de bien est dans la société, et qu'il n'y a que le méchant qui soit seul». Quant à Rousseau, il découvrit dans cette nouvelle phase de sa vie plus de désillusions qu'il n'en avait prévu. D'abord, il avait espéré que Diderot viendrait régulièrement à l'Hermitage, arrangement unilatéral puisque Rousseau avait renoncé à Paris. Il fut souvent déçu dans cette attente. En second lieu, il découvrit que chaque fois que sa bienfaitrice venait habiter la demeure principale, la Chevrette, son temps ne lui appartenait plus. Mais le pis était qu'il n'avait aucune tranquillité domestique. Il avait amené de Paris non seulement Thérèse Levasseur, mais aussi la vieille mère de celle-ci. Cette dame montait sa fille contre Rousseau et la pauvre Thérèse, qui avait trop peu d'esprit pour faire valoir ce qui lui appartenait, était complètement sous la domination de sa mère. Rousseau, exaspéré, s'aperçut avec consternation que rien de ce qu'il faisait ne lui gagnait ni la loyauté ni même la bonne volonté de Mme Levasseur. Elle traitait Rousseau avec la ruse et la roublardise d'un paysan dupant le seigneur du château. Rousseau a souvent dû se sentir comme le bien intentionné Nekhlioudov dans La Matinée du seigneur de Tolstoï. Mme Levasseur avait en outre mis à profit le temps qu'elle passait à Paris pour négocier mystérieusement avec Grimm et Diderot. Rousseau apprit la chose de la bouche de Thérèse mais ne parvint pas à percer le mystère de cette conduite secrète. La vive imagination de Rousseau ayant longuement ruminé cette nouvelle, il ne fut que trop enclin à croire qu'une sinistre machination était montée contre lui. Cette conclusion renforça probablement sa détermination de passer tout l'hiver à l'Hermitage. La grave maladie d'un vieil ami, Gauffecourt, le rappela deux fois à Paris, la première à la fin de décembre 1756, la seconde pour une période de quinze jours au mois de janvier suivant. Il logeait chez Diderot et dînait chez Mme d'Epinay ". Ce fut au chevet de ce malade que Diderot rencontra Mme d'Epinay pour la première fois. Il avait toujours refusé de faire sa connaissance bien qu'elle fut l'amie intime de Rousseau et qu'elle fût devenue la maîtresse de Grimm ". De fait, Diderot avait essayé d'empêcher cette liaison. 11 avait reçu un avis très défavorable sur le caractère de cette femme de la bouche d'un ancien prétendant, et avait eu avec Grimm un entretien prolongé au cours duquel il prétendait avoir impatiemment demandé à son ami : « C'est-à-dire... que vous croyez très sincèrement que Madame d'Epinay n'est ni fausse, ni coquette, ni catin ? » Il sortit de cet entretien convaincu que son informateur était un gredin, mais non encore persuadé que Mme d'Epinay fût aussi vertueuse que Grimm le pensait26. Cette conversation avait eu lieu environ deux ans avant la maladie qui avait amené au chevet de Gauffecourt tous ses amis et même le solitaire de l'Hermitage. Entre-temps, Mme d'Epinay était devenue la maîtresse de Grimm, mais Diderot restait distant. A présent, les circonstances avaient engagé tous les amis de Rousseau, Diderot et Mme d'Epinay aussi bien que Grimm, dans une sorte de complot contre lui. C'est du moins ce que croyait Rousseau. Il abandonna Gauffecourt et rentra à l'Hermitage immédiatement avant la publication du Fils naturel. Il ne lui fallut pas longtemps pour tomber sur la phrase « il n'y a que le méchant qui soit seul » ; il écrivit donc à Diderot - cette lettre ne nous est point parvenue - ce qu'il dépeint dans sa lettre suivante comme « le billet le plus tendre et le plus honnête que j'aie écrit de ma vie, et dans lequel je me plaignais avec toute la douceur de l'amitié d'une maxime très louche et dont on pourrait me faire une application bien injurieuse 27 ». La réponse de Diderot était très nonchalante ; bien plus, il y prenait les choses sur le mode plaisant. Mais Rousseau n'avait jamais été d'un tempérament à supporter de gaieté de cceur la plaisanterie ni la nonchalance et il l'était moins que jamais. La crise émotive dans laquelle le jetèrent les lettres de Diderot transparaît clairement dans celles qu'il écrivit à Mme d'Epinay, aussi bien que dans les efforts que celle-ci déploya pour le calmer. Rousseau, qui avait fait une question de principe de ne pas aller à Paris et répétait sans fin à Mme d'Epinay qu'il n'y retournerait de sa vie proposa à Diderot de venir le voir à Montmorency pour éclaircir « la méchanceté » du solitaire. Diderot répondit : « Vous voyez bien, mon cher, qu'il n'est pas possible de vous aller trouver par le temps qu'il fait, quelque envie, quelque besoin même que j'en aie. (...) Savez-vous ce que vous devriez faire ? Ce serait d'arriver ici et d'y demeurer deux jours incognito. J'irais samedi vous prendre à Saint-Denis, où nous dînerions et de là nous nous rendrions à Paris dans le fiacre qui m'aurait amené ». Diderot en vient à parler de la phrase du Fils naturel qui avait blessé Rousseau, mais il le fait d'un air très dégagé et son propos est mêlé de remarques railleuses, spécialement à l'égard de Mme Levasseur : « Je suis bien aise que mon ouvrage vous ait plu et qu'il vous ait touché (il est certain qu'il le fit, et sur un point sensiblE). Vous n'êtes pas de mon avis sur les ermites. Dites-en tant de bien qu'il vous plaira, vous serez le seul au monde dont j'en penserai, encore y aurait-il à dire là-dessus si l'on pouvait vous parler sans vous fâcher. Une femme de quatre-vingts ans ! (...) Adieu, le citoyen ! C'est pourtant un citoyen bien singulier qu'un ermite 3" ». On voit que Diderot ne prétendit pas que la phrase incriminée n'avait été intentionnelle, ou l'effet d'une étourderie. Rousseau dit que cette lettre lui avait percé le cceur ". Nous n'avons plus sa réponse mais on peut être sûr qu'il n'essayait pas d'y déguiser ses sentiments et qu'il réussit très évidemment à contrarier son destinataire. « Quelque mal que ma lettre ait pu vous faire, écrivait Diderot, je ne me repens pas de vous l'avoir écrite. Vous êtes trop content de votre réponse ». Rousseau ayant refusé de venir à Paris, Diderot, sans grand enthousiasme, annonça son intention d'aller à Montmorency : « Eh bien samedi matin, quelque temps qu'il fasse, je pars pour l'Her-mitage. Je partirai à pied, mes embarras ne m'ont permis d'y aller plus tôt, ma fortune ne me permet pas d'y aller autrement... » Cette lettre parlait aussi de Mme Levasseur et finissait par ces mots : « Vivez, mon ami, vivez et ne craignez pas qu'elle meure de faim». La lettre de Diderot fâcha tellement Rousseau - il dit à Diderot qu'elle était abominable - qu'il écrivit à Mme d'Epinay qu'il espérait vivement que Diderot ne viendrait pas. « Mais je devrais me rassurer (ce qu'il n'était paS). Il a promis de venir " ». Allusion aux nombreuses occasions, selon Rousseau, où Diderot prenait des engagements qu'il ne tenait pas. Cette fois, pourtant, ce fut Mme d'Epinay qui retint les amis de se retrouver en écrivant à Diderot que c'est Rousseau qui irait à Paris. Ne le voyant pas venir, Diderot écrivit une troisième lettre dans laquelle éclate son habituelle conviction de n'avoir rien fait de mal : Une bonne fois pour toutes, demandez-vous à vous-même : Qui est-ce qui a pris part à ma santé quand j'ai été malade ? Qui est-ce qui m'a soutenu quand j'ai été attaqué ? Qui est-ce qui s'est intéressé vivement à ma gloire ? Qui est-ce qui s'est réjoui de mes succès ? Répondez-vous avec sincérité et connaissez ceux qui vous aiment. (...) Oh ! Rousseau, vous devenez méchant, injuste, cruel, féroce, et j'en pleure de douleur. Une mauvaise querelle avec un homme que je n'estimai et que je n'aimai jamais comme vous m'a causé des peines et des insomnies (il se réfère évidemment à LandoiS). Jugez quel mal vous me faites. (...) Faites-moi signe quand vous voudrez et j'accourrai ; mais j'attendrai que vous fassiez signe. La réponse de Rousseau, écrite quelques jours après, montre jusqu'où leur incompréhension mutuelle les avait emportés. « Si votre dessein, dans toute cette affaire eût été de m'irriter, qu'eussiez-vous fait de plus ? » Il reconnaissait qu'il avait prié Mme d'Epinay d'empêcher que Diderot ne vînt à l'Hermitage : ils n'auraient fait que se quereller. « De plus, vous vouliez venir à pied ; vous risquiez de vous faire malade, et n'en auriez pas, peut-être, été trop fâché. Je ne me sentais pas le courage de courir tous les dangers de cette entrevue ». Chacun accusa l'autre de pharisaïsme : « Vous paraissez toujours si fier de vos procédés dans cette affaire », écrivait Rousseau. Puis : « Diderot, Diderot ! Je le vois avec une douleur amère ; sans cesse au milieu des méchants, vous apprenez à leur ressembler ; votre bon cceur se corrompt parmi eux et vous forcez le mien de se détacher insensiblement de vous». Quel dommage que Montmorency ne se trouvât pas beaucoup plus loin de Paris. La distance rendait la communication difficile mais pas impossible ; et le manque de confiance mutuelle avait le même effet. Rousseau vivait assez près de Paris pour qu'il pût s'attendre à voir constamment ses amis à l'Hermitage. Par sa répugnance à mettre le pied dans la capitale, il forçait ses amis à des rapports unilatéraux dont ils payaient les frais, à la fois de transport et de temps J6. Il en résultait, de la part d'un homme comme Diderot, qui n'avait jamais été trop exact dans ses rendez-vous, une chaîne continuelle de promesses rompues et d'engagements non tenus. Il faut dire, pour la défense de Diderot, qu'il était un homme singulièrement occupé, non seulement par ses devoirs d'éditeur, mais encore par le cours de chimie de Rouelle et, précisément à cette époque, par sa comédie et les complications qu'elle entraînait. Les contacts personnels étaient difficiles, les lettres engendraient autant d'incompréhension que de compréhension - et là où manquait la confiance, elle en engendrait plus encore ; pour couronner le tout, Diderot probablement animé des meilleures intentions, agissait avec un singulier manque de tact. On est en droit de lui demander, comme le fit Rousseau, quels étaient exactement ses motifs pour en revenir toujours au sort de Mme Levasseur et ce qu'il avait en tête quand il disait, aussi publiquement et gratuitement, qu'« il n'y a que le méchant qui soit seul ». Il faut bien dire que Diderot (d'après les documents dont nous disposonS) ne s'est jamais justifié de façon entièrement satisfaisante, ni sur un point ni sur l'autre. |
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Denis Diderot (1713 - 1784) |
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