Denis Diderot |
Grandval devint, dans les années 1760, une sorte de résidence d'été pour les philosophes. C'était une demeure spacieuse, confortable sans être grandiose, située à quelque vingt kilomètres à l'est de Paris, proche d'une grande boucle de la Marne, avant que ce fleuve ne se jette dans la Seine. Le village le plus proche était Sucy-en-Brie. Quand Diderot allait de Paris à Grandval, il passait tout près de Vincennes. La vue du haut donjon central, où dix ans plus tôt il avait été confiné pendant vingt-huit jours dans une retraite solitaire, le narguait et lui rappelait les obstacles que rencontre l'auteur qui veut dire ce qu'il pense. Le château de Grandval - comme le désigne une carte postale du xx' siècle - était un bâtiment de trois étages décoré de stuc, de proportions harmonieuses. On y entrait vers l'ouest par une longue et imposante avenue ; il y avait là probablement des bâtiments plus petits, car on parle d'une chapelle où le curé de Sucy, appelé dédaigneusement par le cercle irrévérencieux des d'Holbach le « croque-Dieu », venait dire la messe. De l'autre côté de la maison, était une rotonde ornée de gracieux pilastres, surmontés d'un balcon en pierre en avancée au centre de la façade. Le jardin était vaste, bordé d'arbres et jouxtant un fossé '. Même envahi par la végétation et revenu à l'état sauvage, c'était, en 1939 encore, un lieu plein d'attraits. En 1759, les d'Holbach venaient d'en faire l'acquisition ; les plantations et les transformations allaient toujours bon train. Diderot écrivait à Sophie : « Il a fait une après-dînée charmante. Nos jardins étaient couverts d'ouvriers, et vivant. J'ai été voir planter des buis, tracer des plates-bandes, semer des boulingrins. J'aime à causer avec le paysan ; j'en apprends toujours quelque chose. Ces toiles qui couvrent en un instant cent arpents de terre nouvellement cultivée sont filées par de petites aragnées dont la terre fourmille. Elles ne travaillent que dans cette saison, et que certains jours». On vivait là dans une paisible routine, mais une routine active : « On m'a installé dans un petit appartement séparé, bien tranquille, bien gai et bien chaud. C'est là qu'entre Horace, Homère et le portrait de mon amie, je passe des heures à lire, à méditer, à écrire et à soupirer. C'est mon occupation depuis six heures du matin jusqu'à une heure. A une heure et demie je suis habillé et je descends dans le salon où je trouve tout le monde rassemblé. (...) Nous dînons, bien et longtemps. La table est servie ici comme à la ville, et peut-être plus somptueusement encore. (...) Il est impossible d'être sobre ici. Il n'y faut pas penser. Je m'arrondis comme une boule. (...) Entre trois et quatre, nous prenons nos bâtons et nous allons promener. (...) Rien ne nous arrête ; ni les coteaux, ni les fondrières, ni les terres labourées. Le spectacle de la nature nous plaît à tous deux. (...) Le coucher du soleil et la fraîcheur de la journée nous rapprochent de la maison. (...) Nous nous reposons un moment ; ensuite nous commençons un piquet. (...) Ordinairement le souper interrompt notre jeu. (...) Au sortir de table, nous achevons notre partie. II est dix heures et demie. Nous causons jusqu'à onze. A onze heures et demie nous sommes tous endormis, ou nous devons l'être. Le lendemain nous recommençons ' ». Combien cela a l'air tranquille et loin de tout. On ne pourrait pas deviner qu'il y avait une guerre, que la France perdait des batailles décisives au Canada et en Allemagne. Pourtant Diderot n'était pas tout à fait épargné. II savait que d'Holbach était très inquiet des projets du gouvernement sur des emprunts forcés et d'un moratoire pour le paiement des dettes publiques ; il savait aussi que d'Alembert avait des soucis d'argent dus à la guerre, car ses pensions n'étaient pas versées ; il savait que Mme d'Houdetot, en visite à Grandval, se tourmentait pour son amant Saint-Lambert, qui servait dans l'armée française stationnée à Brest, prête pour l'invasion de l'Angleterre. On constate avec surprise que Diderot trouvait d'Holbach, à qui le liait pourtant une étroite amitié, un compagnon très difficile. II allait à Grandval à contrecour, mais s'y sentait moralement obligé s. De temps à autre, il se plaignait. 11 trouvait pénible d'écrire des lettres à d'Holbach, alors que c'était un plaisir pour lui d'en écrire à d'autres. Le seul avantage qu'il y avait à être à Paris à certains moments était que le baron était alors à Grandval. D'Holbach était « aussi despotique, et aussi changeant » ; on ne pouvait se fier à lui6. Le baron devait être souvent de mauvaise humeur, surtout quand il perdait aux cartes. Il savait parfois aussi s'excuser : « Le lendemain de son incartade, il entra chez moi le matin, et il me dit : Il est une mauvaise qualité que j'ai, parmi beaucoup d'autres que vous me connaissiez déjà. C'est que sans être avare, je suis mauvais joueur. Je vous ai brusqué hier bien ridiculement. J'en suis fâché 7 ». Diderot jugea que cela était assez beau. Pourtant il louait rarement le baron. Au contraire, il écrivait qu'il prenait trop peu de soin de l'éducation de ses enfants ". Diderot était loin d'avoir pour lui le même sentiment que pour l'autre de ses amis allemands, Grimm. Ce dernier était parti pour Genève quelques mois auparavant pour être auprès de Mme d'Epinay, sa maîtresse, qui était souffrante '. Il manquait beaucoup à Diderot, comme il l'affirmait fréquemment dans ses lettres, et lorsque les deux amis se retrouvèrent à Grandval, la réaction de Diderot fut si mélodramatique qu'à la lecture du récit qu'il en fit à Sophie, on ne peut que s'étonner. Une phrase semble indiquer qu'il essayait peut-être seulement de lui faire sentir qu'un homme qui était un ami si fidèle ne serait pas moins un fidèle amant. « Quel plaisir j'ai eu à le revoir et à le recouvrer ! Avec quelle chaleur nous nous sommes serrés ! Mon cour nageait ! Je ne pouvais lui parler, ni lui non plus. Nous nous baisions sans mot dire, et je pleurai. Nous ne l'attendions pas. Nous étions au dessert quand on l'annonça : "C'est Monsieur Grimm". "C'est Monsieur Grimm", repris-je dans un cri, et je me levai, et je courus à lui, et je sautai à son col. Il s'assit ; il dîna mal, je crois. Pour moi, je ne pus desserrer les dents, ni pour manger ni pour parler. II était à côté de moi. Je lui tenais la main et le regardais. Jugez combien je vais être heureux tout à l'heure que je vous reverrai ». La destinée de Grimm s'annonçait sous d'heureux auspices. Il avait occupé pendant quelques années une place assez importante à la cour du duc d'Orléans. Il y ajoutait maintenant un autre emploi. La ville impériale de Francfort-sur-le-Main, occupée par l'armée française - Goethe, dans son autobiographie, raconte plusieurs événements du temps de l'occupation française, dont le fait intéressant qu'il vit Le Père de famille représenté pendant la guerre -, s'avisa qu'elle avait un besoin pressant d'un représentant diplomatique à Paris. Son choix se porta sur Grimm ". C'était de bon augure. Mais la chance lui joua un mauvais tour. Une lettre qu'il avait écrite à un ami suisse dans laquelle il critiquait la façon dont la France conduisait la guerre, fut interceptée, et Choiseul, ministre des Affaires étrangères, insista pour que la nomination de Grimm fût révoquée. Il fallut toute l'influence du duc d'Orléans pour empêcher son exil. Pour n'importe qui c'eût été un coup très désagréable, pour le carriériste Grimm, c'eût été quasi insupportable. C'est à cette époque que Grimm fut la victime d'une plaisanterie ridicule qui vaut la peine d'être mentionnée, car ni lui ni Diderot n'en ont jamais parlé. Quelqu'un écrivit des déclarations d'amour prétendument adressées à Grimm par une danseuse de l'Opéra, une certaine Manon Leclerc (qui existait réellemenT). Ces lettres, assez drôles dans leur fausse innocence et leur orthographe phonétique, furent suivies par une autre plus drôle, soi-disant écrite par la mère de la petite danseuse et suppliant Grimm de ne pas prendre avantage de l'inexpérience de sa fille. Enfin, vint encore une lettre d'une autre danseuse de l'Opéra, Magdeleine Miré (qui, elle aussi, existaiT) racontant que la pauvre Manon avait péri de voir son amour dédaigné. D'ailleurs, Magdeleine proposait de consoler Grimm de la pêne qu'il venait de faire ". Tout cela était très drôle sans doute, mais non sans malice, car tout le monde savait que, quelques années auparavant, Grimm s'était donné en spectacle par un amour transi, mais dédaigné, pour une autre danseuse de l'Opéra, Mlle Fel. Pendant ce temps, il y avait d'autres visites intéressantes à Grandval. Mme Geoffrin, dont le salon parisien était le plus célèbre de tous, venait de temps à autre. Diderot écrivait « qu'il était toujours à merveilles avec Madame Geoffrin, Je la vois chez le baron, et ne la vois que là, ce qui convient à tous les deux '4 ». Puis il y avait Marmontel qui lisait à la compagnie un de ses « contes moraux » que l'on trouvait alors si exquis et qui semblent aujourd'hui tellement insipides " ; et Charles-Georges Le Roy, encyclopédiste et lieutenant des Chasses de Versailles, un vieil ami qui ne manquait pas de veiller à ce que Diderot reçût un couple de faisans pour son père. « Ils sont, par ma foi, du parc du Roi, écrivait Diderot en 1758, et je vous assure qu'on n'en mange pas de meilleurs à Versailles " ». Il y avait même un Ecossais, pas tout à fait identifié à ce jour, parce qu'il n'était connu que par le surnom qu'on lui avait donné, celui de père Hoop. Cet excentrique, fort sujet au spleen, fascinait Diderot qui en parlait longuement à Sophie. L'anecdote la plus révélatrice peut-être pour des lecteurs post-freudiens se rapporte à un charlatan qui se vantait de posséder l'élixir de jeunesse. « On disait que si cet homme avait le secret de rajeunir d'une heure, en doublant la dose, il pourrait rajeunir d'un an, de dix, et retourner ainsi dans le ventre de sa mère. Si j'y rentrais une fois, dit l'Ecossais, je ne crois pas qu'on m'en fît sortir " ». Le personnage le plus truculent de Grandval - si le mot n'est pas trop éloquent - était la belle-mère de d'Holbach, Mme d'Aine. Agée alors de cinquante-six ans, elle aimait les conversations grivoises, pour l'embarras de sa femme de chambre et le ravissement de Diderot. Elle se plaisait à estropier les mots, appelait l'Encyclopédie « Socoplie » et s'arrangeait pour ridiculiser toute conversation sur des sujets intellectuels. Pourtant Diderot jugeait qu'elle était « la meilleure femme du monde " ». Un soir où le « croque-Dieu » de Sucy était à Grandval, penché sur une table, la meilleure femme du monde grimpa sur une chaise et enfourcha l'abbé, « jambe de çà, jambe de là ; et de le piquer des talons, de l'exciter de la voix et des doigts ; et lui de hennir, de regimber, de ruer, et son habit de remonter vers ses épaules, et les cotillons de la dame de se relever devant et derrière, en sorte qu'elle était presque à poil sur sa monture, et sa monture à cru sous elle ; et nous de rire, et la dame de rire, et de rire plus fort, et de rire plus fort encore, toujours plus fort, et de se tenir les côtes, et enfin de s'étendre en devant sur l'abbé et de s'écrier : "Miséricorde, miséricorde, je n'y tiens plus, tout va partir ; l'abbé, ne remue pas". Et l'abbé, qui n'y entendait rien encore, de ne pas remuer et de se laisser inonder d'un déluge d'eau tiède qui entrait dans ses souliers par la ceinture de sa culotte, et de crier à son tour : "Au secours, au secours ; je me noie !" Et chacun de nous de tomber sur les canapés et d'étouffer. (...) L'abbé ne se fâcha point et fit bien (...) Madame d'Aine est honorable. Le petit prêtre est pauvre. Dès le lendemain, il eut ordre d'acheter un habit complet " ». Telles étaient les mours au xvur siècle, ou du moins celles de Grandval. Les lettres de Diderot à Sophie suscitent une admiration universelle en tant qu'archétype de la description des sensations, des milieux, des caractères, et comme une référence de l'emploi habile et varié de tous les meilleurs expédients et inventions de la rhétorique - pour utiliser un noble mot décrié de nos jours. Témoin sa longue description d'une conversation nocturne avec d'Holbach, Mme d'Aine, Mme d'Holbach et le père Hoop. Diderot avait écrit pour l'Encyclopédie l'article « Maho-métisme » et l'on en trouve de larges extraits dans une lettre à Sophie Volland. On pourrait être tenté de penser que citer un article de {'Encyclopédie britannique, même si on l'a écrit de sa main, n'est pas le plus sûr moyen d'égayer sa maîtresse. Mais Diderot orchestrait le dialogue avec tant d'aisance, d'interruptions grotesques de la part de Mme d'Aine, de commentaires « philosophiques » du saturnien d'Holbach et du mélancolique père Hoop, ornait le tout de tant de rappels gracieux de contes persans tirés d'un livre qu'il venait de lire, que sa lettre scintille de vie et sent encore cette odeur musquée qui émane de personnalités puissantes et savoureuses, même si elles vivaient il y a deux siècles . Ainsi passaient les journées et s'accumulaient les articles terminés pour l'Encyclopédie. « Voilà, mon amie, ceux (les SarrasinS) avec qui je converse depuis quelques jours. Auparavant, c'était avec les Phéniciens ; auparavant, avec les habitants du Malabar ; auparavant, avec les Indiens :' ». Diderot parle d'articles sur l'histoire de la philosophie, qui, bien que depuis longtemps surannés, constituaient à leur époque une des parties du dictionnaire les plus valables et les plus substantielles - et aussi les plus « philosophiques ». Grandval est ainsi indissolublement associé à une part très importante des derniers volumes de {'Encyclopédie. II n'était pas au départ dans les intentions de Diderot de prendre pour lui le domaine de l'histoire de la philosophie. Dans les premiers volumes, il avait confié cette tâche importante à d'autres, particulièrement aux abbés Yvon, Prades, Mallet et Pestré. Mais ceux-ci se laissèrent décourager par les véhémentes protestations des théologiens conservateurs de l'époque et disparurent. Ainsi Diderot se retrouva seul chargé de ce travail supplémentaire. Il le fit sans compensation comme il le rappelait à son libraire Le Breton, en 1769 : « Je l'ai faite cette besogne. La Société l'a-t-elle payée ? Non, Monsieur, j'ai donné, mais bien donné, à la Société, l'histoire ancienne et moderne de la philosophie qui n'est pas la mince partie de l'ouvrage. Voyez, cherchez dans nos traités, et dites-moi s'il y a jamais été question de ce travail ? ». La masse même de ces articles est impressionnante. Ils firent l'objet d'un recueil en trois volumes publié chez Bouillon en 1769, et Naigeon en republia soixante-treize dans les volumes que l'Encyclopédie méthodique (1791-1794) consacra à la philosophie. En les écrivant, Diderot ne prétendit pas qu'il n'avait pas consulté des ouvrages de référence. Dans les premiers volumes de l'Encyclopédie, il avait déjà reconnu qu'il devait beaucoup de ses informations à une histoire latine de la philosophie, publiée quelques années plus tôt par un érudit allemand Johann Jacob Brucker °. Cet aveu n'a pas empêché Fréron, l'ennemi invétéré, de proclamer une fois encore que Diderot faisait d'habiles emprunts : ... il n'y a absolument aucune idée neuve dans cet énorme Dictionnaire ; que ce n'est qu'une nouvelle édition mal conçue et mal faite d'une infinité de livres déjà imprimés ; que toutes les vues philosophiques qu'on y trouve sont prises de tous côtés, et surtout puisées dans le Dictionnaire philosophique de Brucker qu'on ne cite guère parce qu'on n'aime point à parler de ses créanciers ". Si Fréron avait lu l'article « Philosophie » de Diderot quand il parut cinq ans plus tard, il aurait été satisfait de voir que Diderot, une fois encore, donnait ses sources. Il renvoyait ses lecteurs à l'« excellent ouvrage que M. Brucker a publié » et concluait ainsi : « On peut aussi lire l'Histoire de la philosophie, par M. Deslandes " ». Pourtant celui qui veut défendre la réputation d'originalité et d'invention de Diderot aimerait que ses abondants emprunts à Brucker se soient faits à une échelle plus réduite. Naigeon a écrit que Diderot lui-même regrettait que la contrainte du temps l'ait obligé à suivre Brucker de si près M. Mais Diderot, en mettant beaucoup de lui-même dans ses articles, en a fait le reflet du point de vue des philosophes. Ses articles ont un tour plus polémique que ceux de Brucker. Là où Brucker est légèrement déiste, Diderot donne à ses écrits un sens philosophique plus subtilement matérialiste. Là où Brucker se contente d'attaquer les mythes des anciennes religions païennes, Diderot s'en prend plus audacieusement à l'élément mythique de la foi chrétienne. On observe ici une différence significative entre le siècle des Lumières en France et en Allemagne. Les Lumières, qui se répandirent dans tous les pays d'Europe occidentale et dans les colonies anglaises d'Amérique, ont reflété des différences nationales et culturelles subtiles. Le contraste de ton entre les articles de Brucker et ces mêmes articles revus par Diderot mesure à la perfection la différence entre l'Aufklarung en Allemagne et les Lumières en France, le premier plus respectueux de la religion établie, moins critique à l'égard des institutions, l'autre plus dur dans son commentaire, plus dynamique, plus agité, plus impatient et plus acerbe. Ni Brucker ni Diderot, par exemple, n'aimaient la scolastique. Mais Diderot, utilisant largement Brucker pour réaliser l'article « Scholas-tique », s'exprimait en termes plus explosifs. De plus il ajustait son point de vue aux conditions qui régnaient en France à l'époque où il écrivait : Il n'y eut jamais tant de pénétration mal employée, et tant d'esprits gâtés et perdus que sous la durée de la philosophie scolastique (...). En un mot, que cette philosophie a été une des plus grandes plaies de l'esprit humain. Qui croirait qu'aujourd'hui même on n'en est pas encore bien guéri ? Qu'est-ce que la théologie qu'on dicte sur les bancs ? Qu'est-ce que la philosophie qu'on apprend dans les collèges ? La morale, cette partie à laquelle tous les philosophes anciens se sont principalement adonnés, y est absolument oubliée. Demandez à un jeune homme qui a fait son cours : Qu'est-ce que la matière subtile ? Il vous répondra ; mais ne lui demandez pas : Qu'est-ce que la vertu ? Il n'en sait rien. Les études classiques qu'avait faites Diderot le qualifiaient bien pour écrire ou adapter des articles comme « Ionique » (Anaximandre et AnaxagorE), « Platonisme », « Scepticisme » ou « Pythagorisme ». L'article « Pyrrhonienne » qui traitait du scepticisme ancien et moderne était si audacieux qu'il consacrait plusieurs colonnes à discuter de Bayle, et si moderne qu'il contenait une réfutation voilée sans doute, de Berkeley et une tentative de réponse à Hume s. En fin de compte, Diderot fit de l'Encyclopédie le moyen de diffuser la connaissance qu'on avait alors des philosophies non occidentales. A la lumière des sources d'information dont nous disposons au xxe siècle, ces articles paraissent aujourd'hui pitoyablement dépassés, mais au temps de Diderot, l'horizon s'élargissait à travers ses longs articles sur « Sarrasins », « Indiens », « Chinois », « Japonais » et « Zend-Avesta ». Ici comme toujours, Diderot était à l'avant-garde, étendant et universalisant l'horizon intellectuel qui rendait le siècle des Lumières cosmopolite et enthousiasmant. L'un des plus typiques est l'article sur la philosophie des Japonais. Diderot avait pris son information chez l'auteur le plus autorisé qu'il pût trouver, l'Allemand Kaempfer, qui avait longtemps voyagé au Japon de 1690 à 1692, et dont le livre Histoire du Japon, publié d'abord en anglais, parut en France en 1727 ». Diderot fit de cet article un véhicule pour ses idées sur la tolérance, le dogmatisme et l'intolérance, de sorte que l'original assez neutre de Kaempfer devint, entre ses mains, un moyen de défier agressivement l'orthodoxie chrétienne, tout en ayant l'air de la défendre : « Sa statue (du dieu AmidA) ne tarda pas à y opérer des miracles ; car il en faut aux peuples. (...) Dieu a permis cette ressemblance entre la vraie religion et les fausses, pour que notre foi fût méritoire ; car il n'y a que la vraie religion qui ait de vrais miracles ». Dans cet article, perce le penseur politique : « C'est ainsi que le despotisme et la superstition se prêtent la main ». Et l'on voit, encore ici, Diderot faire appel à la raison et au progrès et s'étonne, tout en s'apitoyant sur son sort, de voir que l'on résiste autant à la raison et que l'on retarde autant le progrès: « Les rêveries d'un Xékia se répandent dans l'Inde, la Chine et le Japon, et deviennent la loi de cent millions d'hommes. Un homme naît quelquefois parmi nous avec les talents les plus sublimes, écrit les choses les plus sages, ne change pas le moindre usage, vit obscur et meurt ignoré ». Pour les philosophies plus modernes, le long et judicieux article de Diderot sur Hobbes donne un excellent exemple de sa méthode, d'autant qu'il fut loué par Voltaire, critique impartial et difficile ". Diderot commençait seulement à lire Hobbes. Son nom ne figurait pas dans le catalogue des grands hommes de d'Alembert (Discours préliminaire de l'Encyclopédie, 1751), et même ici il semble le citer de seconde main, d'après Brucker. Diderot s'enflamma pour ce philosophe, sans doute en raison du matérialisme et de l'athéisme qu'on sentait dans sa pensée et il dit de lui avec sagesse : « Personne ne marche plus fermement, et n'est plus conséquent. Gardez-vous de lui passer ses premiers principes, si vous ne voulez pas le suivre partout où il lui plaira de vous conduire. La philosophie de M. Rousseau, de Genève, est presque l'inverse de celle de M. Hobbes. L'un croit l'homme de la nature bon, et l'autre le croit méchant. Selon le philosophe de Genève, l'état de nature est un état de paix ; selon le philosophe de Malmesbury, c'est un état de guerre (...). Ils furent outrés tous les deux». Les articles de Diderot étaient denses et solides, comme le prouve, un peu lourdement, l'examen des quelque douze mille mots consacrés au « Leibnitzianisme ». Même si une bonne partie provenait de Brucker et une moindre de Fontenelle, Diderot montre ici (comme il continua à le faire dans ses autres écritS) à quel point il subissait l'influence du philosophe de la grande chaîne de l'Etre ". En cela, il différait de d'Alembert, qui avait dit avec condescendance de Leibniz, dans le Discours préliminaire : « Moins sage que Locke et Newton, il ne s'est pas contenté de former des doutes, il a cherché à les dissiper J6 ». A présent, écrivant vers 1759 et sans doute à Grandval, Diderot se donnait le plaisir d'offrir des réparations à Leibniz et de critiquer d'Alembert par la même occasion : On s'est plaint, et avec raison peut-être, que nous n'avions rendu à ce philosophe toute la justice qu'il méritait. C'était ici le lieu de reparer cette faute, si nous l'avions commise, de parler avec éloge, avec admiration, de cet homme célèbre, et nous le faisons avec joie. Nous n'avons jamais pensé à déprimer les grands hommes ; nous sommes trop jaloux de l'honneur de l'espèce humaine : et puis, nous aurions beau dire, leurs ouvrages transmis à la postérité déposeraient en leur faveur, et contre nous ; on ne les verrait pas moins grands, et on nous trouverait bien petits -". Diderot rendait avec grâce un hommage aux grands tout en marquant un point en faveur des Modernes, comparés aux Anciens, avec toujours cette préoccupation didactique vigilante du siècle des Lumières français. Bayle, Descartes, Leibniz et Newton, poursuit-il, peuvent se comparer avantageusement « aux génies les plus étonnants de l'Antiquité " ». Cet article, qui paraissait un tour de force aux critiques français, résume et paraphrase la métaphysique de Leibniz et insinue très habilement que ses célèbres monades pouvaient être interprétées d'un point de vue matérialiste " : « Lorsqu'on revient sur soi, et qu'on compare les petits talents qu'on a reçus avec ceux d'un Leibnitz, on est tenté de jeter loin les livres, et d'aller mourir tranquille au fond de quelque recoin ignoré ». Ou encore, parlant des plans inachevés de Leibniz pour une encyclopédie, Diderot faisait remarquer qu'il n'en était rien sorti : « Malheureusement pour nous qui lui avons succédé, et pour qui le même travail n'a été qu'une source de persécutions, d'insultes et de chagrins, qui se renouvellent de jour en jour, qui ont commencé il y a plus de quinze ans, et qui ne finiront peut-être qu'avec notre vie *° ». De pareils éclats, quand nous les rencontrons dans les pages aujourd'hui piquées et poussiéreuses de l'Encyclopédie, nous rappellent combien brûlant était le ressentiment de Diderot et combien son pessimisme était profond dans cette période décourageante de sa vie. |
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Denis Diderot (1713 - 1784) |
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