Denis Diderot |
Langres, vieille ville romaine agréable mais quelque peu austère, où Diderot est né, domine un site fort imposant à l'extrémité nord du plateau de Langres ; le terrain tombe brusquement sur trois de ses côtés ; l'un de ses principaux moyens de communication avec le monde extérieur est une voie de chemin de fer à crémaillère qui rejoint la ligne proche du Paris-Bâle. Pour de nombreux membres du Corps expéditionnaire américain de 1917-1918, le souvenir de cette ville est associé à des états-majors et des écoles d'entraînement. Nombre de vétérans des deux guerres se rappelleront, tout en refaisant en pensée l'inévitable mais exaltante montée, la lourde masse de l'hôpital de la Charité, les vieilles tours des murailles, la porte gallo-romaine du IIe siècle et la charmante promenade sur les remparts qui entourent la cité et dominent la plaine voisine, où la Marne prend sa source et d'où la vue s'étend dans la direction des Vosges et des Alpes. Ils se souviendront peut-être aussi des vieilles maisons à l'aspect sévère qui souvent masquent un intérieur Louis XIV ou cachent un jardin Renaissance ; des enfants barbouillés qui jouent dans les rues - Langres, en raison de sa situation, a fort peu de pièces d'eau et de terrains de jeu ; du nombre inhabituel de prêtres et de religieuses - Langres est toujours, à l'évidence, une ville pieuse ; et d'une atmosphère générale de quiétude, dont ses habitants sont très fiers, qui parlent du « calme de nos villes de province », allusion transparente à l'agitation d'un Paris de perdition. Qui visite Langres éprouve facilement un regret nostalgique du passé. Diderot lui-même, peu enclin à une sentimentalité excessive pour sa ville natale dont il s'était libéré - encore qu'il fut souvent légèrement sentimental à d'autres égards - ressentit au cours d'une visite qu'il y fit dans son âge mûr le charme exercé par son environnement superbe et tranquille, en un lieu où la vie s'écoulait de la même manière depuis de nombreuses générations. Il écrivait à Sophie Volland : « Nous avons ici une promenade charmante. C'est une grande allée d'arbres touffus qui conduit à un bouquet d'arbres rassemblés sans symétrie et sans ordre (...) C'est là que je suis à cinq heures. Mes yeux errent sur le plus beau paysage du monde. (...) Je passe dans cet endroit des heures à lire, à méditer, à contempler la nature et à rêver à mon amie '. » La promenade de Blanchefontaine, au sud, par la porte des Moulins, est, comme au temps où Diderot la décrivait en 1759, un lieu de beauté et de calme enchantement. Diderot célébra, plus tard, l'histoire et les antiquités de Langres dans un article de l'Encyclopédie. Cet exercice de piété civique, rédigé en phrases exceptionnellement sèches et démodées, rappelle que Langres avait été l'ancien Andematunum, la capitale des Lingons ; qu'elle était située en Champagne à quatorze lieues de Dijon, à quarante de Reims et à soixante-trois de Paris ; et qu'elle était le siège d'un évêché 2. Diderot aurait également pu remarquer qu'elle était dans une région de bon vin et avait été longtemps réputée pour la qualité de la coutellerie fabriquée par ses artisans. Une des caractéristiques qui rendirent Diderot célèbre était un goût prononcé - pour ne pas dire une faiblesse - pour les divagations ; il attribuait mi-sérieusement, mi-facétieusement cette légèreté au climat de Langres : « Les habitants de ce pays ont beaucoup d'esprit, trop de vivacité, une inconstance de girouette. Cela vient, je crois, des vicissitudes de leur atmosphère qui passe en vingt-quatre heures du froid au chaud, du calme à l'orage, du serein au pluvieux. (...) (Les âmeS) s'accoutument ainsi dès la plus tendre enfance à tourner à tout vent. La tête d'un Langrois est sur ses épaules comme un coq d'église au haut d'un clocher. (...) Avec une rapidité surprenante dans les mouvements, dans les désirs, dans les projets, dans les fantaisies, dans les idées, ils ont le parler lent. (...) Pour moi, je suis de mon pays : seulement le séjour de la capitale, et l'application assidue m'ont un peu corrigé . » L'aspect de la ville reflétait, alors comme aujourd'hui, la piété d'une communauté traditionnellement catholique. Il y avait (et il y a toujourS), fixées dans de petites niches sur la façade des maisons, des Vierges charmantes, sculptées dans la pierre dure et résistante des environs. Il y avait (et il y a toujourS) la cathédrale, dédiée à saint Mammès, Cappa-docien obscur, dont la tête a été apportée, dit-on, à Langres peu de temps après sa mort, qui survint vers 274. Il y avait l'église Saint-Martin et l'église Saint-Pierre où Diderot fut baptisé '. Il y avait l'église Saint-Didier (aujourd'hui l'un des musées de la villE), dédiée à un évêque de Langres, canonisé mais quelque peu obscur, qui fut martyrisé vers 264 et dont on peut voir le tombeau dans l'abside. On croit que c'est l'image de ce saint local, berçant dans ses bras sa tête mitrée et martyrisée, qui occupait une niche Louis XIII sur la façade de la maison où Diderot grandit *. Il y avait enfin le grand crucifix de la place Chambeau, place sur laquelle donnait la maison des Diderot. Elle est toujours là et porte aujourd'hui le nom approprié de place Diderot. Le crucifix, lui, a disparu. Une statue de Diderot, exécutée en 1884 par Frédéric Auguste Bartholdi, le sculpteur de la statue de la liberté, l'a remplacé. Il aurait été, indubitablement, grandement amusé s'il avait pu prévoir une usurpation aussi triomphante. Car Diderot allait devenir un anticlérical fervent et convaincu. Il est d'autant plus piquant de remarquer que ses plus proches parents étaient soit des laïcs extrêmement pieux, soit des religieux qui passèrent leur vie au service de l'Eglise. Le frère de sa mère par exemple, Didier Vigneron, fut chanoine de la cathédrale jusqu'à sa mort qui survint quand Diderot avait quinze ans. Son autre oncle, Jean Vigneron, était curé à Chassigny, à huit kilomètres de Langres : il y mourut l'année de la naissance de Diderot. Deux oncles de sa mère et deux de ses cousins avaient aussi été des curés de campagne, et du côté Diderot, un certain oncle Antoine était moine dominicain 6. Diderot sortait d'un milieu qui était non seulement intimement proche de la tradition de l'Eglise, mais n'était aucunement en révolte contre elle. Ainsi avaient vécu ses ancêtres depuis que le nom des Diderot et des Vigneron commencèrent à apparaître dans les registres de la ville. Le nom de Diderot se rencontre dans les archives de Langres au milieu du xvc siècle, et celui de Vigneron dès 1558. Ces deux familles étaient de souche artisanale et avaient principalement donné des générations de couteliers et de tanneurs. Elles étaient en outre fort prolifiques. L'arrière-grand-père Vigneron avait eu neuf enfants; le grand-père Vigneron, onze. L'arrière-grand-père Diderot, pour sa part, en avait eu quatorze ; le grand-père Diderot, neuf. Diderot lui-même était d'une famille de sept enfants '. Au milieu de cette kyrielle de parents, Diderot naquit le 5 octobre 1713, l'année où le vieux et hautain Louis XIV dut accepter les traités d'Utrecht qui mettaient un terme à l'épuisante guerre de Succession d'Espagne. Mais la multiplicité de ses liens familiaux semble avoir laissé peu de traces sur le petit Denis, si l'on en juge par la rareté des allusions qu'il y fit. Il n'a jamais fait mention de son grand-père paternel, qui était pourtant son parrain et qui vécut jusqu'à ce que le jeune Denis eût treize ans. Jamais il n'a parlé, dans ses lettres ou dans ses écrits, de son oncle, le frère dominicain, ni de sa tante et marraine, Claire Vigneron, bien qu'en une occasion, il est vrai, il leur ait envoyé des voux par l'intermédiaire de l'un de ses amis s. Et les vies retirées et certainement très méritantes des Diderot, les cousins, les cousins de cousins, les cousins issus de cousins germains, sont demeurées dans l'ombre. La mère de Diderot, elle-même, ne figure que rarement dans ce qu'il a confié au papier. Angélique Vigneron, fille d'un marchand tanneur, naquit le 13 octobre 1677 et épousa Didier Diderot, maître coutelier, en 1712 ». 11 est très étonnant pour l'époque qu'elle ne se soit pas mariée avant l'âge de trente-quatre ans. En outre, elle avait huit ans de plus que son époux. Son premier enfant, un fils, naquit le 5 novembre 1712 et mourut peu après l0. Onze mois plus tard, la naissance d'un second fils, objet de cette biographie, compensa en partie cette perte. Diderot ne mentionne sa mère que quatre fois, mais il se peut que la profondeur de sentiment qui se révèle dans les deux dernières rachète l'absence étrange d'allusions plus nombreuses. Les deux premières apparaissent dans des lettres adressées à son ami Friedrich Melchior Grimm ; Diderot se contente de remarquer qu'il était absent lors de la mort de sa mère ". La troisième se trouve dans une lettre à Sophie Volland, qu'il écrivit à l'âge de quarante-sept ans : « Il y a deux ou trois honnêtes hommes, deux ou trois honnêtes femmes dans ce monde, et la Providence me les adresse. (...) Si elle prenait la parole, et si elle me disait : (...) Je t'avais donné Didier pour père et Angélique pour mère ; tu sais ce qu'ils étaient et ce qu'ils ont fait pour toi ; que te reste-t-il à me demander ? Je ne sais ce que je lui répondrais i:». La quatrième allusion à sa mère date de 1770 ; Diderot était à Bour-bonne-les-Bains : il décrivait la ville et les propriétés médicinales de ses eaux : « Quand on est dans un pays, commence-t-il, encore faut-il s'instruire un peu de ce qui s'y passe », puis dans une digression caractéristique avec des points de suspension caractéristiques : « Il est minuit. Je suis seul, je me rappelle ces bonnes gens, ces bons parents. (...) O ! toi qui réchauffais mes pieds froids dans tes mains. O ma mère... " » Diderot révéla la profonde déférence qu'il avait pour sa mère en baptisant ses deux filles - la première mourut avant la naissance de la seconde, Angélique. Diderot était très attaché à son père et y fait souvent référence. Didier Diderot, né le 14 septembre 1685, était un si bon artisan que ses instruments chirurgicaux, bistouris, scalpels et lancettes, estampillés de sa marque personnelle - une perle - étaient extrêmement recherchés. Un médecin français, qui écrivait en 1913, parle avec respect de Diderot père et de ses lancettes « qu'il a grandement perfectionnées : mieux en main, elles tranchent plus nettement, et les lancettes à la marque de la perle sont recherchées par tous les docteurs-régents. J'en possède une moi-même, que me légua un vieux praticien langrois et je comprends sans peine l'enthousiasme des contemporains M ». L'excellence de Diderot père dans son métier est également attestée par le fait que le musée de Langres, à l'hôtel du Breuil, a conservé une paire de petits ciseaux d'un modèle amélioré, dit la tradition, par Diderot père. Celui-ci était de plus un homme de bien qui jouissait d'une solide réputation de piété et d'intégrité. Au cours de cette même nuit à Bour-bonne, son fils écrivit : « Une des choses qui m'aient fait le plus de plaisir, c'est le propos bourru que me tint un provincial quelques années après la mort de mon père. Je traversais une des rues de ma ville ; il m'arrêta par le bras et me dit : Monsieur Diderot, vous êtes bon ; mais si vous croyez que vous vaudrez jamais votre père, vous vous trompez ". » Les sentiments que Diderot éprouvait pour son père sont illustrés par une déclaration qu'il fit six ans après sa mort. Au cours d'une discussion, provoquée par un prêtre, sur le caractère du Père céleste, Diderot ne laissa aucun doute sur ses sentiments pour son père terrestre : « Les premières années que je passais à Paris avaient été fort dissolues ; le désordre de ma conduite suffisait de reste pour irriter mon père, sans qu'il fût besoin de le lui exagérer. Cependant la calomnie n'y avait pas manqué. On lui avait dit... Que ne lui avait-on pas dit ? L'occasion d'aller le voir se présenta. Je ne balançai point. Je partis plein de confiance dans sa bonté. Je pensais qu'il me verrait, que je me jetterais entre ses bras, que nous pleurerions tous les deux, et que tout serait oublié. Je pensais juste *. » Quinze mois après la naissance du futur encyclopédiste, naquit Denise, l'aînée de ses sceurs, le 27 janvier 1715. Cette sour, que Denis admirait grandement et qu'il appelait, quand ils étaient tous deux adultes, « sourette » ou « Socrate femelle », demeura fille toute sa longue vie. Il lui vint un « bouton au nez qui devint un cancer et qui détruisit entièrement cette partie de son visage " ». Elle supporta ce malheur, qui nécessitait l'usage d'un faux nez (elle en essaya même un en verrE) dans un esprit de sérénité chrétienne '". La fille de Diderot parlait de sa tante comme d'une femme qui possédait « le rare secret de trouver le ciel sur la terre » et Diderot lui-même écrivait en 1770 : « J'aime ma sour à la folie, moins parce qu'elle est ma sour que par mon goût pour les choses excellentes. Combien j'en aurais à citer de beaux traits si je voulais " ! » Denise fut suivie, dans la famille Diderot, par trois autres filles dont nous savons fort peu de chose. La première, Catherine, naquit en 1716 et fut enterrée le 30 août 1718. La deuxième, également appelée Catherine, naquit et fut baptisée le 18 avril 1719. Puis, le 3 avril 1720, Angélique Diderot vint au monde. C'était une coutume du xvinc siècle particulière à Langres et à ses environs, m'a-t-on dit - bien qu'elle soit devenue très générale en France - de choisir pour parrain des personnes d'un âge extrêmement tendre. C'est ainsi que le frère d'Angélique servit de parrain à sa nouvelle sour et signa hardiment de sa propre main le registre des baptêmes ". Il est donc évident que Diderot grandit en sachant fort bien ce que veut dire être le frère aîné de plusieurs filles. Quand il quitta Langres pour Paris, en 1728 ou 1729, ses trois sours encore en vie étaient âgées respectivement d'environ treize, neuf et huit ans, encore que la seconde, Catherine, pût être déjà morte. Le moment venu et, curieusement, contre le désir de sa famille, Angélique entra chez les ursulines !1. La fille de Diderot, dans ses souvenirs sur son père, déclare que cette sour devint folle pour s'être tuée de travail au couvent et mourut à l'âge de vingt-huit ans !2. Cet incident fut certainement une des raisons de l'aversion de Diderot pour les couvents, et l'aida, bien des années après, à trouver l'inspiration de son saisissant roman, la Religieuse. Le benjamin de la famille était un garçon qui naquit le 21 mars 1722 °. Didier-Pierre Diderot, comme il fut appelé au cours de la cérémonie de baptême où son frère aîné servit de parrain par procuration, devint un prêtre pieux et revêche, chanoine de la cathédrale de Langres, qui prétendait que sa plus grande honte était l'impiété de son frère. Sans se détester, les deux frères ne s'entendaient guère. Chacun déplorait les opinions de l'autre, tout en entretenant, malgré eux, une sorte d'affection obstinée totalement dépourvue de respect mutuel. Le chanoine alla dans la désapprobation jusqu'à refuser de voir la fille de son frère et ses enfants ; et quand, en 1780, il fut invité par le maire et les notables de Langres à assister à un dîner au cours duquel le buste de l'encyclopédiste, fait par Houdon, devait être dévoilé, il refusa. Plus tard, sous le prétexte d'avoir affaire à l'hôtel de ville il alla le voir seul2'. On ne sait où ni de qui Diderot reçut sa première instruction. De fait, il n'existe presque aucun témoignage sur ses jeunes années, sinon que sa fille écrivit après sa mort qu'il « donna dès l'âge le plus tendre une preuve de profonde sensibilité : on le mena à trois ans voir une exécution publique ; il revint malade et fut attaqué d'une violente jaunisse " ». Il y a dans ses ouvrages des allusions occasionnelles à son enfance : critiquant un jour les personnages d'un paysage d'Hubert Robert, il fit observer qu'un garde suisse, sur ce tableau, était raide et « précisément comme ceux qu'on me donnait au jour de l'an, quand j'étais petit * ». Il faisait encore observer, en souvenir peut-être de son enfance et des remparts de Langres, qu'il est dans le caractère des enfants d'aimer à grimper 27 ; ou s'exprimant dans VEncyclopédie sur les caprices de l'orthographe, il déclarait que « l'on s'accoutume tellement pendant le reste de la vie à cette bizarrerie qui a fait verser tant de larmes dans l'enfance M ». Peut-être reçut-il chez lui une grande partie de son premier enseignement, car il écrivit, tard dans sa vie, qu'« une des premières choses que mes parents m'apprirent dans l'enfance, c'est l'arithmétique » ». Quelle qu'ait été la manière dont Diderot apprit à lire, écrire et compter, à dix ans, il était apte à aborder l'enseignement secondaire et, en novembre 1723 (très probablemenT), il entra dans la plus petite classe du collège des jésuites de Langres. Les jésuites détenaient à Langres le monopole de l'éducation secondaire, comme c'était très souvent le cas dans toute la chrétienté catholique ", Ils conquirent cet avantage grâce à l'excellence de leurs maîtres et à l'accent qu'ils mettaient sur les lettres classiques, le latin et le grec, que respectaient si fortement les gens de culture depuis que les humanistes avaient ranimé l'amour des langues anciennes. Par ce choix, les jésuites, qui étaient les principaux instruments de l'Eglise catholique à l'époque de la Contre-Réforme, faisaient une nouvelle fois preuve d'intelligence. Car dans leurs programmes rigidement établis - la Ratio sludiorum qui servait de règle à l'enseignement des jésuites dans le monde avait été promulguée en 1599 - une remarquable formation en lettres classiques était associée à un très grand souci des pratiques catholiques, de telle sorte que du point de vue de l'Eglise, les connaissances humanistes ne pouvaient tomber dans l'ornière profane. De sa maison du n° 6 - elle est toujours debout et ornée aujourd'hui d'une plaque commémorative - le petit Diderot traversait la place Chambeau jusqu'au collège des jésuites, situé juste de l'autre côté au début d'une rue qui porte maintenant son nom ". L'établissement fut détruit par le feu en 1746, mais fut promptement remplacé par le bâtiment actuel qui porte aussi le nom de l'encyclopédiste. En 1770, Diderot en parle comme d'un collège « célèbre ». Les élèves y étaient fort nombreux, cent quatre-vingts, deux cents peut-être dans les six classes, tous externes, la plupart (mais certainement pas touS) natifs de Langres, venant de diverses couches sociales, ce qui est étonnant par rapport aux usages en vigueur dans la société étroitement fermée de l'Ancien Régime. Il y avait des nobles aussi bien que des rejetons de la haute et moyenne bourgeoisie ; dans la classe de Diderot, il y avait même un fils de chaudronnier ". Toute sa vie, Diderot montra qu'il savait estimer les hommes plus pour ce qu'ils étaient naturellement que pour le rang qu'ils occupaient, et il est possible que les conditions relativement démocratiques de sa scolarité l'aient habitué à pareil point de vue. Diderot était sans doute un enfant sensible, mais il était aussi un enfant robuste, et, dans ses dernières années, se plaisait à évoquer les aspects Spartiates de sa première éducation. Se souvenant des cicatrices qu'avaient laissées sur son front une dizaine de coups de fronde, il écrivait : « Telle était de mon temps l'éducation provinciale. Deux cents enfants se partageaient en deux armées. Il n'était pas rare qu'on en rapportât chez leurs parents de grièvement blessés. (...) Je me souviens qu'à l'âge de ces enfants, mes camarades et moi, nous pensâmes démolir un des bastions de ma ville et passâmes la semaine sainte en prison ». Puis entraîné, comme il l'était souvent, par une sorte d'enchaînement d'associations diverses et se souvenant à l'évidence de quelque ancien rival qui avait suscité son inimitié, il apostrophe un « Athénien » imaginaire qui n'approuvait pas une éducation si Spartiate et si relâchée : « Tu recules à l'aspect de leurs cheveux ébouriffés et de leurs vêtements déchirés. C'est ainsi que j'étais quand j'étais jeune et c'est ainsi que je plaisais, même aux femmes et aux filles de ma province. Elles m'aimaient mieux débraillé sans chapeau, quelquefois sans chaussures, en veste et pieds nus, moi, fils d'un forgeron, que ce petit monsieur bien vêtu, bien poudré, bien frisé, tiré à quatre épingles, le fils de madame la présidente du baillage. (...) Elles voyaient à ma boutonnière la marque de mes progrès dans les études, et un enfant qui montrait son âme par un mot net et franc et qui savait mieux donner un coup de poing que faire une révérence, leur plaisait plus qu'un sot, lâche, faux et efféminé petit flagorneur. » Diderot ne dédaigna jamais de fanfaronner devant les femmes et l'un de ses souvenirs, inspiré par ce thème et se rapportant à sa jeunesse à Paris, a le mérite inattendu de nous donner quelque idée de ses dons, au moins en ce qui concerne la coordination musculaire : « J'étais jeune, j'étais amoureux et très amoureux. Je vivais avec des Provençaux qui dansaient du soir au matin, et qui du soir au matin donnaient la main à celle que j'aimais et l'embrassaient sous mes yeux ; ajoutez à cela que j'étais jaloux. Je prends le parti d'apprendre à danser : je vais clandestinement, de la rue de la Harpe jusqu'au bout de la rue Montmartre, prendre leçon ; je garde le maître fort longtemps. Je le quitte en dépit de ne rien apprendre ; je le reprends une seconde, une troisième fois, et le quitte avec autant de douleur et aussi peu de succès. Que me manquait-il pour être un grand danseur ? L'oreille ? je l'avais excellente. La légèreté ? Je n'étais pas lourd, il s'en fallait bien. L'intérêt ? On ne pouvait être animé d'un plus violent. Ce qui me manquait ? la mollesse, la flexibilité, la grâce qui ne se donnent point. Mais après avoir tout fait inutilement pour apprendre à danser, j'appris à tirer des armes très passablement, sans peine et sans autre motif que celui de m'amuser ". » Devant ses livres, Diderot fut certainement un élève vif et doué. Bien qu'il critiquât vivement plus tard la valeur de cette éducation, ses succès de jeunesse sont attestés par des documents qui existent toujours >6, au musée de l'hôtel du Breuil, se trouve un certificat en parchemin, Bene merenti, signé par le préfet des études et datant probablement d'août 1728 ; Diderot y est qualifié â'ingeniosum adulescentem pour avoir expliqué et élucidé au cours d'exercices publics des passages de Quinte-Curce et d'Horace, ce qui lui valut les éloges et les applaudissements de tous (cum laude plausuque omniuM). Le même musée possède deux volumes in-quarto de quelque six cents pages chacun, une histoire de l'Eglise catholique au Japon, du révérend père Grasset, S.J., qui sont les livres de prix de Diderot. Ces ouvrages édifiants - leur apparence est intacte, avec la fraîcheur et l'aspect neuf que gardent souvent les livres de prix, même après deux siècles - portent sur leurs pages de garde la mention que Denis Diderot, jeune homme recommandable à divers titres (adulescens mulliplici nomine commendanduS), les avait reçus le 3 août 1728 pour le second prix de vers latins et le second prix de version. C'est peut-être à cet événement que pensait Diderot quand il écrivit à Sophie Volland : « Un des moments les plus doux de ma vie, ce fut il y a plus de trente ans et je m'en souviens comme d'hier, lorsque mon père me vit arriver du collège les bras chargés des prix que j'avais remportés et les épaules chargées des couronnes qu'on m'avait données et qui, trop larges pour mon front, avaient laissé passer ma tête. Du plus loin qu'il m'aperçut, il laissa son ouvrage, il s'avança sur sa porte, et se mit à pleurer ". » Il est toujours intéressant de déceler chez un adulte les traces qui ont persisté de sa première éducation. Chez Diderot adulte, on peut sentir, bien que sous une forme extrêmement contournée et, pourrait-on dire, inversée, l'influence de l'instruction religieuse que lui donnèrent sa famille et les jésuites. Mais on retrouve beaucoup plus aisément encore l'empreinte, tout à fait transparente dans sa permanence, de son éducation classique, qui se manifeste dans la fréquence de ses allusions aux auteurs anciens, dans le plaisir qu'il tire des latinismes subtils, dans son goût pour l'exégèse, dans la confiance qu'il met dans ces guides sémantiques que sont les langues anciennes, et surtout dans sa conviction qu'on trouve chez les auteurs anciens le summum du génie, de la bienséance et du goût. Les références aux auteurs classiques sont abondantes dans ses écrits ; elles dépassent souvent le stade de la citation fortuite et de l'allusion fugitive que l'on pourrait attendre d'un auteur dont la culture était encyclopédique. Vers 1775, il rédigea pour Catherine II un Plan d'une université pour le gouvernement de Russie ; il y consacre plusieurs pages de commentaires sur l'enseignement du grec et du latin, et montre incidemment à quel point il était familier avec la langue et le style de nombreux auteurs classiques 58. Sur l'expérience personnelle qu'il en avait, il écrit : « Plusieurs années de suite j'ai été aussi religieux à lire un chant d'Homère avant de me coucher que l'est un bon prêtre à réciter son bréviaire. J'ai sucé de bonne heure le lait d'Homère, de Virgile, d'Horace, de Térence, d'Anacréon, de Platon, d'Euripide, coupé avec celui de Moïse et des prophètes ". » A propos d'Homère, en particulier : « Qu'on me pardonne le petit grain d'encens que je brûle devant la statue d'un maître à qui je dois ce que je vaux, si je vaux quelque chose 40. » Conséquence de son amour pour eux, Diderot écrivit un long commentaire sur les travaux de Sénèque ; il inspira et corrigea une édition critique de Lucrèce " ; éclaira des passages difficiles d'Horace et de Virgile " ; se déclara sacristain de l'« église » de la latinité de Pline .; fit un éloge de Térence (c'est, d'ailleurs, un de ses meilleurs morceaux " ); annota et commenta les Satires du très difficile Perse " et composa de multiples inscriptions en latin destinées à des statues et à des monuments publics. L'influence durable d'une instruction fondée sur les classiques, requérant souvent l'usage du latin parlé en classe, avec le bannissement correspondant du dialecte, se révèle également dans l'intéressant avis de Diderot sur la façon d'apprendre à lire une langue étrangère. Dans son article « Encyclopédie », qu'il écrivit pour le cinquième volume de l'Encyclopédie, il déclarait, traitant de sujets linguistiques et grammaticaux : « Aussi rien n'est-il plus mal imaginé à un Français qui sait le latin, que d'apprendre l'anglais dans un dictionnaire anglais-français, au lieu d'avoir recours à un dictionnaire anglais-latin. (...) Au reste, je parle d'après ma propre expérience : je me suis bien trouvé de cette méthode ". » Les allusions de Diderot à son enfance sont rares, mais en 1773, il essayait de débrouiller un passage difficile d'Horace en se servant de mots et de constructions très inusités. Cela lui rappela son enfance et les conditions de ses premières années d'école. « Lorsque j'étudiais le latin sous la férule des écoles publiques, un piège que je tendais à mon régent, et qui me réussissait toujours, c'était d'employer ces phrases insolites ; il se récriait, il se déchaînait contre moi : et quand il s'était bien déchaîné, bien récrié, je renvoyais par une petite citation toutes ses injures à Virgile, à Cicéron ou à Tacite 47. » La malice de l'enfant doué a toujours fait le désespoir - et la fierté secrète - du maître. |
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Denis Diderot (1713 - 1784) |
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