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« J'AVAIS UN ARISTARQUE... JE N'EN VEUX PLUS »


Poésie / Poémes d'Denis Diderot





Au moment précis où son amitié avec Rousseau tombait lentement en morceaux, Diderot était assailli sans répit par d'autres préoccupations et d'autres soucis. C'était, comme toujours, la routine de l'Encyclopédie, la nécessité chronique de gagner sa vie en Spartiate, de payer le loyer de la rue Taranne. Ajoutons le temps passé à réaliser - et à défendre - son expérience si controversée d'auteur dramatique. C'était l'année où il eut la joie revigorante d'être salué comme un dramaturge de génie, et l'amertume d'être traité de fieffé plagiaire. II semble avoir alors caressé l'espérance grisante d'être élu à l'Académie française. Peut-être aussi comprit-il à ce moment-là avec tristesse que ses espoirs ne se réaliseraient jamais. C'était l'année où il fut désigné au mépris public comme « Cacouac », où l'article « Genève » mit en jeu le destin de l'Encyclopédie, où ses rapports avec d'Alembert et Voltaire se tendirent presque autant que ses relations avec Rousseau. La discordance de ces événements rendit certainement plus difficile de maintenir l'équité de son jugement à l'égard de Rousseau, de même que la détérioration de ses rapports avec Rousseau aggrava probablement les autres crises qu'il traversait.





Pendant ce temps, ce dernier vivait toujours à l'Hermitage, calme en apparence mais intérieurement agité. Son agitation était due en partie à une nature extrêmement sensible et Imaginative qui le portait à se défier des mobiles de ses amis, à sentir une menace toujours présente, à craindre un destin toujours plus sombre. Elle provenait aussi de ce qu'il méditait sur la grande histoire d'amour que devait être La Nouvelle Héloïse. Rousseau était l'esclave d'une passion tumultueuse et irrésistible. Il était amoureux de l'amour. Et comme il arrive généralement aux hommes qui se trouvent dans cette situation, il ne se passa pas longtemps avant que sa tendresse ne s'embrasât pour une personne qui lui semblait l'incarnation même de ses rêves.

Cette dame, qu'il connaissait un peu depuis plusieurs années, était Sophie, comtesse d'Houdetol, belle-sour de sa bienfaitrice, Mme d'Epi-nay. La personne de la comtesse unissait le XVIIIe siècle français et les premiers jours de la République des Etats-Unis d'Amérique, car l'ambassadeur Thomas Jefferson fréquentait son milieu et la trouvait charmante. Alors âgée de vingt-sept ans, elle s'était mariée à l'âge de dix-sept, s'était séparée de son mari et, quand Rousseau tomba amoureux d'elle, vivait à Eaubonne, non loin de l'Hermitage. Mme d'Houdctot était une jeune femme pleine de vivacité, loin d'être trop sérieuse, aimant badiner avec esprit et suffisamment coquette. Elle savait faire des vers joliment tournés et laissait croire qu'elle était l'auteur d'un « Hymne aux tétons » très vanté, écrit, on le supposait, pour exciter la curiosité à l'égard des siens '.

Mais cet amour se heurtait à des obstacles majeurs. En premier lieu, la dame n'était pas très amoureuse de Rousseau, à supposer qu'elle le fût jamais, même si elle semble avoir été flattée par ses attentions. De plus, elle était déjà la maîtresse d'un autre, d'un homme auquel elle devait rester fidèle pendant cinquante et un ans. Son amant était le marquis de Saint-Lambert, soldat et poète, qui, quelques années auparavant, avait été par sa capacité à procréer la cause indirecte de la mort de Mme du Châtelet:. Sa liaison avec Mme d'Houdetot avait commencé en 1752. En ce printemps et cet été cruciaux de 1757, il servait dans les rangs de l'armée française, en Westphalie, où Grimm, qu'il voyait de temps à autre, semble lui avoir appris que Mme d'Houdetot rencontrait davantage Jean-Jacques que la discrétion l'eût voulu. Ce fut la fin de la phase idyllique de l'histoire d'amour de Jean-Jacques. Saint-Lambert fît évidemment des remontrances à Mme d'Houdetot. Elle le dit à son tour à Jean-Jacques qui accusa véhémentement Mme d'Epinay d'avoir informé Saint-Lambert. Celle-ci trouva difficile de pardonner une telle accusation et l'on ne saurait trop dire s'il demeura beaucoup d'amitié entre elle et Rousseau après « le jour des cinq billets » (fin août 1757) '.

Au long de cette crise prolongée, Rousseau, fort torturé, essaya de dissimuler deux faits essentiels, avec pour conséquence que tous les autres protagonistes, Diderot en particulier, eurent l'impression de tâtonner dans l'obscurité. Rousseau fut d'abord très réticent pour reconnaître qu'il était amoureux de Mme d'Houdetot. C'était assez évident pour quiconque vivait dans sa société ; pourtant il ne l'avoua jamais ni à Mme d'Epinay, ni à Grimm, ni à Saint-Lambert et il dit clairement qu'il ne confessa pas son amour à Diderot avant leur dernière entrevue qui eut lieu à l'Hermitage le 5 décembre 1757. Mais même alors il cacha à Diderot un second fait important. Comme il l'écrit lui-même dans ses Confessions, à propos de cette conversation : « Mais je ne convins jamais que Mme d'Houdetot en fût instruite, ou du moins que je le lui eusse déclaré ».



Rousseau avait, bien sûr, déclaré son amour. Mais sa situation était embarrassante et délicate, car on savait que le cour de Mme d'Houdetot n'était pas libre. Rousseau avait de plus l'obligation morale de ne pas prendre avantage de l'absence d'un homme pour détourner l'affection de sa maîtresse. Dans une telle situation - et la haute réputation de vertu de Rousseau étant ce qu'elle était - il était soumis à la tentation subtile d'éveiller les scrupules moraux de Mme d'Houdetot quant à sa liaison avec Saint-Lambert. La passion de Rousseau pour Mme d'Houdetot mérite d'avoir sa place dans le recueil de la psychologie de l'amour. Tout homme est un saint Antoine, mais les formes que revêt la tentation varient. La capacité presque infinie de s'abuser inconsciemment, de confondre désir et vertu n'apparaît nulle part avec autant de relief que dans le personnage paradoxal, hypocrite et pathétique du « citoyen » sévère, du républicain vertueux, irrésistiblement tenté d'éveiller des scrupules de conscience chez la maîtresse d'un autre dans l'espoir de la séduire lui-même. Sans doute Rousseau n'en vint-il jamais là, mais il reconnaît dans les Confessions et dans ses lettres à Saint-Lambert qu'il n'en avait pas été très éloigné. « Je proteste, écrit-il dans les Confessions, je jure que si, quelquefois égaré par mes sens, j'ai tenté de la rendre infidèle, jamais je ne l'ai véritablement désiré ». Et dans une lettre à Saint-Lambert : « Je blâme vos liens. (...) Mais un amour tel le vôtre mérite aussi des égards et le bien qu'il produit le rend moins coupable s ». Le principal déplaisir que causait à Saint-Lambert l'attachement de Rousseau pour Mme d'Houdetot semble avoir été l'appréhension que le Genevois ne compromît, en jouant sur ses scrupules, l'amour qu'elle lui portait. « Je retiens cependant la parole que vous me donnez de ne lui parler jamais contre nos liens 6 ». Saint-Lambert eut tout lieu de penser que ses craintes étaient justifiées quand il lut la réponse de Rousseau : « Je lui dis que son attachement pour vous était désormais une vertu ' ! » Lorsque, quelque temps après, Diderot exaspéré dressait une liste des méfaits de Rousseau - « le citoyen Rousseau a fait sept scélératesses à la fois qui ont éloigné de lui tous ses amis » -, l'une de ces scélératesses était ainsi rapportée : « Le sieur Rousseau était alors tombé amoureux de Mme d'Houdetot, et pour avancer ses affaires, que faisait-il ? Il jetait des scrupules dans l'esprit de cette femme sur sa passion pour M. de Saint-Lambert son ami . ». Les érudits conviennent généralement que Diderot décrit ici la situation dans sa réalité .



Quand commença cet imbroglio cauchemardesque, Diderot se tenait fort à l'écart. A cette époque il ne connaissait même pas Mme d'Houdetot, il venait à peine de faire la connaissance de Mme d'Epinay, n'avait guère envie de la connaître mieux ; il voyait rarement Rousseau qui vivait à PHermitage et Grimni ou Saint-Lambert qui servaient aux armées. Quoique un livre entier ait été écrit pour démontrer que Diderot faisait partie d'un complot dirigé contre Rousseau et le poursuivait pas à pas, le récit fait davantage preuve de fantaisie que de précision. On est plus près de la vérité en imaginant un Diderot plus maladroit que conspirateur, un Diderot nonchalant qui irritait ses amis en n'écrivant pas la lettre qu'ils attendaient, ou en manquant un rendez-vous par distraction ; un Diderot naïf, agaçant les autres par des conseils qu'ils ne demandaient pas et admirant ingénument sa propre vertu.

Dans l'histoire de l'amitié de Diderot et de Rousseau, l'armée 1757 avait commencé par de vives discussions au sujet de Mme Levasseur et de la remarque désobligeante faite par Diderot dans Le Fils naturel. Diderot, qui promettait depuis longtemps d'aller à l'Hermitage y arrivait enfin au début d'avril et une réelle réconciliation semble avoir eu lieu ». En juillet, Rousseau passa deux nuits rue Taranne. L'initiative de cette rencontre revenait évidemment à Rousseau qui voulait, semble-t-il, s'assurer que Diderot lui donnerait enfin son avis et ses suggestions sur le manuscrit de La Nouvelle Hélotse. Il dit, dans les Confessions, en avoir envoyé à Diderot les deux premières parties environ six mois auparavant, mais que Diderot ne les avait pas encore lues. Il déclare aussi avoir été animé par le dessein généreux d'aider Diderot, engagé alors dans l'affaire du plagiat de Goldoni, et de signifier au monde par cette visite qu'il n'y avait point entre eux de querelle ". Dans le camp anti-rousseauiste, la tradition veut que Rousseau faisait travailler Diderot comme un esclave à la révision de son roman, jusqu'à des heures indues, puis de façon dédaigneuse refusait d'écouter Diderot quand celui-ci lui demandait à son tour son avis.



Des années après, Diderot et ses amis, se remémorant ensemble ces événements, affirmaient que le philosophe était allé très souvent à l'Hermitage et à Montmorency durant toute la période où Rousseau y habita. Mme de Vandeul écrit : « Pendant tout le temps qu'il a demeuré à Montmorency, mon père avait la constance d'y aller une ou deux fois la semaine, à pied, pour dîner avec lui " ». Marmontel cite une déclaration semblable faite par Diderot : « ... et moi allant à pied, deux ou trois fois la semaine, de Paris à son Hermitage M ». Morellet prétend aussi, dans ses Mémoires, avoir participé à ces sorties. « Nous allions souvent, Diderot et moi, de Paris à son ermitage, près de Montmorency, passer avec lui des journées entières. Là, sous les grands châtaigniers voisins de sa petite maison, j'ai entendu de longs morceaux de son Hé/oîse, qui me transportaient ainsi que Diderot " ».

Les témoignages de Mme de Vandeul, de Marmontel et de Morellet furent écrits de nombreuses années après les événements qu'ils prétendaient relater. Les remarques de Mme de Vandeul et de Marmontel indiquent que leur seule source étaient les déclarations de Diderot. Morellet, lui, prétend avoir été un témoin oculaire. Pourtant, son témoignage s'accorde difficilement avec le ton des lettres que Rousseau écrivait au moment même de ces événements, et non pas des années après dans ses Confessions. Elles laissent entendre que pendant toute l'année 1757, Rousseau fut très affligé que Diderot vînt si rarement le voir à l'Hermitage. A partir de ces lettres, on peut recenser avec certitude quatre occasions - et quatre seulement - où Diderot et Rousseau se virent face à face pendant l'année 1757. Les fréquentes visites dont parle Morellet eurent peut-être lieu en 1756, mais alors Rousseau ne put leur avoir lu La Nouvelle Héloïse car il ne commença à l'écrire qu'au début de 1757, quand ses rapports avec Diderot étaient déjà extrêmement tendus. Pour parler net, l'histoire de Morellet ne tient pas.

Des quatre rencontres de 1757, nous en avons déjà cité trois : la première en janvier, quand Rousseau vint à Paris au chevet de Gauffe-court ; celle d'avril où l'on se réconcilia à l'Hermitage, et celle de juillet où Rousseau passa plusieurs nuits rue Taranne. La quatrième - la dernière de leur vie - se déroula à l'Hermitage au début de décembre. Il y en eut probablement une cinquième au début de septembre également à l'Hermitage. Si elle eut lieu, c'est parce que Rousseau avait un urgent besoin de conseils : ses rapports avec Mme d'Epinay, Mme d'Houdetot, et Saint-Lambert s'étaient soudainement détériorés et compliqués à la suite de l'agitation causée par le « jour des cinq billets » (probablement le 31 aoûT). Selon le catalogue des sept scélératesses dressé par Diderot, Rousseau « accusait Mme d'Epinay d'avoir ou instruit ou fait instruire M. de Saint-Lambert de sa passion pour Mme d'Houdetot. Embarrassé de sa conduite avec Mme d'Houdetot, il m'appela à l'Hermitage pour savoir ce qu'il avait à faire. Je lui conseillai d'écrire tout à M. de Saint-Lambert et de s'éloigner de Mme d'Houdetot. Ce conseil lui plut ; il me promit de le suivre " ». Bien que de nombreux spécialistes ne prennent pas en compte cette entrevue de septembre, le fait que Rousseau écrivît le 4 septembre une longue lettre à Saint-Lambert rend tout à fait plausible que Rousseau ait suivi le conseil de Diderot ". Diderot déclara, alors même qu'il énonçait les sept scélératesses, « je le revis dans la suite ; il me dit l'avoir fait et me remercia d'un conseil '"... ». La lettre de Rousseau du 4 septembre est la seule qui confirme ces dires, mais elle est beaucoup moins candide que ce que Diderot prétend lui avoir conseillé.



Si cette histoire d'amour était près de faire perdre l'esprit à Jean-Jacques, il faut se rappeler que Diderot aussi était touché par l'amour. Et pendant les mois de septembre et d'octobre 1757, alors que sa femme et la petite Angélique se trouvaient à Langres pour trois mois, il eut « trois ou quatre accès de fièvre » qui l'affaiblirent au moment précis où les rapports de Rousseau et de Grimm se tendaient à se rompre. Grimm revenait de l'armée et demeura auprès de Mme d'Epinay pendant ces mois. Jaloux de l'ascendant de Rousseau sur Mme d'Epinay, Grimm le traitait avec hauteur, avec cette dureté calculée qui était un trait déplaisant de son caractère. Les péripéties de cette lente rupture peuvent être suivies tout au long du livre IX des Confessions ". On pensait alors envoyer Mme d'Epinay, mal portante depuis quelque temps, à Genève pour se faire soigner par le docteur Tronchin. Elle proposa sans conviction à Rousseau, qui connaissait bien Genève, de l'accompagner dans ce voyage. Mais Diderot le fit, dans une lettre écrite vers la mi-octobre qui mit Rousseau fort en colère : « J'apprends que Mme d'Epinay va à Genève et je n'entends point dire que vous l'accompagniez. (...) Etes-vous surchargé du poids des obligations que vous lui avez, voilà une occasion de vous acquitter en partie et de vous soulager. (...) Et puis, ne craignez-vous point qu'on ne mésinterprète votre conduite ? On vous soupçonnera ou d'ingratitude ou d'un autre motif secret. Je sais bien que, quoi que vous fassiez, vous aurez pour vous le témoignage de votre conscience : mais ce témoignage suffira-t-il seul ? Et est-il permis de négliger jusqu'à un certain point celui des autres hommes. (...) Je vous salue, vous aime et vous embrasse M ».

Rousseau, exaspéré, accusa aussitôt Diderot d'entrer dans un complot2I. Une fois les soupçons de Rousseau éveillés, son imagination débordante l'entraînait toujours trop loin. Lui-même parfois s'en rendait compte. Il se mit un jour en tête, par exemple, que son éditeur qui tardait à lui envoyer les épreuves de l'Emile le trahissait et donnait son manuscrit aux jésuites. Quand Malesherbes lui écrivit pour le calmer, il répondit pris de remords : « Oh Monsieur j'ai fait une chose abominable... Rien n'a changé depuis avant-hier et pourtant tout prend à mes yeux un aspect différent et là où je pensais voir les preuves les plus claires je ne vois à présent que quelques indications très ambiguës. Oh ! qu'il est cruel pour un homme mélancolique et malade, qui vit seul, d'avoir une imagination déréglée et de n'apprendre rien qui le regarde. »



Rousseau supportait très rarement qu'on lui donnât des conseils et si deux de ses amis étaient d'accord sur le parti qu'il devait suivre, il en concluait promptement qu'une conspiration se tramait contre lui. Reconnaître qu'il avait des obligations envers quelqu'un le rendait presque fou. On pourrait trouver nombre de justifications à cet amour effréné de l'indépendance, mais l'on ne peut guère nier que Rousseau ait accepté une situation ambiguë, pour ne pas dire plus, en acceptant d'occuper l'Hermitage. Cette situation embarrassante n'était pas du tout exceptionnelle. Nombreux sont les gens de lettres et les artistes de tous les temps que des hôtesses ambitieuses et des montreurs de célébrités ont essayé de faire leur obligé par l'excès même de leur générosité. La seule parade contre la menace étouffante d'un tel amour est peut-être d'en accepter les faveurs sans pour autant se sentir lié par une obligation. Rousseau commit cependant l'erreur d'en discuter. Tout comme James I et Charles I en désaccord avec leur Parlement. Sa longue lettre à Grimm, datée du 19 octobre, dans laquelle il parle de ses « deux ans d'esclavage » à l'Hermitage donna amplement raison à Diderot de déclarer que Rousseau « a écrit contre Mme d'Epinay une lettre qui est un prodige d'ingratitude " ».

Rousseau ne proposa donc point à Mme d'Epinay de l'accompagner à Genève et Diderot compta cela parmi les sept scélératesses. Un des motifs cachés pour lesquels Rousseau ne désirait pas être vu à Genève avec Mme d'Epinay, c'est qu'il la soupçonnait d'attendre un enfant de Grimm et de vouloir le mettre au monde en secret à Genève. En réalité ce n'était pas le cas - Mme d'Epinay souffrait réellement de quelque mal intestinal - mais comme elle avait eu précédemment un enfant illégitime de M. de Francueil - ce que Rousseau peut fort bien avoir su -, ses soupçons, dont il ne pouvait faire état ouvertement et qui n'étaient pas fondés, n'étaient cependant pas absurdes u.

Mme d'Epinay partit pour Genève le 30 octobre, et, quelques jours après, Grimm écrivit à Rousseau, lui reprochant son « horrible apologie », et son « monstrueux système (...), je ne vous reverrai de ma vie, et me croirai heureux si je puis bannir de mon esprit le souvenir de vos procédés " ».

Dans cette conjoncture, Rousseau commença à penser qu'il ferait bien de quitter l'Hermitage. Mme d'Houdetot le lui déconseilla, craignant que ce départ, intervenant au début de la plus mauvaise saison de l'année alors que chacun évitait les ennuis d'un déménagement, ne rendît publique la passion que Rousseau lui portait. Jugeant que Diderot donnerait le même conseil, elle lui écrivit, bien qu'ils ne se connussent pas encore personnellement, proposant de le conduire à l'Hermitage et d'assister à l'entrevue. Diderot répondit qu'il lui serait impossible de parler franchement en sa présence. « Je suis d'une timidité extrême », écrivait-il. Dans une seconde lettre, il promettait d'aller à l'Hermitage de sa propre initiative, dès qu'il le pourrait .*. Soit par timidité ou par crainte de nouvelles complications, il est clair qu'il ne désirait pas faire la connaissance de Mme d'Houdetot, et cela dura au moins jusqu'en janvier où Mme d'Houdetot écrivit à Rousseau qu'elle avait rencontré Diderot par hasard chez le baron d'Holbach. « Il m'a fui, je le crois, j'avais un panier et des diamants ", » Diderot écrivit à Rousseau vers la mi-novembre, et lui conseilla de ne point partir. Dans le cours de cette lettre, il niait l'existence du complot que Rousseau était si sûr que ses amis avaient ourdi **.

Au début de décembre, Diderot trouva enfin le temps d'aller à l'Hermitage. Bien que, dans son catalogue des sept scélératesses, il dit être allé à l'Hermitage pour demander à Rousseau pourquoi il ne s'était pas confessé à Saint-Lambert comme il avait déclaré l'avoir fait, le ton des Confessions et de la correspondance de Rousseau de cette période ne confirme aucunement la chose. En fait, l'affaire Saint-Lambert n'atteignit son point culminant que plusieurs mois après. Au cours de cette réunion de décembre, au contraire, la conversation semble plutôt avoir roulé sur Grimm et Mme d'Epinay, sur les tentatives infructueuses faites par Rousseau pour faire avouer à la vieille Mme Levasseur que Mme d'Epinay avait essayé de les suborner, elle et Thérèse. On discuta beaucoup, c'est certain, pour savoir si Rousseau devait quitter l'Hermitage, maintenant qu'on arrivait au milieu de l'hiver. Rousseau déclara plus tard que c'est à ce moment qu'il apprit une nouvelle extrêmement bouleversante, à savoir que d'Alembert, dans l'article « Genève » entreprenait d'apprendre aux concitoyens de Jean-Jacques comment ils devaient se comporter.



On peut fort bien imaginer qu'une telle rencontre, entre gens de caractères si tranchés, si démonstratifs et émotifs, devait ressembler beaucoup à une des scènes d'un drame de Diderot. Aussi orageuse qu'elle dût être, elle fut loin néanmoins de s'achever par une rupture. C'était, en fait, la dernière fois que les deux hommes se voyaient, mais ils étaient alors loin de s'en douter. Quelques jours plus tard en effet, Mme d'Houdetot écrivit à Rousseau pour lui proposer qu'en quittant l'Hermitage, au lieu d'aller à Montmorency, il allât passer l'hiver chez Diderot. La réponse de Rousseau, tout en jugeant le projet irréalisable, montre qu'il ne doutait pas d'être le bienvenu. « Connaissez-vous assez bien ma situation, demandait-il, la sienne, l'humeur de sa femme, pour être sûr que cela fût praticable... ? "' ».

Rousseau quitta l'Hermitage pour Montmorency le 15 décembre 1757. En février, il écrivit à Diderot ce qui paraît avoir été une lettre amicale, le pressant d'abandonner l'Encyclopédie si d'Alembert le faisait, car l'agitation causée par l'article « Genève » était alors à son comble. « Il n'a pas même daigné me répondre, écrivit Rousseau à Mme d'Houdetot, et laisse ainsi dans l'adversité l'ami qui partagea si vivement la sienne (à VincenneS). En voilà assez de sa part, cet abandon me dit plus que tout le reste. Je ne puis cesser de l'aimer, mais je ne le reverrai de ma vie " ». Pourtant Diderot s'inquiétait de la situation de Rousseau, car Deleyre, un de leurs amis communs, écrivait le 28 février : (DideroT) « est inquiet aussi bien que moi sur les ressources qui vous restent pour subsister. Il craint que vous ne manquiez actuellement n ». Pendant ce mois ainsi qu'au début de mars, Deleyre, aussi bien que Mme d'Houdetot écrivaient à Rousseau annonçant une visite probable de Diderot à Montmorency ". Puis, le 2 mars, Rousseau écrivit une lettre qui resta apparemment sans réponse - il n'y avait pas que Voltaire qui ne pouvait tirer de réponse de Diderot - dans laquelle il déclarait avoir entendu dire que Diderot noircissait son caractère et lui imputait « des horreurs ». « Il faut, mon cher Diderot, que je vous écrive encore une fois en ma vie. (...) Je suis un méchant homme, n'est-ce pas ? » demandait-il, puis faisant clairement allusion à Grimm, il continuait : « Je voudrais que vous puissiez aussi réfléchir un peu sur vous-même. Vous vous fiez à votre bonté naturelle. (...) Quel sort pour le meilleur des hommes d'être égaré par sa candeur même, et d'être innocemment dans la main des méchants, l'instrument de leur perfidie ! Je sais que l'amour-propre se révolte à cette idée, mais elle mérite l'examen de la raison. (...) Vous pouvez avoir été séduit et trompé. (...) Diderot, pensez-y. Je ne vous en parlerai plus " ».



Puis ce fut la catastrophe. Saint-Lambert, blessé, ayant été retenu plusieurs mois à Aix-la-Chapelle, revint à Paris en mars 1758 a. Il semble avoir appris rapidement que les attentions de Rousseau pour Mme d'Houdetot avaient été plus précises et passionnées qu'il l'avait jamais supposé ou qu'on le lui avait laissé croire. Sous ce jour, la lettre de Rousseau du 4 septembre prenait un aspect entièrement différent. II y avait répondu à l'époque sur un ton amical, mais elle lui semblait maintenant un tissu d'hypocrisie î6. Comme disait Diderot dans son catalogue, Rousseau lui écrivit « une lettre atroce, à laquelle M. de Saint-Lambert disait qu'on ne pouvait répondre qu'avec un bâton 37 ». A la suite de cette désagréable découverte, Saint-Lambert usa de son influence sur Mme d'Houdetot pour qu'elle rompît toute relation avec Rousseau, ce qu'elle fit par une lettre du 6 mai où elle se plaignait que « ces bruits sont parvenus depuis quelque temps à mon amant (à causE) de votre indiscrétion et de celle de vos amis 3* ». Pour Rousseau ce fut comme un coup de foudre. Certain que c'était Diderot qui avait informé Saint-Lambert et divulgué perfidement des informations confidentielles, il fit savoir peu après que l'amitié entre lui et Diderot avait pris fin.

Y avait-il réellement eu perfidie ? Ah, ne souhaitons-nous pas tous le savoir ? Nous ne le saurons peut-être jamais, car les motivations sont probablement aussi profondément cachées et les points de vue aussi variés que ceux qui sont dépeints dans The Ring and the Book*. Diderot affirmait résolument qu'il n'y avait nulle perfidie. Quand Saint-Lambert revint de l'armée, Diderot écrivit dans son catalogue : « Il vint me voir. Persuadé que Rousseau lui avait écrit sur le ton dont nous étions convenus, je lui parlai de cette aventure comme d'une chose qu'il devait savoir mieux que moi. Point du tout, c'est qu'il ne savait les choses qu'à moitié, et que, par la fausseté de Rousseau, je tombai dans une indiscrétion " ».

Si Diderot avait voulu être perfide, c'était le point précis où le double jeu aurait été le plus efficace et le moins décelable. Il aimait à suggérer, pour se défendre et pour prouver la méchanceté de Rousseau, que ce dernier avait perdu tous ses amis. « Nos amis communs ont jugé entre lui et moi. Je les ai tous conservés, et il ne lui en reste aucun », écrivait Diderot à un pasteur suisse au début de 1759 "'. Cette déclaration n'est pas tout à fait exacte car Deleyre, encyclopédiste modeste, auteur de l'article « Aiguille », éditeur du Journal étranger en 1756 et 1757, demeura l'ami des deux. Mais même alors, il faut admettre l'éventualité que la défection des amis de Rousseau n'est pas une preuve en soi qu'il ait été dans son tort. Elle a pu résulter d'une manipulation peu scrupuleuse des témoignages.

Essayer de déterminer les mérites et les motivations dans l'histoire tortueuse de ces six existences est d'un intérêt intrinsèque pour l'étude de la nature humaine. Elle éclaire aussi les personnalités et les caractères de personnes qui ont joué un rôle important dans l'histoire intellectuelle du monde occidental. Cela révèle la personnalité de Diderot comme celle de Rousseau, chacun cherchant à se justifier, chacun frôlant la crise. Les ennemis de l'un comme de l'autre se servirent de leur querelle pour les discréditer. La rupture entre eux survint juste au moment où la crise la plus grave menaçait le destin de l'Encyclopédie et en fit presque partie intégrante. Diderot avançait au milieu des dangers. Il était quasi seul. C'était la plus grande épreuve qu'il ait eu à subir - la plus grande de toute sa vie. Survivre à cette épreuve exigeait des ressources de stoïcisme, de confiance en soi, d'endurance et de conviction qui font de lui un des héros - ou si le sens qu'il avait de sa propre vertu est trop grand pour lui donner une stature héroïque - de presque héros de l'histoire de la pensée, dont il était un des personnages les plus féconds. L'esprit vient et revient sans cesse au problème de la sincérité et de l'honnêteté de l'homme qui allait bientôt devoir se soumettre à une épreuve de résistance et d'endurance aussi rigoureuse. Diderot était-il aussi vertueux qu'il pensait l'être ?

Probablement pas. Il est donné à peu d'hommes d'être à ce point vertueux. Mais, à son crédit, on peut dire que, pour établir qu'il a été perfide dans ses rapports avec Rousseau, il faudrait prouver un degré de préméditation, de calcul et de cruauté qui, même s'il a pu exister en l'occurrence, est tout à fait contraire à sa manière habituelle. Durant tous les mois que dura cette crise, Diderot n'eut pas de politique cohérente à l'égard de Rousseau. Il est vrai, certes, que pendant cette période orageuse, il entretenait des rapports quotidiens avec Grimm, devenu le plus farouche ennemi de Rousseau, et il est probable aussi que, par la force accumulée d'insinuations constantes, Grimm ait pu miner ce que Diderot gardait de sympathie pour Rousseau. Mais cela semble n'avoir résulté d'aucune politique calculée de la part de Diderot. Son attitude était seulement passive. Ce qu'il faisait semble avoir été le résultat d'impulsions soudaines. C'était la conduite d'un homme qui, comme Voltaire le disait au même moment, trouvait plus difficile d'écrire une lettre qu'un livre ". De plus l'affaire Rousseau n'était pas, et de loin, sa seule préoccupation en cette période difficile. On a peine à croire qu'avec tout ce qui se passait - essayer d'achever Le Père de famille, éditer le volume VIII de {'Encyclopédie, lutter avec une censure renforcée, répondre aux attaques des pamphlétaires, avoir affaire à Voltaire, et persuader d'Alembert de rester à l'Encyclopédie -, il pouvait penser à Rousseau autrement que par accès soudains et passer son temps à ourdir un complot contre son ami de naguère.



De plus, Diderot ne mentait sans doute pas en notant dans son catalogue des sept scélératesses, liste qui fut dressée dès 1760, et en déclarant vers la même époque à Marmontel que Rousseau lui avait demandé son avis à propos de Saint-Lambert et lui avait promis de le suivre. Cela même ne peut être établi avec certitude, et on peut bien sûr toujours imaginer que Diderot, sans user d'une perfidie calculée à l'égard de Rousseau, ait distraitement livré à Saint-Lambert une information confidentielle qu'il eût dû garder pour lui, inadvertance qu'il s'efforça ensuite de justifier au lieu de la reconnaître franchement. Pourtant la longue lettre de Rousseau, du 4 septembre, à Saint-Lambert sur Mme d'Houdetot donne à entendre qu'il avait admis le conseil de Diderot et que ce dernier pouvait présumer que Saint-Lambert était pleinement informé. S'il en est ainsi, Rousseau a réellement abusé Diderot sur le contenu de cette lettre et a été la cause effective de son indiscrétion involontaire. A l'indignation de Diderot, Rousseau, cause de ce faux pas, se retourne alors contre lui, et par une rupture publique réclame double indemnité pour l'offense subie. Comme le dit N. Torrey, Diderot se sentit pris au piège ". On peut percevoir son exaspération et le sentiment d'avoir été outragé dans les termes mêmes et dans le style du catalogue des sept scélératesses. Il respire le sentiment d'injustice ressenti par un homme à qui l'on fait supporter trop de choses, plutôt que l'indignation factice d'un conspirateur simulant le courroux **.

A la suite de son entrevue avec Saint-Lambert, au cours de laquelle Diderot, de son propre aveu, tomba dans une involontaire indiscrétion, il ne fit rien. Il ne parla plus d'aller à Montmorency, il n'y eut plus de lettres échangées, plus de reproches. Ce fut Rousseau et non Diderot qui prit l'initiative de notifier au public que son amitié était morte. Le 6 mai, Mme d'Houdetot rompait avec Rousseau ; puis Saint-Lambert alla deux fois à Montmorency, à la suite de quoi Rousseau décida que c'était Diderot qui l'avait honteusement trahi ". En conséquence, dans la préface de sa Lettre à d'Alemberl, il annonçait sa rupture au public : « Le goût, le choix, la correction, ne sauraient se trouver dans cet ouvrage. Vivant seul, je n'ai pu le montrer à personne. J'avais un Aristarque sévère et judicieux ; je ne l'ai plus, je n'en veux plus ; mais je le regretterai sans cesse, et il manque bien plus encore à mon cour qu'à mes écrits ». A cela était jointe en note une citation en latin du livre de VEcclésiaste : « Si tu as tiré l'épée contre ton ami, ne te désespère pas : il peut revenir ; si tu as ouvert la bouche contre ton ami, ne crains pas : une réconciliation est possible ; sauf le cas d'outrage, mépris, trahison d'un secret, coup perfide car alors ton ami s'en va w ».

Quand Deleyre, toujours ami des deux hommes, lut la célèbre note, il écrivit à Rousseau : « Quel passage de l'Ecriture vous allez citer ! Vous ne voulez donc plus d'amis, puisque vous renoncez au meilleur que vous eussiez de votre propre aveu. " » Les Mémoires de Marmontel nous révèlent la façon dont cette note fut accueillie dans le cercle des amis de Diderot : « Une fois, m'étant trouvé seul quelques minutes avec Diderot, à propos de la Lettre à d'Alembert sur les spectacles, je lui témoignai mon indignation de la note que Rousseau avait mise à la préface de cette lettre. C'était comme un coup de stylet. (...) Tout le monde savait que c'était à Diderot que s'adressait cette note infamante, et bien des gens croyaient qu'il l'avait méritée, puisqu'il ne la réfutait pas. »



Diderot rétorqua à Marmontel qu'il ne pourrait se défendre des accusations de Rousseau sans en alléguer d'autres. « Il est cruel d'être calomnié, de l'être avec noirceur, de l'être sur le ton perfide de l'amitié trahie, et de ne pouvoir se défendre, mais telle est ma position. Vous allez voir que ma réputation n'est pas ici la seule intéressée. Or, dès que l'on ne peut défendre son honneur qu'aux dépens de l'honneur d'autrui, il faut se taire, et je me tais. »

Saint-Lambert, comme Deleyre et Marmontel, fut fortement et défavorablement impressionné par la fameuse note. Rousseau lui avait envoyé un exemplaire de la Lettre à d'Alembert ; il n'en reçut que cette réponse :



« En vérité. Monsieur, je ne puis accepter le présent que vous venez de me faire. A l'endroit de votre préface où à l'occasion de Diderot vous citez un passage de l'Ecclésiaste, le livre m'est tombé des mains ; après les conversations de cet été, vous m'avez paru convaincu que Diderot était innocent des prétendues indiscrétions que vous lui imputiez ; il peut avoir des torts avec vous, je l'ignore, mais je sais bien qu'ils ne vous donnent pas le droit de lui faire une insulte publique. Vous n'ignorez pas que les persécutions qu'il éprouve, et vous allez mêler la voix d'un ancien ami aux cris de l'envie. Je vous avoue, Monsieur, qu'il ne m'est pas possible de vous dissimuler combien cette atrocité me révolte. Je ne vis point avec Diderot, mais je l'honore et je sens vivement le chagrin que vous donnez à un homme auquel du moins vis-à-vis de moi vous n'avez jamais reproché qu'un peu de faiblesse. "' »

Rousseau, dans la préface, a déguisé une attaque en défense, et l'on s'est querellé avec rage sur la question de savoir qui fit tort à qui, de même que les historiens passent au crible les témoignages pour déterminer qui est le responsable d'une guerre. Diderot fut profondément bouleversé non seulement par la note à la préface mais par le contenu de l'ensemble du livre. Rousseau, discutant avec d'Alembert sur l'opportunité d'avoir un théâtre à Genève, employait des arguments ou des illustrations que Diderot regardait comme des attaques personnelles. Il éclatait de ressentiment passionné pour ce qu'il considérait comme les méfaits de Rousseau. « Sa note est un tissu de scélératesse. J'ai vécu quinze ans avec cet homme-là. De toutes les marques d'amitié qu'on peut donner à un homme, il n'y en a aucune qu'il n'ait reçu de moi, et il ne m'en a jamais donné aucune, (...) cet homme faux est vain comme Satan, ingrat, cruel, hypocrite et méchant. (...) En vérité, cet homme est un monstre w ».

Pour presque tous les philosophes, et d'abord pour Diderot, c'était un point très délicat que de prétendre, comme Rousseau l'avait fait dans la Lettre à d'Alembert, qu'il est impossible d'être vertueux sans être d'abord religieux, impossible d'avoir de la probité sans religion. Au contraire, Diderot soutenait que les deux sont entièrement séparables. S'il avait trouvé beaucoup d'attrait aux idées de Lord Shaftesbury, c'est que le noble comte avait fait précisément cette distinction, qui sous-tend l'Essai sur le mérite et la vertu que Diderot avait traduit en 1745. Selon ce point de vue, un homme peut être vertueux sans être inspiré par la crainte de l'Enfer. Il peut même l'être davantage parce qu'il est animé par le seul amour de la vertu. C'est cette façon de penser qui amena Diderot à autant moraliser, activité qu'il avouait beaucoup aimer. Chacun a sa manie, écrivait-il en 1773 ou 1774, et la mienne est de moraliser **. Diderot cherchait à prouver que les philosophes étaient des hommes meilleurs que n'étaient les chrétiens. Il voulait se persuader qu'il était lui-même plus vertueux que son frère, par exemple, qui était prêtre. Aussi ne se lassait-il pas de parler de vertu.

Cette tendance irrépressible à la moralisation est bien illustrée par la longue réponse que fit Diderot, à ce moment précis, à un pasteur de Genève, probablement l'ami de Rousseau, Vernes. Apparemment, Diderot ne répondait pas seulement à des paroles élogieuses mais à quelques questions, tournées avec tact, sur la responsabilité de la rupture avec Rousseau. Vernes cherchait sans doute à découvrir s'il existait une possibilité de réconciliation. Quoi qu'il en soit, Diderot se lança dans une discussion de morale. Ce n'était pas du meilleur Diderot. Lettre verbeuse et quelque peu illogique. En outre, on a le sentiment que les idées exprimées sont destinées à s'accorder davantage avec l'habit du destinataire qu'avec les convictions profondes de l'expéditeur. Enfin la lettre est là, à la Bibliothèque publique et universitaire de Genève, revêtue de la signature de Diderot et témoignant de ses vues sur la vertu. Diderot parle de lui-même comme d'un homme qui estime la vertu « à tel point que je donnerais volontiers ce que je possède pour être parvenu jusqu'au moment où je vis avec l'innocence que j'apportai en naissant, ou pour arriver au terme dernier avec l'oubli des fautes que j'ai faites et la conscience de n'en avoir point augmenté le nombre ». Plus on examine la seconde moitié de cette déclaration, plus elle devient sibylline et ampoulée. Diderot poursuit : « La vertu est donc la richesse la plus grande de celui qui jouit de la vie, et la consolation la plus solide de celui qui va mourir. Il n'y a donc rien au monde à quoi la vertu ne soit préférable ; et si elle ne nous paraît pas telle, c'est que nous sommes corrompus ». Puis, passant à Rousseau, il écrit : « C'est une action atroce que d'accuser publiquement un ancien ami, même lorsque cet ami est coupable. Mais quel nom lui donner encore, si l'accusateur s'avouait au fond de son cour l'innocence de celui qu'il osait accuser ? » Alors Diderot montre clairement qu'il ne cherche pas une réconciliation. « II m'avait appris pendant vingt ans à pardonner les injures particulières ; mais celle-ci est publique, et je n'y sais plus de remède " ».

Diderot aurait pu pardonner plus facilement si la Lettre à d'Alembert n'avait pas été publiée à un moment particulièrement défavorable pour lui et pour l'Encyclopédie. La Lettre de Rousseau, qui avait reçu une approbation tacite de Malesherbes, fut mise en vente à Paris le 28 septembre 1758 ". Ce n'était pas seulement que cette attaque contre l'utilité sociale du théâtre ait été publiée moins d'un mois avant Le Père de famille, qui, accompagné d'un discours sur la poésie dramatique, devait ouvrir une ère nouvelle dans l'histoire du théâtre. Rien ne pouvait être mieux calculé pour émousser la surprise de la pièce ou rendre les remarques de Diderot sur l'art dramatique très discutables, alors qu'elles devaient paraître évidentes. Ce sembla déjà très pénible à Diderot, comme le révèlent ses remarques dans le catalogue des sept scélératesses-Bien pire, le caractère public de la querelle était très préjudiciable aux philosophes, qu'ils le méritent ou non. Jusqu'à ce moment le public avait vu en Rousseau un encyclopédiste. Il avait été leur chef de file dans la controverse sur la musique italienne, il avait écrit les articles musicaux de 'Encyclopédie, il était l'auteur de l'important article « Economie politique », et Diderot l'avait apostrophé par son nom dans l'article « Encyclopédie !4 ». « Oh Rousseau, mon cher et digne ami », avait écrit Diderot afin que chacun pût le lire. Et voici que le cher et digne ami notifiait au monde entier que Diderot n'était plus digne d'amitié à cause du « coup perfide » et de la « trahison d'un secret ».

Ce dont Rousseau ne se rendait probablement pas compte, mais que Diderot et ses amis, vivant dans le tohu-bohu de Paris, ne pouvaient oublier, c'est que cette querelle, en devenant publique, prenait une signification politique. L'action de Rousseau, ou du moins l'interprétation qu'en donnait Diderot, n'est entièrement compréhensible que placée dans son contexte politique. La Lettre à d'Alembert survint à un moment où elle compliqua grandement une crise prolongée, au cours de laquelle la destinée de Diderot progressa d'un pas inexorable, du présage au paroxysme, jusqu'à la catastrophe. Les écrits sur les Cacouacs étaient le présage, les conséquences de la publication en juillet 1758 du malheureux livre d'Helvétius, le paroxysme, la suppression de {'Encyclopédie en mars 1759, la catastrophe. Ce fut, de tout le xvnr siècle, le moment crucial du combat fatidique pour emporter, au profit des uns ou des autres, le soutien de l'opinion publique. Finalement l'Encyclopédie renaquit de ses cendres. Il devint manifeste que les encyclopédistes avaient gagné l'opinion publique à leur parti, alors que le cours des événements pouvait sembler indiquer le contraire. Mais les années 1757, 1758 et 1759 furent des années sombres et tendues pour Diderot, des années où les obstacles publics se mêlaient au désarroi de sa vie personnelle. Et il lui était difficile d'oublier qu'au moment précis où son Encyclopédie était le plus durement assiégée par ses ennemis, au moment où il avait le plus besoin de prouver qu'un philosophe pouvait être un homme empreint de rectitude et de droiture, Rousseau informait sans raison le public que son vieil ami était un coquin.

Inévitablement, donc, la dénonciation publique de Rousseau, qu'il s'en rendît compte ou non, prenait une signification politique. La querelle devenait ainsi une affaire d'un intérêt brûlant à la fois pour les amis et pour les ennemis de la nouvelle philosophie. Tout le monde en parlait. Ce n'était pas un prétexte frivole, bon à remplir un moment d'oisiveté. Les implications de la querelle étaient réellement un sujet fondamental pour tous. Qu'un incident de la vie privée de deux écrivains de la classe moyenne captive à ce point l'intérêt de l'aristocratie de l'Ancien Régime est un symbole de la révolution qui s'annonçait à l'horizon. Un noble qui devait devenir maréchal de France, le marquis de Castries, faisait remarquer un jour avec impatience : « Cela est incroyable ; on ne parle que de ces gens-là, gens sans état, qui n'ont point de maison, logés dans un grenier : on ne s'accoutume point à cela " ».








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Denis Diderot
(1713 - 1784)
 
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