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LA NATURE DE L'ULTIME TRIOMPHE


Poésie / Poémes d'Denis Diderot





Les événements décourageants de 1759 amenèrent Diderot presque à la limite de l'endurance. Il était normalement un homme possédant assez de ressort pour n'être pas la proie de la dépression et du découragement. Pourtant les événements accablants de cette année auraient fort bien pu le mettre à terre s'il n'avait pas été capable de tirer sur des réserves Qui s'étaient accumulées en silence au long des années. Tant de choses semblaient contre lui tandis qu'il s'abreuvait au puits de la solitude : la honte accumulée sur l'Encyclopédie déshonorée par les autorités les plus augustes du royaume ; l'imputation très claire qu'il était personnellement coupable de vingt années de trahison ; la défection de ses collègues et de ses collaborateurs ; les craintes pour sa sécurité personnelle ; sa lassitude et son manque de résolution aggravés par la tristesse et l'angoisse que lui causait la mort de son père, tout cela, en tout temps, aurait bien pu le démonter s'il n'eût vécu depuis longtemps une épreuve qui le préparait à une crise tellement accablante.



Tout cela aurait pu s'achever dans les larmes, au lieu de quoi, ce qui avait l'air d'une année ultime se révéla une année de commencement ; et la crise qui aurait pu finir dans la démoralisation fut enfin couronnée par l'affirmation et le succès.

Finalement, l'Encyclopédie entière fut écrite et publiée malgré tout. Diderot disait, se rappelant sa suppression, « On jura de voir la fin de l'entreprise ». En 1765-1766, l'ouvrage fut publié dans l'intégralité des dix volumes restants - Phénix renaissant de ses cendres. Achever l'Encyclopédie après ces circonstances décourageantes, réclamait de l'audace, de la persévérance et de la confiance en soi ; pour tenter l'essai, Diderot devait être conscient d'avoir, pendant ses années d'apprentissage, développé et mûri les qualités requises pour faire face à une situation aussi critique.

Pendant la crise de 1759, Diderot était en droit de penser que son expérience passée avait fait prospérer en lui les qualités morales et intellectuelles nécessaires pour accomplir sa tâche. Quelles étaient donc ces qualités ? La réponse se lit tout au long des précédents chapitres. Il avait abondamment prouvé sa compétence intellectuelle. Il savait qu'il s'était entraîné à supporter l'épreuve d'un travail éreintant. Le dévouement qu'il avait montré depuis 1746 à l'idée de l'Encyclopédie, sa persévérance au long des années, étaient une autre épreuve qu'il avait surmontée ; il se savait homme à ne pas abandonner. Les années avaient démontré son obstination, et elles allaient encore le faire. Ces ouvrages, preuve de son envergure encyclopédique, étaient aussi la preuve visible de son aptitude à terminer l'Encyclopédie. Il avait prouvé sa compétence dans des domaines aussi divers que l'épistémologie, la psychologie, l'esthétique, la science et la technologie. Mais par-dessus tout, il savait qu'il était le maître et l'exemple de quelque chose qui relevait à la fois d'une attitude à l'égard du monde et d'une méthode de pensée. Il était un philosophe, il était LE philosophe, le porte-étendard autour de qui les hommes pouvaient se rassembler. Il était le chef éprouvé du siècle des Lumières, le champion expérimenté d'une approche intellectuelle de la science et du savoir qui était en fait un mouvement politique. Les dix ans qui s'étaient écoulés depuis qu'il avait écrit la Lettre sur les aveugles, médité le Prospectus de l'Encyclopédie ou discuté avec d'Alembert son Discours préliminaire, avaient clarifié les choses et confirmé Diderot - si l'on peut avec honnêteté prendre pour témoin ses livres - dans la résolution de ces attitudes de sincérité, d'intégrité intellectuelle et de recherche généreuse de la vérité qui le caractérisaient depuis le début. Toutes ces qualités d'initiateur lui avaient été données ; et maintenant, consciemment ou non, il savait à l'évidence détenir ce qu'il fallait pour arriver au bout de la tâche.



Et il le pouvait. Les qualités requises pour l'exécution de sa tâche gigantesque étaient les qualités accrues et intensifiées que nous l'avons vu acquérir dans les jours anciens. Pour paraphraser Talleyrand, plus Diderot changeait, plus il était le même. En bref, la crise de 1759 produisit un Diderot qui était le couronnement et le produit final de ses années d'épreuve.



Voilà ce qu'il en était du Diderot public, du Diderot identifié à l'Encyclopédie. Mais il y avait un autre Diderot, plus caché et secret, dont la réponse à la crise de 1759 était plus pénétrante et difficile à définir. En un sens, comme nous l'avons vu, la crise de 1759 servit à renforcer les qualités qui avaient mûri en lui pendant les années d'épreuve. Il était toujours le vieux Diderot, et même un peu plus. Mais en un sens plus subtil et peut-être plus significatif, c'est un Diderot différent qui sortait de la crise. Fort heureusement, cette transformation impondérable de sa personnalité peut être suivie de près, car c'est précisément à ce point de rupture que nous commençons d'avoir le trésor de ses lettres à Sophie Volland. La signification suprême des crises de 1759 réside en une maturation solidement fondée sur son expérience passée mais l'utilisant et l'interprétant d'une façon différente. C'est toute la distinction entre le jeune Diderot - pas si jeune après tout, car il avait quarante six ans quand la crise s'abattit sur lui - et le Diderot de la maturité. Ce processus de maturation était essentiel à la production de ses ouvres postérieures qui sont devenues au xxc siècle le sujet d'une étude si poussée et d'une si large admiration.

Pourtant Diderot vieillit et mourut sans permettre à plus d'une poignée de gens de connaître les témoignages abondants de cette maturation. Les chefs-d'ouvre coulaient de sa plume - pour être ensuite relégués dans un tiroir. Soit par prudence soit par lassitude de la méchanceté de sa génération, Diderot légua toute son ouvre à la postérité. Après 1759, il ne publia presque rien, sauf, bien sûr, Y Encyclopédie qui ne peut guère se comparer à des chefs-d'ouvre inédits comme La Religieuse, Le Neveu de Rameau, Le Rêve de d'Alembert, Jacques le fataliste et La Réfutation de l'Homme d'Helvétius. Cette réticence révèle un Diderot profondément changé car avant 1759 il n'écrivit presque rien qu'il ne publiât. II était désonnais satisfait de ne rien publier du tout. Il en résulte que la postérité a le privilège de connaître sa pensée et de regarder ainsi dans le tourbillon central de la pensée du XVIIIe siècle beaucoup plus intimement que ses contemporains ne pouvaient le faire. Pour eux, Diderot vieillissant semblait plutôt un homme de lettres sans littérature, satisfait de s'engraisser sur les largesses de la Grande Catherine et de ne montrer à l'occasion par exemple, de ses dures négociations pour le mariage de sa fille, que les qualités solides et fort peu excitantes typiques du bourgeois.

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Denis Diderot
(1713 - 1784)
 
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