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LA « LETTRE SUR LES AVEUGLES »


Poésie / Poémes d'Denis Diderot





Le siècle des Lumières en France n'a pas seulement donné naissance à des idées nouvelles : il les a appliquées à des institutions déjà existantes. Et parfois, bien sûr, nombre de vieilles bouteilles ont éclaté sous le choc. Cette attitude a fait des philosophes, dont Diderot était un des chefs de file, les radicaux et les révolutionnaires inconscients de leur temps. L'intérêt marqué qu'ils montraient pour les affaires pratiques a acquis à juste titre aux philosophes la réputation de réformateurs, mais aux dépens de leur réputation de philosophes. Les vues progressistes de Diderot et l'attention qu'il portait aux problèmes pratiques ressortent dans un pamphlet plaidant pour une réforme qui finira par être adoptée en 1793. Cet ouvrage anonyme, daté du 16 décembre 1748, est intitulé : Première Lettre d'un citoyen zélé, qui n'est ni Médecin ni Chirugien, à M. D.M... Maître en chirurgie, ancien Professeur à Saint-Côme, à l'Académie royale des Sciences et de l'Académie de Chirurgie, où l'on propose un moyen d'apaiser les troubles qui divisent depuis si longtemps la Médecine et la Chirurgie '. Ce sujet qui avait suscité l'intérêt de Diderot était une division du travail - division absurde et en même temps fort ancienne - qui sévissait dans la médecine française et selon laquelle les médecins ne devaient point opérer leurs malades, ni les chirurgiens exprimer une opinion qui eût un rapport avec la médecine générale ou interne. De plus, les médecins se considéraient socialement et intellectuellement comme infiniment supérieurs aux chirurgiens. L'origine de cette distinction - que le sociologue appelle volontiers « la hiérarchie du becque-tage » (pecking-ordeR) - remonte au Moyen Age : tous les médecins étaient alors gens d'Église. Ils avaient donc naturellement tendance à négliger la gynécologie et l'obstétrique : ce champ était abandonné aux sages-femmes. Plus important encore, le statut d'homme d'Église des médecins leur interdisait de répandre le sang. Comme ils ne pouvaient opérer, cette partie de leur art était effectuée par les chirurgiens-barbiers. En outre, les médecins originaires de la classe des « bourgeois notables » ne pouvaient, sous peine de perdre leur statut, pratiquer pour de l'argent tout métier requérant l'usage des mains :. Les effets sociaux de cette sorte de snobisme étaient douloureusement évidents, et comme c'est si souvent le cas dans les contestations juridiques, le public en faisait les frais. Contre cet état de choses, Diderot invectivait : « Où en sommes-nous donc ? Où est la pudeur ? Où est l'humanité ? »



La solution préconisée par Diderot consistait à réunir médecins et chirurgiens dans un seul corps et sous un seul nom. Esculape, Hippocrate et Galien pratiquaient à la fois la médecine et la chirurgie, faisait-il Jusque dans l'énoncé de son titre, La Lettre d'un citoyen zélé témoigne du changement des valeurs sociales d'un âge qui se met en branle. Le XVIIIe siècle commençait à mettre en avant le concept d'« appartenance » à une citoyenneté. Diderot était l'un des initiateurs de ce mouvement et le terme « citoyen » apparaît fort souvent dans les pages de l'Encyclopédie. Destiné à porter au temps de 1793 des fruits piquants, voire amers, le terme « citoyen » était un des mots harmonieux et plutôt avancés du XVIIIe siècle. C'est ainsi que nous voyons Diderot terminer sa lettre sur une jolie roulade humaniste. « Je suis un bon citoyen, et tout ce qui concerne le bien de la société et la vie de mes semblables est très intéressant pour moi6 ».

Les questions de citoyenneté étaient discutées d'une manière assez générale dans la France de 1749 ; c'était une année de famine et de détresse accompagnées d'une effervescence considérable de l'opposition au gouvernement '. L'agitation était en partie causée par le mécontentement dû à la signature du traité d'Aix-la-Chapelle, qui venait de mettre un terme à la guerre de Succession d'Autriche ; c'était, pour les chicaneurs, la paix qui défie toute compréhension. Autre cause d'agitation : l'opposition des classes privilégiées, particulièrement du clergé, à l'imposition d'une taxe appelée le vingtième, promulguée en mai 1749, qui aurait eu pour effet d'introduire dans le système gouvernemental le principe de l'impôt proportionnel *. Cette tentative pour introduire dans les lois françaises la forme la plus élémentaire de justice rencontra la résistance obstinée des classes privilégiées que leurs rapports antérieurs avec les finances publiques avaient plutôt placées du côté de la main qui reçoit que de celle qui donne.



Rétrospectivement, 1749 nous paraît une année cruciale dans l'histoire du XVIIIe siècle et dans les annales de la monarchie française, notamment en raison de ce qui arriva à Diderot et à Rousseau au cours de ces douze mois. Qui aurait consulté les auspices à ce moment précis n'aurait pu percevoir, vers la gauche, le plus faible écho de roulement de tonnerre. Pourtant, cette même année, le climat intellectuel de l'opinion subissait une pression nouvelle. Un éditeur du XIXe siècle du Journal de Barbier, source de valeur pour l'histoire de la France du XVIIIe siècle, observe que « l'année 1749 est une date remarquable dans l'histoire littéraire du dix-huitième siècle. C'est à cette date en effet qu'on voit paraître et se multiplier les écrits hostiles à la religion. (...) La guerre va désormais s'engager entre le scepticisme et la foi. Barbier, qui jusqu'ici n'a parlé que des chansonniers et des poètes, parle maintenant des philosophes. C'est ici que commence le vrai dix-huitième siècle ' ».

1749 fut en France une année de transition. Elle marque l'époque où le prestige intellectuel déplaça son centre d'intérêt dans un nouveau domaine, alors que des sujets respectés jusqu'alors comme des mystères presque intouchables commencèrent de prêter le flanc aux commentaires critiques. Le caractère crucial de cette année a été noté avant même la Révolution par l'historien français Rulhière. Reçu en 1787 à l'Académie française, Rulhière rappela dans son discours de réception que l'année 1749 était celle qui avait signalé une révolution générale dans les moeurs et dans les lettres. « Cette année même, où se produisirent, tous ensemble, ces grands ouvrages philosophiques, nous vîmes commencer une suite d'événements malheureux qui, peu à peu, et de jour en jour, ôtèrent au gouvernement cette approbation, cette estime publique dont il avait joui jusque-là ; et, pendant que nous passions de l'amour des belles-lettres à l'amour de la philosophie, la nation, par un autre changement qui tenait à des causes bien différentes, passa de l'applaudissement aux plaintes, des chants de triomphe au bruit des perpétuelles remontrances, de la prospérité aux craintes d'une ruine générale, et d'un respectueux silence sur la religion, à des querelles importunes et déplorables. (...) La capitale, si longtemps prompte et docile imitatrice des sentiments, des goûts, des opinions de la cour, cessa, dans le même temps, d'avoir pour elle cette antique déférence. Ce fut alors que s'éleva parmi nous ce que nous avons nommé l'empire de l'opinion publique. Les hommes de lettres eurent aussitôt l'ambition d'en être les organes presque les arbitres. Un goût plus sérieux se répandit dans les ouvrages d'esprit ; le désir d'instruire s'y montra plus que le désir de plaire. La dignité d'hommes de lettres, expression juste et nouvelle, ne tarda pas à devenir une expression avouée, d'un usage reçu. »



Certains interprétaient d'ores et déjà les manifestations du malaise grandissant du corps politique français, perçu d'abord en 1749, comme le début d'une révolution. Le marquis d'Argenson notait dans son célèbre journal, à la date du 1er mai 1751 : « On ne parle que de la nécessité d'une prochaine révolution par le mauvais état où est le gouvernement du dedans " ». Il ne faut pas oublier que l'Encyclopédie fut préparée et que le premier volume parut sur cet arrière-plan de mécontentement confus et muet.

Par contraste, les affaires personnelles de Diderot semblaient prospères. En 1748 et 1749, il continua de percevoir régulièrement les cent quarante-quatre livres mensuelles qui lui étaient allouées ; à quoi l'on peut ajouter les douze cents livres qu'il reçut (la chose est certainE) pour Les Bijoux indiscrets ; les Mémoires sur différents sujets de mathématiques ont pu lui rapporter quelque argent, mais on n'en a pas gardé la trace. Son déménagement prouve la stabilité de sa situation financière : il retira sa famille de la rue Mouffetard pour l'installer dans un appartement au deuxième étage d'une maison construite en 1681, 3, rue de l'Estrapade, toujours debout aujourd'hui l2. Peut-être pense-t-on, en montant l'escalier, que Diderot a mis le pied sur ces marches, peut-être sa main a-t-elle glissé sur la même rampe. C'est peut-être sur ce même palier que Mme Diderot s'en est prise à la jeune servante de son voisin. Ou bien, lorsqu'on regarde la maison de l'autre côté de la rue, voit-on la fenêtre même d'où l'épouse de Diderot, accompagnée peut-être de son petit garçon de trois ans, regardait d'en haut son mari emmené par la police.



Bien qu'il ne se cachât plus, Diderot continuait de garder son mariage secret pour ses parents de Langres ; c'est probablement pour cette raison qu'il ne semble pas avoir essayé de rentrer chez lui, à la mort de sa mère, en octobre 1748. Il hérita quelque bien d'elle mais on ne sait pas exactement combien, ni quand il put en disposer ".

Pendant ce temps, la préparation de l'Encyclopédie se poursuivait activement et Diderot, outre qu'il écrivait manuscrit sur manuscrit pour rehausser sa réputation de savant, ainsi par exemple la Lettre sur les aveugles, était absorbé par tout le travail d'organisation, de direction, de persuasion et d'encouragement attaché à son état. Il se faisait probablement un devoir de rendre des visites quelque peu cérémonieuses à des souscripteurs importants, si l'on en juge par un incident survenu en 1751. Le chevalier de Jaucourt s'était proposé d'aller voir Diderot pour lui offrir ses services. « Je serai bien charmé, lui écrivit Diderot, d'avoir l'honneur de vous voir chez moi, mais permettez que je vous fasse visite " ». Si l'on en croit les remboursements qu'il recevait pour des dépenses de fiacre, on ne peut douter qu'il faisait de tels déplacements 16. Il fit de plus un très large usage de la Bibliothèque royale, aujourd'hui Bibliothèque nationale, et eut à l'occasion le rare privilège d'y emprunter des livres. Dans le Prospectus de l'Encyclopédie, Diderot reconnaît les services inestimables que lui a rendus le bibliothécaire de la Bibliothèque royale et les registres sur lesquels sont consignés ses nombreux emprunts existent encore ". Le travail de l'Encyclopédie avançait rapidement, mais comme les éditeurs allaient bientôt l'apprendre, tout s'arrêtait si Diderot n'était pas sur place.

1749 fut une année mémorable dans la vie du philosophe. Elle le fut aussi pour maint autre. Aux yeux des désouvrés de la société, cette année fut marquée par la première apparition d'un rhinocéros vivant, à Paris. « Pour le transporter par terre, on s'est servi d'une voiture couverte traînée quelquefois par vingt chevaux. 11 mange par jour jusqu'à soixante livres de foin et vingt livres de pain, et il boit quatorze seaux d'eau. Il aime de tout, excepté la viande et le poisson », raconte Raynal, pour ajouter en manière de fin : « Il apparaît que jusqu'à maintenant les rhinocéros n'ont pas été très utiles '*. » Pour d'autres éléments de la société, spécialement pour les gens de lettres, 1749 se signale comme une année choisie par le gouvernement pour essayer par confiscations, arrestations et emprisonnements de décourager l'expression des idées avancées ". D'Argenson faisait remarquer qu'au mois d'août, en raison du grand nombre d'arrestations opérées, les prisons de Paris étaient tellement remplies que certains des prévenus avaient dû être envoyés à Vincennes et autres prisons des environs. Or c'est précisément cette année-là que choisit Diderot pour publier un livre plein de controverse, extrêmement original et dangereux.

Ce livre, la Lettre sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient, alliait un grand nombre d'observations scientifiques à des spéculations métaphysiques très impressionnantes. Il fut imprimé clandestinement par un imprimeur appelé Simon ; puis vendu, sous le manteau, naturellement, par le libraire Durand, un des quatre éditeurs de l'Encyclopédie ; il fut publié, ou du moins prêt pour la contrebande, le 9 juin 1749 2I. Cet ouvrage rehaussa grandement la réputation d'homme de lettres et de savant de Diderot, comme le prouve la lettre que lui adressa Voltaire pour le remercier de l'exemplaire qu'il avait reçu ; mais sa publication fut en même temps l'occasion d'une expérience éprouvante qui, d'évidence, assagit considérablement Diderot. La sortie de la Lettre sur les aveugles inaugura une période de crise majeure dans la vie d'un homme qui ne pouvait s'empêcher de méditer continuellement sur des idées nouvelles.



Le prétexte original de cet ouvrage, qui avait trait à la psychologie des aveugles et aux idées morales qui doivent être celles d'une personne privée de l'un de ses sens, était une opération pratiquée à Paris pour rendre la vue à une aveugle. La nouvelle s'était répandue qu'un oculiste prussien, parrainé par l'illustre savant français Réaumur - le Réaumur du thermomètre, celui qui le premier, mit aussi au point la technique de l'incubation artificielle des oufs - se préparait à extraire la cataracte d'une jeune fille aveugle de naissance. Diderot avait fait savoir que lui-même et plusieurs autres personnes, qui portaient un intérêt scientifique à ce cas, demandaient à être présents au moment où le bandage serait retiré des yeux de la jeune fille, pour pouvoir l'observer à l'instant même où elle serait capable de voir pour la première fois. Mais Réaumur repoussa cette requête. « En un mot, écrivait Diderot, il n'a voulu laisser tomber le voile que devant quelques yeux sans conséquence. » Les yeux sans conséquence, selon Mme de Vandeul, étaient ceux de Mme Dupré de Saint-Maur, épouse d'un écrivain obscur qui devait son siège à l'Académie française soit à sa traduction du Paradis perdu (1729), soit à certaines relations nouées par sa femme, on ne sait trop. Cette dame entretenait des rapports très amicaux non seulement avec Réaumur mais encore avec le comte d'Argenson, ministre de la Guerre qui, depuis 1737, était directeur de la librairie. Il se peut donc que des raisons personnelles aussi bien que des raisons d'Etat expliquent l'arrestation de Diderot ". En tout cas, les relations de Diderot et de Réaumur furent dès lors très troublées et finirent par devenir hostiles.

La Lettre sur les aveugles est un livre désarmant, écrit avec le naturel apparent d'un homme qui improvise avec nonchalance sur un instrument de musique. Un sujet en appelle un autre, et le lecteur, entraîné dans une sorte de course au milieu d'obstacles métaphysiques, se retrouve enfin embourbé dans l'ornière de la question « Dieu existe-t-il ? » L'ouvrage débute par un certain nombre d'observations précises et de première main sur le comportement d'un aveugle de naissance, homme d'une intelligence remarquable que Diderot connaissait personnellement. De plus, Diderot fait état de renseignements supplémentaires sur le comportement des aveugles et particulièrement sur l'acuité qu'offrent chez eux le sens de l'ouïe et du toucher - renseignements qu'il avait trouvés dans l'introduction des Eléments of Algebra de Nicolas Saun-derson. Saunderson, aveugle de naissance, avait été un professeur de mathématiques célèbre de Cambridge ; il avait fait de l'optique sa spécialité. Pour parvenir à imaginer les problèmes de géométrie et à faire des calculs, il avait inventé une sorte d'abaque arithmétique et géométrique, une « arithmétique palpable », comme il dit dans le titre de son livre. Après avoir expliqué le fonctionnement de cet appareil, Diderot se lance dans des spéculations sur les concepts de Dieu, du Bien et du Mal, tels que peut les concevoir un homme à qui il manque un de ses sens. C'était une façon originale de réfléchir sur de tels sujets ; elle laissait clairement entendre que nos idées concernant Dieu et la morale, bien loin d'être absolues, sont au contraire relatives à notre condition physique et à nos dons. Rien d'étonnant que certains aient fleuré le matérialisme dans ce point de vue ; pour aggraver les choses, Diderot avait inventé ce qu'il prétendait être le rapport véridique d'une conversation tenue par Saunderson à son lit de mort, et dans laquelle le professeur déclare : « Si vous voulez que je croie en Dieu, il faut que vous me le fassiez toucher. »



Par cette méthode de pensée, Diderot abordait un type de recherches qu'on a depuis appliqué avec succès en médecine, en biologie et en psychologie. Il s'agissait de s'efforcer de découvrir la nature du normal à travers l'étude de l'anormal, de la santé par l'étude des maladies. Diderot a toujours eu la démarche caractéristique d'étudier la pathologie et la tératologie d'un sujet pour en mieux comprendre le fonctionnement normal. Ce mode de raisonnement le conduisant à s'interroger sur les monstres et à se demander pourquoi leurs malformations les rendaient incapables de survivre, il en arriva à spéculer sur la naissance et les modifications des espèces biologiques d'une façon qui préfigurait clairement le darwinisme.

Dans le dernier tiers de la Lettre sur les aveugles, Diderot spécule sur la question célèbre posée par William Molyneux (1656-1698) : supposez qu'un aveugle, à l'instant qu'il recouvre la vue, voie un cube et une sphère posés sur une table. Pourra-t-il discerner le cube de la sphère par la vue, sans les toucher ? Ce casse-tête fondamentalement semblable aux problèmes de perception qui continuent d'intriguer les psychologues intéressait vivement les philosophes du XVIIIe siècle, car la réponse donnée pouvait éclairer des sujets aussi fondamentaux que la question de savoir comment pensent les êtres humains et comment ils savent ce qu'ils savent. C'était dans l'espoir de jeter quelque lumière sur le problème de Molyneux que Diderot avait demandé à être présent au moment où Réaumur ferait retirer le bandage des yeux de la jeune aveugle.

La Lettre sur les aveugles qui était adressée à une dame, peut-être Mme de Puisieux, révèle quelques traits intéressants de son auteur, d'abord, bien sûr, ce genre personnel et intime qui marque tant d'écrits de Diderot, même les plus scientifiques, se glissant même fréquemment dans les colonnes de l'Encyclopédie où l'on s'attendrait à ce que tout fût austère et impersonnel. De même, dans cette Lettre, la tendance notoire de Diderot à s'écarter de la ligne de son sujet pour cueillir des fleurs délicieusement parfumées, mais quelque peu étrangères à son thème directeur, est fortement accusée. « Nous voilà bien loin de nos aveugles, direz-vous ; mais il faut que vous ayez la bonté, Madame, de me passer toutes ces digressions : je vous ai promis un entretien et je ne puis vous tenir parole sans cette indulgence.»



Plus important encore, la Lettre sur les aveugles montre que Diderot était un savant de premier ordre, tant par sa connaissance de la « littérature » antérieure sur le sujet que par l'exactitude de ses observations et la richesse des hypothèses qu'il émet sur la signification possible de ces mêmes observations. Cet ouvrage démontre par exemple qu'il était familier de la Dioptrique de Descartes, des écrits de Berkeley et de Condillac, des Eléments de la philosophie de Newton de Voltaire, et des Eléments ofAlgebra de Saunderson, qui ne fut traduit en français qu'en 1756.

Il est impressionnant de noter à quel point les observations de Diderot sur la psychologie des aveugles ont été prises au sérieux par les savants et les spécialistes. Une des curiosités de la Bibliothèque publique de Boston est une traduction du livre de Diderot faite par Samuel Gridley Howe et « imprimée » en braille à l'Institut Perkins pour les aveugles, en 1857. On peut lire dans la préface que « ce livre abonde en beautés de toute sorte dont ils (les aveugleS) peuvent faire leurs délices, et en suggestions de valeur dont ils peuvent profiter ». En particulier, comme l'a dit le Dr Gabriel Farrel, directeur actuel de l'Institut Perkins : « Il semble que Diderot ait été le premier à attirer l'attention du monde scientifique sur la supériorité des capacités sensorielles des aveugles a ». Et Pierre Villey, professeur aveugle de littérature à l'Université de Caen, tout en contestant la thèse principale de Diderot, à savoir que l'esprit d'un aveugle, sa personnalité, ses notions éthiques sont différents de ceux d'un homme doué du sens de la vue, reconnaît pourtant que Diderot a prévu le traitement approprié pour une Hélène Keller, a montré un goût remarquable pour l'observation psychologique et qu'il a véritablement fait office de pionnier dans ses réflexions sur la psychologie de l'aveugle.

Il ne fait aucun doute que l'une des intentions de Diderot, en publiant la Lettre, était de montrer qu'il avait qualité pour être éditeur de la future Encyclopédie. A cette époque, on savait généralement qu'il jouerait un rôle important dans la publication de cet ouvrage, bien que le Prospectus officiel ne fût mis en circulation qu'un an plus tard. Le Journal de Trévoux d'avril 1749 laisse entendre que Diderot « prépare » le « Dictionnaire universel des arts et des sciences » M. La Lettre sur les aveugles révéla certainement au public ce dont il était capable et à quel niveau il se tenait. Elle montra que la pierre angulaire du mode de pensée de Diderot était cette certitude, fondée sur les écrits de John Locke, que le seul objet auquel doive s'attacher l'esprit est le témoignage de nos sens. Autrement dit, l'esprit n'est pas venu au monde nanti de notions innées de morale ou de religion, il fonde simplement ces concepts sur le témoignage que lui communiquent les sens. Cette référence exclusive et constante aux enseignements de l'expérience est devenue le fondement de la doctrine psychologique connue sous le nom de sensualisme. Ces idées, issues de Locke, avaient d'abord été mises en circulation en France par l'entremise de Voltaire qui les citait en les approuvant dans ses Lettres philosophiques (1734), ouvrage controversé et très répandu, devenu vers le milieu du siècle l'épistémoiogie officielle, peut-on dire, de l'école naissante des philosophes. Dès les tout premiers mots du Discours préliminaire de d'Alembert, qui est à juste titre considéré comme un des monuments de l'histoire intellectuelle de l'homme, ce point de vue est donné comme allant de soi. On y trouve la base de cet esprit scientifique et critique qui caractérise l'Encyclopédie et en a fait cette machine à transmuer les valeurs d'une société tout entière. Car si l'on explore l'étendue de ses implications dans des problèmes tels que celui de la nature de l'être, de la nature de la réalité, de la nature de la connaissance et de la nature de Dieu, cette doctrine est extrêmement subversive et corrosive à l'égard de toute autorité religieuse simplement fondée sur la Révélation, à l'égard de toute autorité politique simplement fondée sur la tradition. Aux écrivains, aux penseurs qui désiraient se rallier autour de semblable drapeau, la Lettre sur les aveugles a servi d'affiche de recrutement : « Engagez-vous avec moi ». C'est peut-être cette qualité plus que tout autre qui explique les trois éditions de la Lettre qui parurent en 1749, et les attentions flatteuses avec lesquelles Voltaire la reçut ".



Outre qu'elle cherchait à persuader le public de se fier à sa compétence intellectuelle, la Lettre sur les aveugles était un document personnel qui constituait un pas de plus dans le développement de la pensée philosophique de Diderot. Parti du théisme anodin des notes dont il avait accompagné sa traduction de Shaftesbury (très probablement faite en 1744), Diderot était passé, en l'espace de cinq ans, par les étapes du déisme (Penséesphilosophiques. De la Suffisance de la religion naturellE). puis du scepticisme (La Promenade du sceptiquE); il avait atteint en 1749 une position très proche du matérialisme : « Si vous voulez que je croie en Dieu, il faut que vous me le fassiez toucher ». Tout cela avait été accompli au faîte de l'âge mûr, entre trente et un et trente-six ans et dans un esprit que l'on peut décrire comme plus proscientifique qu'antireligieux. Il n'y a rien d'hystérique ni de frénétique dans la façon dont Diderot se dégage de sa foi dans le christianisme orthodoxe, puis de sa croyance en quelque Dieu que ce soit. Au contraire, son attitude est plutôt celle d'un homme qui, sans amertume ni regret, rejette simplement les outils qu'il considère ne plus lui être utiles.

C'est à l'occasion de la Lettre sur les aveugles que Diderot et Voltaire entrèrent en rapport pour la première fois. Voltaire, qui avait reçu un des premiers exemplaires de l'ouvrage, répondit longuement dans une lettre datée simplement « juin » 32. Voltaire qui, par conviction, était déiste et qui de plus estimait qu'il aurait la gorge tranchée si ses domestiques en venaient à croire qu'il n'y a pas de Dieu, gourmanda Diderot pour la tendance à l'athéisme de ses raisonnements. Il lui écrivit une de ses lettres exquisement habiles dont il avait le secret. Comme le disait lord Macaulay : « Il n'y a que de sa main qu'on puisse avaler tant de sucre sans en avoir la nausée ». Voltaire terminait sa lettre en invitant Diderot à venir le voir et à partager avec lui un « repas philosophique ». C'était une invitation flatteuse et Diderot répondit que le moment où il avait reçu la lettre de Voltaire était un des plus doux de sa vie. Pourtant il n'y alla point. Il y a dans sa réponse une certaine réserve dont ses relations avec Voltaire ont toujours été empreintes, jusqu'à la mort de ce dernier en 1778. Au cours des ans, c'est généralement Voltaire qui se chargea d'entamer une correspondance, si peu fréquente qu'elle ait été : Diderot tardait à répondre ou ne répondait pas du tout. Un désir têtu d'être complètement indépendant, ajouté sans doute à des divergences d'opinions philosophiques, explique pourquoi Diderot traitait avec quelque distance le plus célèbre homme de lettres du siècle ". Aux arguments de Voltaire en faveur d'un univers déiste, Diderot répondait par ces mots : « Je crois en Dieu, quoique je vive très bien avec les athées. (...) Il est donc très important de ne pas prendre de la ciguë pour du persil, mais nullement de croire ou de ne pas croire en Dieu M ». S'étant ainsi sommairement débarrassé de ce sujet, Diderot poursuit en demandant à Voltaire d'accepter deux exemplaires des Mémoires sur différents sujets de mathématiques, un pour lui, un autre pour Mme du Châtelet, maîtresse de Voltaire, excellente mathématicienne et physicienne. Diderot parle de cette dame avec déférence, manifestement impressionné par ses succès mathématiques. Ainsi les existences de ces deux personnages s'effleurèrent en cette année qui devait être capitale pour l'un comme pour l'autre. Six semaines plus tard, Diderot voyait se refermer sur lui les portes d'une prison royale dont un parent de Mme du Châtelet avait la charge ; trois mois après que Diderot lui eut envoyé son livre, Mme du Châtelet mourait, au cours d'un accouchement tragique et grotesque. « Que ferons-nous de l'enfant ? » avaiton demandé à Frédéric II quand on sut que Mme du Châtelet était grosse de sa liaison avec le poète Saint-Lambert : « Ne vous tourmentez pas pour cela, avait répondu légèrement Frédéric, nous donnerons à l'enfant une place dans les ouvres variées de Mme du Châtelet " ».

La partie de la lettre de Diderot dans laquelle il parle de Mme du Châtelet n'a été découverte que récemment. Dans le même passage, Diderot demande à Voltaire de l'excuser de ne pas venir le voir. La fatigue, les troubles de sa vie privée, sont les excuses qu'il invoque. « O ! Philosophie, Philosophie, à quoi donc êtes-vous bonne, si vous n'émoussez ni les pointes de la douleur et des chagrins, ni l'aiguillon des passions ? » L'exagération indubitable de ces propos n'a pour but que de rendre plus plausibles les excuses de Diderot ; pourtant ses allusions à l'excès du travail, aux dissensions familiales, à l'emprise de Mme de Puisieux, jettent une lumière intéressante sur les conditions de la vie de Diderot et sur son état d'esprit au début de juin 1749.



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Denis Diderot
(1713 - 1784)
 
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