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FRUSTRATION, AUTOSATISFACTION ET DÉSENCHANTEMENT


Poésie / Poémes d'Denis Diderot





« Lorsque je donnai Le Père de famille, le magistrat de la police m'exhorta à suivre ce genre, rappelait Diderot dans le Paradoxe sur le comédien.

- Pourquoi ne le fîtes-vous pas ?

- C'est que n'ayant pas obtenu le succès que je m'en étais promis, et ne me flattant pas de faire beaucoup mieux, je me dégoûtai d'une carrière pour laquelle je ne me crus pas assez de talent '. »

Le calme avec lequel Diderot rapportait ces faits ne peut guère correspondre à son humeur lorsqu'il prit cette décision. S'il dut reconnaître qu'il n'avait pas assez de talent pour écrire des pièces à succès, quel autre talent créatif notable avait-il déployé jusqu'à présent ? 11 avait naturellement fait sept volumes de l'Encyclopédie, prouesse qui démontrait assurément la possession d'une rare combinaison d'aptitudes intellectuelles et de force morale, mais qui ne prouvait pas en soi qu'il eût des dons éminemment créateurs. Quant à ses autres ouvrages, les Pensées philosophiques (1746), Les Bijoux indiscrets (1748), les Mémoires sur différents sujets de mathématiques (1749), la Lettre sur les aveugles (1749), la Lettre sur les sourds et muets (1751), les Pensées sur l'interprétation de la nature (1753), Us portaient bien le témoignage de la diversité de ses intérêts et de l'originalité de sa pensée, mais aucun d'eux n'avait frappé le public comme étant un chef-d'ouvre, ni ne le fait encore aujourd'hui. C'était sur ses pièces, Le Fils naturel et surtout Le Père de famille, accompagnés des traités sur l'art dramatique et la mise en scène, que Diderot comptait pour apporter la preuve décisive de son génie.



Cette notion de génie commençait alors à fasciner Diderot, et le mot se rencontre souvent dans ses écrits et dans ses lettres 2. Le génie, pensait-il (comme nouS) est le plus grand de tous les dons. Mais alors si, malgré les promesses de ses premières années, il ne le possédait pas réellement ? Un tel doute, rongeant un homme de quarante-huit ans (c'était l'âge de Diderot en 1761) peut être torturant et décourageant à l'extrême. Le succès spectaculaire de La Nouvelle Héloîse de Rousseau, publiée en février de la même année, n'avait pas dû lui faire plaisir. Un an plus tôt, il avait cruellement dit d'un confrère : « Le poète a beaucoup travaillé, mais il n'avait pas le génie, sans lequel le travail coûte beaucoup et ne produit rien ' ». Et si cette remarque, écrite avant le demi-succès du Père de famille s'appliquait à lui ? Il en arrivait à se demander : suis-je un raté, un homme dont les premières promesses n'ont pas été tenues ' ? Brusquement Diderot se trouvait en situation de se questionner : si j'ai du génie, pourquoi ne prend-il pas son essor ?

Il est clair que Fréron ne pensait pas que Diderot eût du génie. Cinq mois après le succès ambigu du Père de famille, L'Année littéraire portait ce jugement sur son auteur :

C'est dommage que le faste de ses paroles, le peu d'ordre de ses idées, l'obscurité de son style, nuisent quelquefois à ce qu'il y a réellement de bon dans ses écrits. Il est presque toujours abstrait et emphatique. Il écrit pour les Français, et il prend l'air et le ton d'un législateur qui vient discipliner des sauvages. (...) Il ne plaît ni ne persuade ; mais il éblouit, il étonne, il étourdit, il terrasse les jeunes têtes, et c'est peut-être tout ce qu'il veut. Au reste, il est né certainement avec beaucoup d'esprit et d'imagination ; il a des connaissances, il ferait des choses excellenles s'il avait plus de modestie, de sang-froid et de goût.., '.

Il ne reste que fort peu de lettres de Diderot datant de la période qui suit la représentation du Père de famille. Il nous manque le témoignage de lettres personnelles pour étayer nos hypothèses sur son état d'esprit. Mais il existe un document fort important, d'autant plus révélateur que Diderot l'a tenu si secret qu'aucun de ses amis ne paraît en avoir su l'existence. Il écrivit en effet en 1761 le premier jet d'une ouvre qui concerne en partie la nature du génie et plus particulièrement la question même du « raté », et l'on peut supposer que son inquiétude à l'égard de ses propres possibilités occupait vivement son esprit. II s'agit du Neveu de Rameau, aujourd'hui si célèbre.

On y trouve, outre la désillusion et l'angoisse, un sentiment de frustration, d'humiliation et d'amertume. Si Le Neveu de Rameau apaisa Diderot, c'est qu'il s'en servit comme d'un exutoire pour répandre sa colère sur ses ennemis. Jusqu'alors, bien qu'il ait eu le sentiment d'avoir été malmené par un destin contraire et diffamé par ses adversaires, il avait su se contenir. Là, dans Le Neveu, il trouva un soulagement à dénoncer ses ennemis pour ce qu'ils étaient - ou du moins pour ce qu'il pensait qu'ils étaient - immoraux, hypocrites, parasites, égocentriques et ennuyeux 6. Rien d'étonnant à ce que Diderot ait laissé son chef-d'ouvre attendre au fond d'un tiroir que la postérité le découvrît par hasard, ce qui finit par arriver ; car cet ouvrage foisonnait de calomnies et de bons prétextes à une incarcération indéfinie à la Bastille.

Sa dénonciation de ses ennemis, bien qu'indirecte, était redoutable. Le dessein littéraire était de faire le portrait du Neveu de Rameau - l'un des deux interlocuteurs - parasite dont l'impudence n'a d'égale que l'aisance avec laquelle il s'exprime. Ses relations étaient toutes des adversaires de Diderot, parasites aussi pour la plupart. Avec quel dédain le Neveu de Rameau les décrit ! Fréron, Palissot, « le pesant abbé d'Olivet, le gros abbé Leblanc, l'hypocrite Batteux ». Mlle Hus l'actrice, devenue l'ennemie de Diderot pour avoir joué le rôle de l'héroïne dans Les Philosophes de Palissot ; Bertin, un des trésoriers du roi, qui entretenait la compagnie des lécheurs de bottes et des pique-assiette « Nous avons comme vous savez la compagnie la plus nombreuse et la mieux choisie. (...) Tous les poètes qui tombent, nous les ramassons, (...) tous les musiciens décriés ; tous les auteurs qu'on ne lit point ; toutes les actrices sifflées, tous les acteurs hués ; un tas de pauvres honteux, plats parasites à la tête desquels j'ai l'honneur d'être, brave chef d'une troupe timide ». Les ennemis, qui n'étaient pas des pique-assiettes, n'étaient pas pour autant oubliés : la comtesse de la Marck, protectrice de Palissot avec qui Diderot avait eu une humiliante entrevue en 1758 8 ; et même Jean-Philippe Rameau, l'oncle, qui avait écrit des libelles si accablants contre les articles de musique de l'Encyclopédie v, tous recevaient une décharge cinglante.

Diderot réussit à donner au Neveu de Rameau toutes les apparences d'une conversation réelle. Il existait bien un neveu de Rameau, musicien sans grand succès, qui menait dans l'ombre de son oncle une existence fantomatique. En 1748, ce neveu avait été arrêté pour avoir fait du tumulte à l'Opéra et avait été retenu trois semaines en prison. Grimm raconte en 1766 que le jeune Rameau est « une espèce de fou » qui « produit quelquefois des idées neuves et singulières ». D'autres contemporains le mentionnent et l'on sait que vers cette époque, il eut le titre officiel d'« Inspecteur et contrôleur des jurés maîtres à danser ». Diderot, comme il l'a indiqué, n'a pu avoir qu'un seul entretien avec lui, en avril 1761, celui qu'on lit dans Le Neveu de Rameau ".



La mise en scène du dialogue est également fidèle : Diderot connaissait très bien le café de la Régence et ses joueurs d'échecs. Il écrivit un jour à Damilaville : « Je serai au café de la Régence à six. Vous m'y trouverez sûrement ». Il jouissait des privilèges du bon client : un jour de 1760, il fut pris d'un malaise en rentrant chez lui en fiacre. « Mais je ne fus pas sur la place du Palais-Royal que je sentis qu'il ne me serait pas possible d'arriver jusqu'à la rue Taranne. Je descendis : j'entrai au café de la Régence, où l'on me fit un grand feu. Je m'y mis tout entier ». Au bout de quelques heures, il se sentit mieux et repartit ". En situant son dialogue au café de la Régence, Diderot usait un peu de ce réalisme qui l'avait tant impressionné dans les romans de Richardson. « Qu'il fasse beau, qu'il fasse laid, c'est mon habitude d'aller sur les cinq heures du soir me promener au Palais-Royal. (...) Si le temps est trop froid, ou trop pluvieux, je me réfugie au café de la Régence ».

Les critiques du xix' siècle se trompèrent sur ce réalisme. La génération qui précède la nôtre supposait volontiers que ses écrits n'étaient que les effusions, les débordements d'un tempérament merveilleusement facile, d'un auteur qui ne se donnait pas la peine de se corriger. Pour ces critiques, Le Neveu tenait plus du compte rendu sténographique que de l'ouvre d'art complexe et élaborée. C'est évidemment une mauvaise interprétation. Les manuscrits de Diderot, dont beaucoup n'ont été que récemment découverts, prouvent, d'après ses propres termes qu'« il y a le travail de la lime, le plus épineux, le plus difficile, celui qui épuise, fatigue, ennuie et ne finit point l! ». On sait aujourd'hui que Le Neveu, composé pour l'essentiel pendant l'été 1761, a été révisé en plusieurs occasions, principalement en 1762, mais aussi en 1766, 1767 et 1775 ".

Le personnage du Neveu est une des grandes créations de la littérature.



Le Neveu vit. Et parce qu'il a tant de vérité, le lecteur en vient à l'accepter comme une sorte d'oracle dans son domaine. C'est comme si, portant des coups dans toutes les directions, détruisant les réputations, il le faisait avec une autorité bien à lui. La postérité se prend à croire tel ou tel conte scabreux sur Bertin ou Mlle Hus, parce que c'est le Neveu qui l'a dit, et oublie presque qu'il ne dit que ce que son créateur lui fait dire. Ainsi Diderot, dans la magie de l'art, trouve un biais pour déchaîner son agressivité, tout en mettant le lecteur de son côté. II pourrait dire de lui-même ce qu'il fait dire au Neveu à la dernière ligne du roman : « Rira bien qui rira le dernier ».

Sous la forme d'un dialogue de quelque cent pages, Le Neveu de Rameau a un air désarmant de désinvolture et d'improvisation. Ce n'est qu'une conversation courante - un sujet en amenant tout naturellement un autre - sur l'art de gagner sa vie, sur la musique, sur les femmes, sur le succès. C'est un ouvrage exubérant et spirituel, qu'il faut lire avant tout pour l'amusement exceptionnel qu'il procure. Il est très divertissant par ses jeux de langage, son argumentation, ses descriptions vivantes et si bien dessinées de la mimique du Neveu, par sa malice et sa sensualité, ses brusques volte-faces, par exemple lorsque le Neveu dit : « Personne n'a autant d'humeur, pas même une jolie femme qui se lève avec un bouton sur le nez, qu'un auteur menacé de survivre à sa réputation : témoins Marivaux et Crébillon le fils '" ».

Le Neveu de Rameau est naturellement bien davantage qu'un moyen pour Diderot d'épancher ses frustrations, et bien mieux qu'une simple lecture divertissante. C'est une discussion à partir de points de vue diamétralement opposés, sur la meilleure façon de vivre. C'est, comme l'a fait remarquer Cari Becker, « une investigation approfondie des bases de la morale ". Et ici quelques surprises désagréables attendent le lecteur. Car le Neveu reconnaît de bon cour qu'il est un parasite, un menteur, un entremetteur, un homme qui apprend à son petit garçon que l'argent est tout, un mari endeuillé qui pleure la mort prématurée de sa belle épouse parce qu'il aurait pu gagner de l'argent en la prostituant. « Elle aurait eu, tôt ou tard, le fermier général tout au moins ». Tout cela, non seulement le Neveu le confesse, mais il soutient que c'est la façon la plus morale de vivre.

C'est alors que l'on comprend combien il est significatif que ce texte soit écrit sous forme de dialogue. Lui, c'est-à-dire le Neveu, défend cette morale paradoxale contre l'opposition et les réserves de Moi, le narrateur. 11 a toujours été caractéristique de la pensée de Diderot de rechercher la vérité par la confrontation des contraires. On retrouve cette dialectique même dans les écrits où il n'emploie pas la forme du dialogue, dans les Pensées philosophiques ou La Promenade du sceptique par exemple l6. Cette lutte des contraires est toute la raison d'être du dialogue. Paradoxalement, le Diderot qui deux ans auparavant se plaignait à Grimm de la difficulté du dialogue dans le théâtre, devient prolixe, étincelant et, semble-t-il, inépuisable quand il aborde explicitement la forme du dialogue. Et avec quel succès ! On a dit du Neveu de Rameau que c'était sans doute l'« exemple le plus vivant et le plus riche d'une conversation avec un personnage inoubliable jamais mis sur le papier ». Un érudit français a fait remarquer : « Par la profondeur de la pensée et l'audace de la technique, c'est l'ouvre la plus géniale de la littérature de notre dix-huitième siècle 17 ».

L'art de Diderot dans le maniement du dialogue accroît infiniment l'intérêt palpitant du Neveu. Car il s'agit d'une lutte entre athlètes qui se règle, à la grande confusion et au désappointement des arbitres, c'est-à-dire du lecteur, non par un knock-out mais aux points '*. Ni les critiques, ni les érudits, ni les lecteurs n'ont pu se mettre d'accord pour désigner le gagnant. Pareille incertitude donne au dialogue une ambivalence et une ambiguïté au regard des grands problèmes de la vie qui fascinent tant le xxc siècle ", C'est cette fascination qui explique que tous les chefs-d'ouvre écrits par Diderot vers la fin de sa vie - qu'il garda sous clef à son propre usage et à celui de la postérité - sont maintenant tellement appréciés. Comme il n'y a de consensus ni pour savoir qui est le véritable vainqueur du tournoi ni sur le sens que Diderot donnait à sa création, les interprétations de l'ouvre sont de plus en plus nombreuses. « Elles sont déjà assez nombreuses et variées, dit un spécialiste, pour justifier la comparaison (...) avec Hamlet et Don Quichotte M ».

L'un des interlocuteurs, le Neveu, est dur et tenace et, pour nombre de personnes, il a brillamment remporté la victoire. L'autre, moi, s'est un peu laissé aller et sa défense contre les coups peu réguliers du Neveu semble purement conventionnelle. Mais une partie de l'art consommé du dialogue vient de ce que les protagonistes évoluent au cours de leur dispute, chacun s'ajustant aux assauts de l'autre, de sorte que moi devient moins banal et plus réaliste, tandis que lui, restant jusqu'à la fin aussi effronté et désinvolte, est sur le point de reconnaître que ses triomphes ont été des échecs, que sa façon particulière de poursuivre le bonheur lui a apporté non pas du plaisir, mais des déceptions, et que sa formule d'une bonne vie n'est que l'effet de son effort pour compenser son manque de talent créateur 2'.

Car Le Neveu de Rameau n'est pas une simple discussion sur la morale : c'est aussi une exploration de la nature du génie, du mystère de la création, du rapport entre le génie et la morale, du problème de savoir si le génie peut être développé ou peut disparaître a, C'était là un point de vue nouveau, car on considérait alors simplement le génie comme le talent porté à un degré plus élevé, alors que Diderot le définit comme un don de la nature différent du talent non en degré mais en essence °. Bien que le Neveu fulmine contre le génie et prétende qu'il n'en veut pas, il devient clair qu'il ne désire rien plus vivement. Or, il a du talent, non du génie. Il a la capacité d'exécuter, non de créer.

Nombre d'interprétations du Neveu de Rameau tendent à établir l'importance biographique de cet écrit. Que révèle-t-il de l'auteur et de son expérience passée ? Le personnage de moi est, du moins en partie, Diderot lui-même : c'est ce que montrent les allusions à sa fille et les anecdotes sur ses premières années parisiennes. Certains interprètes ont vu dans ces incontestables ressemblances la preuve que moi est entièrement autobiographique. Lui est le Neveu de Rameau et moi est Diderot ». Il est plus fréquemment admis que lui et moi comportent l'un et l'autre des aspects de Diderot et représentent des éléments conflictuels de sa personnalité. L'un est le Diderot philosophe, l'autre le Diderot bohème - ou le Diderot qu'il fut, ou fut bien près d'être, dans les temps désordonnés et dissolus de ses premières années parisiennes . Selon cette conception faustienne - deux âmes hélas, sont dans mon cour - ce dialogue traduit le conflit d'impulsions inconciliables dans la psyché de Diderot.

Il y a évidemment une part de vérité dans cette interprétation. Presque tous les critiques reconnaissent que Diderot s'est servi de sa création pour soumettre une face de son caractère à la critique de l'autre.

Ce serait peut-être aller trop loin de reconnaître que dans le Neveu le ça de Freud ci dans Piderot l'ego de Freud ; toutefois, le rapprochement se fait de lui-même ; nous avons au moins ici la perception, qui sera commune à Freud et au romantisme, de l'élément caché de la nature humaine et de l'opposition entre le caché et l'apparent ".

Il est fort intéressant que les frères Goncourt aient parlé, il y a plus de cent ans, du Neveu de Rameau comme d'une « descente du génie dans la conscience humaine " ». Un commentateur anglais a suggéré, avec originalité, que « lui remplissait aux yeux de Diderot la même fonction que l'horrible portrait avait remplie pour Dorian Gray 2" ».

Le Neveu de Rameau se situe à plusieurs niveaux de signification. L'on peut déduire des preuves internes la variété et la complexité des problèmes que Diderot tentait de résoudre. II ridiculisait ses ennemis et épanchait ses sentiments ; il essayait de définir ses propres tensions et conflits N ; il exprimait aussi très sérieusement son intérêt constant pour la morale, envisagée non seulement sur le plan individuel et intérieur mais comme un problème général et public. A partir d'une situation donnée, d'une conversation ordinaire, un après-midi du xvnr siècle dans un café de Paris, Diderot, avec son art littéraire éclatant et son intérêt pour la morale, hausse son roman aux dimensions d'un débat qui transcende l'espace et le temps. C'est cette gravité morale, et cette universalité, qui font du Neveu de Rameau tellement plus qu'une éblouissante curiosité littéraire.



On a aussi avancé que l'intention de Diderot était principalement d'ordre littéraire. Le Neveu aurait pu être, comme l'a dit un érudit, le moyen d'échapper aux tracas et au découragement qu'il traversait alors *. Il était peut-être inspiré par le désir de s'essayer dans la manière des Satires d'Horace ". Il intitula en effet son dialogue « Satire II ». L'épigraphe du Neveu de Rameau « né sous la malice du changement », est une citation d'Horace, et toute son ouvre témoigne abondamment qu'il était familier de ce poète, qu'il aimait à expliquer ses passages difficiles et qu'il était impressionné par sa force créatrice.

Mais le roman est aussi un ouvrage très combatif. Les interprétations purement littéraires ou celles qui voient en lui une échappatoire, ne peuvent rendre compte à elles seules d'un écrit aussi dynamique et percutant. S'il brocarde ses ennemis, il est aussi sarcastique envers la société qui permet à de pareilles gens de prospérer. Il écrit donc une satire sociale, comme Lucien (un critique l'a fait remarqueR), comme Juvcnal ou Pétrone (un célèbre historien allemand l'a montré il y a plus d'un sièclE),;. Hegel a beaucoup insisté sur le fait que Diderot décrivait une société décadente, au dernier stade de la corruption. En termes surprenants, mais néanmoins dans « des pages étonnantes de profondeur et d'intelligence », Hegel présente le personnage du Neveu comme aliéné dans sa société, par la corruption de cette société et aliéné par rapport à lui-même ". Dans cette optique, Diderot est un auteur qui a admirablement décrit un état d'esprit prérévolutionnaire '". On imagine bien que cette interprétation, intégrée par Hegel à sa doctrine du processus dialectique de l'histoire, a été adoptée par les auteurs marxistes, à commencer par Karl Marx lui-même J5. Mais il n'est pas nécessaire d'être marxiste pour comprendre que Le Neveu décrit un milieu social décadent, corrompu et mûr pour le changement. On peut de ce point de vue le considérer comme le fidèle serviteur de l'establishment en place, et penser que le dialogue exprime la tension du philosophe pris entre lui-même et la déliquescence qu'il observe autour de lui "..

Diderot n'ayant jamais mentionné Le Neveu ni dans ses écrits ni dans sa correspondance, la postérité en est réduite aux hypothèses pour savoir ce qu'il en pensait. On peut supposer à juste titre qu'il y puisa une foi nouvelle dans sa capacité de création. Car c'est une ouvre très complexe par sa structure, son style, ses caractères, et même par l'usage de la métaphore et des images -". Elle est si complexe qu'un critique a récemment parlé d'une enquête à la Faulkner î8. Le sens du détail concret se combine avec cette complexité de structure ; on peut en prendre pour exemple la connaissance de la musique dont témoigne DiderotJ'. On a pu dire que Le Neveu, avec ses thèmes et ses variations comparables à une passacaille, est de la musique. A la façon de la musique, il progresse par « des associations subtiles et par d'obliques affinités de communications ». Ainsi, quand Diderot laisse un thème pour le reprendre plus loin, « il donne véritablement l'illusion de la musique en multipliant nos processus subconscients d'association * ».

Ne peut-on conclure que le plaisir que procure le roman à son auteur fut simplement celui de l'avoir fait. Ce plaisir ne serait pas celui d'être soustrait à la réalité pour plonger dans le monde de l'art pour l'art, mais proviendrait d'un sentiment de s'être justifié à ses propres yeux. Il y a des éléments du caractère et des aspirations de Diderot dans lui comme dans moi. Mais il les pousse si loin à la fois chez lui et chez moi qu'il devient défaitiste et inefficace. C'est comme s'il voulait se mettre lui-même en garde contre le danger de ressembler trop à lui et trop à moi.

Ainsi moi, bien que se louant comme moraliste, court le risque de l'inefficacité en ayant trop d'à priori, en étant trop abstrait dans sa morale, trop conventionnel et donc médiocre. Diderot est sévère pour moi, il le représente comme un moraliste dont les vues, au début de l'ouvrage, sont à la fois trop dogmatiques et trop creuses, trop froides, trop peu réalistes. Les pièces de théâtre de Diderot étaient de même trop sentimentales, insuffisamment réalistes sur le plan moral, mais très réalistes dans la mise en scène. Ce goût de moraliser ne se désavoua pas au cours des dernières années de la vie de Diderot. Faisant un jour remarquer que tout homme avait un tic, il ajouta : « le mien est de moraliser " ». Mais sa morale devint plus concrète, plus empirique, plus interrogative. Il avait peut-être appris de moi à se défaire en morale de généralisations faciles et d'affirmations dogmatiques.

Par ailleurs, Diderot représente un lui qui veut se détruire. C'est qu'il est trop impulsif, trop indiscipliné, sans contrôle de lui-même. Sa prétendue créativité est plus proche de l'automatisme que de la création, davantage un réflexe qu'une réponse véritablement créatrice à une situation donnée. Diderot délivrait facilement cette réponse exagérée et automatique que les Français de l'époque appelaient « sensibilité » et qui a été définie comme une « exaltation allant au-delà des circonstances a ». Certains écrivains estiment que Diderot était essentiellement sous l'emprise de la sensibilité -". Mais en 1758, il avait écrit : « Je sais aussi m'aliéner ; talent sans lequel on ne fait rien qui vaille " », et voici que dans le personnage du Neveu, Diderot montre un homme dont les impulsions incontrôlées ont produit la plus grande calamité qui puisse frapper un artiste ; elles l'ont rendu médiocre ".



Ce fut peut-être sa relation plus étroite avec peintres et sculpteurs, à présent qu'il écrivait les Salons, qui permit à Diderot de prendre lentement conscience du fait que l'art n'est pas simplement l'effet d'une réponse émotionnelle spontanée, mais aussi d'une autodiscipline et d'un contrôle de soi. On trouve esquissée dans Le Neveu la doctrine qu'il exprimera avec force dix ans plus tard dans le Paradoxe sur le comédien que le plus grand artiste est celui qui est le plus maître de soi. En refermant Le Neveu de Rameau, le lecteur comprend qu'il constitue une étape appréciable de la sensibilité à la maîtrise artistique consciente de Diderot.

Au cours des deux années qui séparèrent le Salon de 1759 du Salon de 1761, Diderot avait donné à Grimm quelques comptes rendus, tels que l'article caustique sur un poème intitulé Sur l'Art de peindre - « Pour les artistes, le plus mince d'entre eux sait bien au-delà * » -, et deux textes sur l'architecture. Le premier traitait du réaménagement du centre de la ville de Reims. Son intérêt fut peut-être particulièrement éveillé parce que l'architecte qui en avait été chargé était le beau-frère de Sophie Volland 47. Toujours attentif à la destination des choses, il parle d'architecture et d'urbanisme en termes de ce qu'on pourrait appeler « fonctionnalisme ». « Quel est l'objet principal de son édifice ? Qu'est-ce qui s'y passera ? Quelles sont les circonstances du concours qui s'y fera ? Qu'arrive-t-il dans ces circonstances ? » II en arrive à une généralisation dont tout un chacun, à un moment ou à un autre, est amené à reconnaître le bien-fondé : « Il n'y a point de sottises qui durent plus longtemps et qui se remarquent davantage que celles qui se font en pierre et en marbre 4". » L'autre article donnait son appréciation sur l'église Saint-Roch, rue Saint-Honoré - y compris sur la décoration intérieure -, qui venait d'être terminée ">. On trouve encore dans ce bel édifice des ouvres d'art que Diderot commenta. C'est l'église qui fut le théâtre de la fameuse décharge de mitrailles de Napoléon Bonaparte en 1795, et qui porte sur ses colonnes et sa façade les cicatrices de cette rencontre. C'est aussi l'église où, étrangement, Diderot était destiné à être enseveli, dans la chapelle de la Vierge.



Il écrivit aussi à cette époque - celle de la première ébauche du Neveu -, deux autres ouvrages importants, chacun révélant son humeur du moment. L'un était l'éloge de Samuel Richardson, auteur de Pamela et de Clarisse, mort le 14 juillet 1761 ; l'autre était le Salon de 1761, où il se révélait toujours plus conscient de la nécessité d'avoir une très bonne connaissance de la technique de la peinture pour en être un critique judicieux. Ce Salon est plus sobre que les autres, bien qu'on y trouve une pointe de libertinage - ou plutôt d'érotisme, comme dans le passage sur la Madeleine dans le désert, de Carie Van Loo. Ces petites observations venaient facilement à l'auteur des Bijoux indiscrets ; elles servaient à maintenir en éveil l'intérêt du lecteur du xvnr siècle et ne découragent certainement pas celui du xxc *>. Mais il faut insister sur son cachet de sobriété. Profond, compréhensif, il n'a pas la gaieté qui éclatait çà et là dans le Salon de 1759 et devait marquer si délicieusement les Salons à venir. Là encore on retrouve son humeur sombre du moment.

Pendant tout le xvmc siècle, le prestige des peintres fut surtout consacré par la peinture dite « historique » de grandes toiles dont les sujets étaient soit religieux soit empruntés à l'histoire ou à la mythologie. Il existait à l'Académie royale de peinture une hiérarchie parmi les peintres (et il faut rappeler que seuls les peintres admis à l'Académie pouvaient exposer tous les deux ans dans les Salons du LouvrE). Les grands hommes étaient ceux qui illustraient quelque anecdote classique, avec des groupes élaborés de personnages, et les Salons étaient pleins de ces illustrations géantes. L'un des critères que Diderot retenait pour juger des tableaux trahit l'idiosyncrasie de l'homme de lettres ou du conteur : il pensait qu'il était essentiel que l'artiste choisît le bon moment de l'histoire, l'instant le plus dramatique et donc (soutenait-iL) le plus digne d'être peint. Le problème du peintre était de trouver ce bon moment pour fixer l'action. Comme on peut s'y attendre, le choix de Diderot et le choix de l'artiste ne s'accordaient pas souvent : « Voilà, si j'avais été peintre, le tableau qu'Homère m'eût inspiré. (...) J'aurais choisi, comme vous voyez, le moment qui eût précédé la blessure de Vénus ; M. Doyen, au contraire, a préféré le moment qui suit ». Parlant d'un autre peintre : « II n'y a que deux mauvais moments dans votre sujet, et c'est précisément l'un des deux que vous prenez " ». A juste titre, Diderot pensait qu'il était facile d'être ennuyeux et insipide dans un tel genre. En guise d'antidote, il préconisait avec vigueur : « Avant que de prendre son pinceau, il faut avoir frissonné vingt fois de son sujet, avoir perdu le sommeil, s'être levé pendant la nuit, et avoir couru en chemise et pieds nus jeter sur le papier ses esquisses à la lueur d'une lampe de nuit " ». Le Salon de 1761 nous découvre un Diderot plus apte à juger de la technique soit pour s'être entretenu avec les peintres - « Chardin est un homme d'esprit, et personne peut-être ne parle mieux que lui de la peinture » - soit parce qu'il comparait leurs ouvres avec celles de leurs grands prédécesseurs, Rubens, Carrache, Le Corrège, Claude Lorrain, Van der Meulen, Le Brun, Salvator Rosa, Téniers et Van Dyck. Il pensait que Boucher était à la peinture ce que l'Arioste est à la littérature ; ce jugement littéraire est fort bien saisi ". En tentant d'expliquer pourquoi les peintres de son temps ne dessinaient pas mieux le corps humain, il écrivait : « Nous ne voyons jamais le nu : la religion et le climat s'y opposent " ».

Si Diderot pouvait être sombre, cela ne l'empêchait pas d'être tranchant : « Je demanderais volontiers à M. Parrocel comment, quand on a la composition d'un sujet par Rubens présente à l'imagination, on peut avoir le courage de tenter le même sujet ». « Pierre, mon ami, votre Christ, avec sa tête livide et pourrie, est un noyé qui a séjourné quinze jours au moins dans les filets de Saint-Cloud. Qu'il est bas ! qu'il est ignoble ! » A propos de Psyché découvrant Eros endormi, tableau de Vien, Diderot disait encore : « Et cette lampe, en doit-elle laisser tomber la lumière sur les yeux de l'Amour ? Ne doit-elle pas la tenir écartée, et interposer sa main, pour en amortir la clarté ? (...) Ces gens-là ne savent pas que les paupières ont une espèce de transparence ; ils n'ont jamais vu une mère qui vient la nuit voir son enfant au berceau, une lampe à la main, et qui craint de l'éveiller " ».



La mémoire visuelle de Diderot lui permettait de faire ses comptes rendus à partir de notes, dans le calme de son cabinet, et lui donnait la possibilité de les comparer au souvenir qu'il avait des anciens maîtres. « J'ai les tableaux de Raphaël plus présents que les vers de Corneille, que les beaux morceaux de Racine. Il y a des figures qui ne me quittent point. Je les vois, elles me suivent, elles m'obsèdent. Par exemple, ce saint Barnabe qui déchire ses vêtements sur sa poitrine, et tant d'autres, comment ferai-je pour écarter ces spectres-là x ? » Mais si l'art ne lui évoquait rien, la mémoire de Diderot restait muette. « Peut-être, écrivait-il à Grimm à la fin du Salon de 1761, y a-t-il de belles choses et parmi les tableaux dont je ne vous ai point parlé, et parmi les sculptures dont je ne parle pas ; c'est qu'ils ont été muets, et qu'ils ne m'ont rien dit " ». On peut encore voir au Louvre le tableau le plus célèbre du salon de 1761. Il s'agit de L'Accordée de village, de Greuze, qui dans le livret porte le titre, « Un père qui vient de payer la dot de sa fille ». Dans cette composition est peint un groupe de douze figures à l'intérieur d'une maison paysanne. Tout y est, jusqu'à l'arquebuse pendue à la muraille et la poule avec ses cinq poussins qu'on voit au premier plan. Diderot décrit avec soin chaque personnage. Il est particulièrement satisfait de la mariée dont la robe modeste qui dissimule la gorge ne pouvait tromper un critique d'art aussi pénétrant et observateur que Diderot. « Je gage qu'il n'y a rien là qui le relève, et que cela se soutient tout seul ». Si ce tableau est trop sentimental pour le goût du xxc siècle, il plaisait à celui du xvnr : Diderot eut du mal à le contempler de près tant il attirait de monde. Diderot l'aimait beaucoup et Grimm encore plus 58.

Travaillant jour et nuit pour tout terminer dans le délai imposé par Grimm, Diderot acheva le Salon à la mi-septembre dans un moment où il trouvait Mme Diderot difficilement supportable : « Mais dites-moi quel avantage il en reviendra à cette femme lorsqu'elle m'aura fait rompre un vaisseau dans la poitrine ou dérangé les fibres du cerveau ? O, que la vie me paraît dure à passer !9 ».

Le dernier ouvrage important littéraire de Diderot en 1761 fut l'Eloge de Richardson. « Richardson n'est plus. Quelle perte pour les lettres et pour l'humanité ! Cette perte m'a touché comme s'il eût été mon frère "' ». Diderot écrivait vite et spontanément. Grimm informa ses lecteurs que cet Eloge, long de six mille cinq cents mots, avait été ébauché en vingt-quatre heures. Diderot lui-même parle « de ces lignes que j'ai tracées sans liaison, sans dessein et sans ordre, à mesure qu'elles m'étaient inspirées dans le tumulte de mon cour " ». La postérité n'a pas fait à Richardson une place aussi glorieuse que Diderot l'avait prédit ; aussi son éloge paraît-il au lecteur du xxc siècle un peu trop fleuri et excessif. Il apparaît bien souvent dans la triste posture de se complimenter lui-même tout en ayant l'air de complimenter Richardson. Il insinue qu'il faut un homme aussi sensible que lui pour apprécier Richardson à sa juste valeur. Il a aussi pu avoir un dessein inconscient et certainement inavoué : celui de suggérer au lecteur français que La Nouvelle Héloïse, que l'on comparait couramment aux ouvres de Richardson, n'était pas en réalité aussi originale ni aussi belle que les romans de Richardson qui l'avaient précédée. Jean-Jacques ne goûta certainement pas l'éloge de Richardson chanté par Diderot M.

L'Eloge, même s'il répandait un flot de larmes sur la tombe de Richardson, servait un dessein critique solide. Il fournit à Diderot l'occasion de composer « sa première ouvre critique importante sur le roman 6> ». Ca panégyrique, qui appelle parfois un sourire ironique, a cependant obtenu l'approbation de critiques compétents. Un essai sur Diderot, paru au xix' siècle dans le Westminster Review, avoue que l'admiration de ce dernier pour Richardson « était extrême mais non hors de proportion avec l'importance historique de Richardson ». Herbert Dieckmann écrit que, malgré des erreurs ponctuelles, l'Eloge est « un des documents les plus importants dans le développement du réalisme au XVIIIe siècle ».



Dans cet Eloge et dans sa correspondance, Diderot prouve qu'il a lu Richardson dans l'original, et que ces ouvres lui sont familières depuis très longtemps ". Certains ont trouvé dans La Religieuse la trace des leçons données par Richardson, particulièrement dans l'accumulation de détails qui font pénétrer le lecteur au cour du roman «. « Sachez, écrit Diderot, que c'est à cette multitude de petites choses que tient l'illusion... * ». C'était un réel mérite de la part de Diderot de découvrir chez Richardson, puis d'appliquer à ses propres romans, comme Jacques le fataliste et La Religieuse, le moyen de mettre en ouvre un grand sens de l'exactitude et d'une présence vivante M.

Diderot admirait aussi en Richardson le moraliste. Il sème le germe de la vertu dans le cour des hommes : « Qui est-ce qui voudrait être Lovelace avec tous ses avantages ? Qui est-ce qui ne voudrait pas être Clarisse, malgré toutes ses infortunes OT? » Richardson était certes un moraliste, mais d'une façon particulière : il montre la vertu féminine ensorcelée par le désir des hommes. Sous le masque d'une grande sollicitude pour le triomphe de la vertu sur le vice, on trouve chez lui une ambiance de lascivité et d'érotisme trouble. Peut-être Diderot s'en apercevait-il sans l'avouer ; peut-être se laissait-il duper. Mais il trouvait dans Clarissa, roman qu'il préférait aux autres, avec Sir Charles Gran-dison et Pamela, une interrogation inquiète sur la façon de vivre bien, qui est la marque du moraliste sérieux. Diderot ne s'intéressait pas à la morale seule, mais aussi au rapport de l'art et de la morale. Dans son discours De la poésie dramatique, il s'était déjà demandé si le théâtre pouvait enseigner la morale, et il avait répondu par l'affirmative. Dans les Salons, il s'est souvent attardé sur le rapport qu'il voyait entre l'art et la morale. Et voilà que Richardson lui montre que le roman aussi peut donner des idées sur la façon de vivre non seulement avec sagesse mais avec droiture.

L'Eloge révèle aussi que Diderot avait des ouvrages de Richardson une connaissance précise. C'est ainsi qu'il cite ici la cent vingt-huitième lettre, là la cent soixante-quinzième et qu'il écrit : « Je connais la maison des Harlowe comme la mienne ; la demeure de mon père ne m'est pas plus familière que celle de Grandison. » Souvent il décrit à Sophie son émotion à la lecture des romans de Richardson. En septembre 1761, il dit :

Ce que vous me diies de l'enterrement et du testament de Clarissa, je l'avais éprouvé (...), mes yeux se remplirent de larmes ; je ne pouvais plus lire ; et je me levai et me mis à me désoler, à apostropher le frère, la sour, le père, la mère et les oncles, et à parler tout haut, au grand étonnement de d'Amilaville qui n'entendait rien ni à mon transport ni à mes discours et qui me demandait à qui j'en avais ">.

C'est aussi à cette époque que Diderot se prit d'enthousiasme pour les poèmes d'Ossian dont les premières « traductions » avaient été publiées l'année précédente par James Macpherson ", Son enthousiasme fut tel qu'il en traduisit quelques morceaux en français qui furent publiés dans le Journal étranger à la fin de 1761 et au début de 1762 ; ce journal était publié par deux amis de Diderot, Jean-Baptiste Suard et l'abbé François Arnauld. L'Eloge de Richardson parut également dans le numéro de janvier 1762 de ce journal, et fut ainsi l'une des très rares ouvres écrites par Diderot dans les dernières vingt-cinq années de sa vie à être publiée de son vivant,2. II fut souvent réédité et aida peut-être à faire aimer aux Français le roman comme forme d'art, notamment par l'alliance de la morale et du réalisme si caractéristique de Richardson n. Diderot était un écrivain qui cherchait le contact avec ses lecteurs à un degré inhabituel. Personne plus que lui ne ressentait le besoin d'établir cette communication et personne ne le faisait mieux que lui '". Cet empressement à partager l'expérience donne à ses ouvres, y compris à celles qui furent publiées immédiatement, un caractère intime et révélateur de l'auteur. Sous ce rapport, l'Eloge de Richardson occupe une place éminente ; ainsi, lorsqu'il s'apitoie sur Richardson, nous avons parfois l'impression qu'il ressent aussi de la pitié pour lui-même.

Il n'a pas eu toute la réputation qu'il méritait. Quelle passion que l'envie ! C'est la plus cruelle des Euménides : elle suit l'homme de mérite jusqu'au bord de sa tombe ; là, elle disparaît ; et la justice des siècles s'assied à sa place '-'.

Mais Diderot exprime avant tout un grand regret. En comparant ses propres succès à ceux de Richardson, les uns lui paraissent si petits, les autres si grands ! Sentant le temps passer, la fin de la vie approcher et les promesses non tenues, il tient des propos d'une élégante mélancolie :

Le génie de Richardson a étouffé ce que j'en avais. Ses fantômes errent sans cesse dans mon imagination ; si je veux écrire, j'entends la plainte de Clémentine ; l'ombre de Clarissa m'apparaît ; je vois marcher devant moi Grandison ; Lovelace me trouble, et la plume s'échappe de mes doigts. Et vous, spectres plus doux, Emilie, Charlotte, Pamela, chère Miss Howe, tandis que je converse avec vous, les années du travail et de la moisson des lauriers se passent, et je m'avance vers le dernier terme, sans rien tenter qui puisse me recommander aussi au temps à venir ".

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Denis Diderot
(1713 - 1784)
 
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