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LA PRÉHISTOIRE DE L'« ENCYCLOPÉDIE »


Poésie / Poémes d'Denis Diderot





L'Encyclopédie, telle qu'on la trouve aujourd'hui au rayon des trésors d'une bibliothèque, en la compagnie choisie de livres très anciens, très rares ou très licencieux, est une ouvre énorme comportant dix-sept volumes in-folio de texte, onze volumes de planches, sans compter quatre autres volumes de suppléments plus deux pour l'index et un de planches supplémentaires.

Pourtant à ses débuts, l'Encyclopédie fut une modeste entreprise qui ne devait être que la traduction en quatre volumes (plus un volume de plancheS) de la Cyclopaedia, or Universal Dictionary of the Arts and Sciences d'Ephraïm Chambers, ouvrage qui eut un grand succès et fut publié pour la première fois en 1728, en deux volumes in-folio enrichi de vingt et une grandes gravures. Diderot fut, selon toute probabilité, le principal artisan de l'élargissement du modeste projet initial. À tout le moins, il fut le responsable de son achèvement. De là naquit, comme l'a dit un critique français contemporain, l'« ouvre non pas la plus belle, mais assurément la plus caractéristique du XVIIIe siècle français ».



Certes, il existait déjà différents dictionnaires techniques ou des dictionnaires de littérature et d'érudition classiques 2. Il y avait même eu une Encyclopaedia en latin, publiée en 1630 par Johann Heinrich Alsted, qui traitait de philosophie, de philologie, de théologie, de jurisprudence, de médecine, d'histoire et d'arts mécaniques. Mais à la fin du XVIII siècle, cet ouvrage estimable était dépassé et un personnage aussi important que le grand Leibniz exprimait le vou qu'une nouvelle encyclopédie vît bientôt le jour J. Le savoir et l'éducation ne cessant de s'étendre en Europe occidentale, le besoin se faisait sentir d'un ouvrage de référence plus exhaustif, qui informerait ses lecteurs des nombreuses découvertes faites au xvir* siècle dans les sciences fondamentales, et tenterait d'éclairer leur compréhension à l'aide de quelque schéma ou tableau de l'ensemble des rapports entre plusieurs branches du savoir. Si l'on jette un regard rétrospectif sur la préparation intellectuelle de la société européenne occidentale d'il y a quelque deux cents ans, il n'y a pas lieu de s'étonner qu'il y eût alors un très vaste public prêt à accueillir une ouvre comme celle de Chambers ou celle, plus ambitieuse, de Diderot.

La Cyc/opaedia de Chambers était précédée d'un plan très détaillé des divisions et subdivisions des connaissances. C'était « la première tentative qui eût encore jamais été faite pour présenter les connaissances dans l'ordre alphabétique et d'en montrer les rapports et les dépendances réciproques», méthode adoptée par l'Encyclopédie. La Cyclopaedia de Chambers ressemblait beaucoup à un dictionnaire moderne, en particulier par l'accent qu'elle mettait sur la définition des mots usuels. Elle présentait une abondance de termes médicaux et pharmaceutiques, mais nulle information géographique, historique ou biographique. De plus, elle était sévèrement restreinte dans le nombre et le sujet de ses illustrations, lesquelles étaient consacrées à des sujets comme la science héraldique, la topographie, les cadrans solaires, l'algèbre, la géométrie, la trigonométrie et la navigation.

Le plan et le dessein de Chambers passaient communément pour excellents y compris aux yeux de Diderot, mais l'exécution, avançait celui-ci, laissait quelque peu à désirer. Quoique plus complet que tout ouvrage existant, il ne l'était pas assez et ses articles étaient souvent trop courts : « La traduction entière du Chambers nous a passé sous les yeux, écrit Diderot dans le Prospectus de 1750, et nous avons trouvé une multitude prodigieuse de choses à désirer dans les sciences ; dans les arts libéraux, un mot où il fallait des pages ; et tout suppléer dans les arts mécaniques ' ». Une matière aussi importante que l'« Agriculture » par exemple n'a droit, chez Chambers, qu'à trente-deux lignes plutôt fades. En revanche, l'article de Diderot sur le même sujet dans l'Encyclopédie remplit quatorze colonnes et, parmi une masse d'autres points, parle des découvertes de Jethro Tull sur les nouvelles méthodes en agronomie. Cet exemple marque l'ampleur des intérêts de Diderot et montre également comment l'Encyclopédie devint un forum pour les idées nouvelles '. Diderot était assurément en droit de dire que « les articles de Chambers sont assez régulièrement disposés ; mais Us sont vides : les nôtres sont pleins, mais irréguliers».

En France, pendant les années mêmes où Chambers préparait sa Cyclopaedia, il se forma une éphémère Société des Arts (1726) qui entretint l'espoir de publier une sorte d'encyclopédie dans laquelle seraient décrits les arts, les sciences et les arts mécaniques ". Ce projet, bien que révélateur des idées qui fermentaient, n'eut ni résultat concret ni aucun rapport avec la future Encyclopédie. Un autre projet, qui eût pu aboutir à une encyclopédie, était, lui, d'origine maçonnique. Un éminent franc-maçon, Ramsay, déclara, en 1737 à Paris, que « tous les Grands-Maîtres, en Allemagne, en Angleterre, en Italie et par toute l'Europe, exhortent tous les savants et tous les artistes de la confraternité de s'unir pour fournir les matériaux d'un Dictionnaire universel de tous les arts libéraux et de toutes les sciences utiles, la théologie et la politique seules exceptées ' ». Le duc d'Antin, Grand-Maître des francs-maçons de France, reprit à son compte les idées de Ramsay dans un discours prononcé devant la Grande Loge en 1740 10. Semblables déclarations ont évidemment poussé les historiens à se demander s'il n'y avait pas quelque rapport direct entre la franc-maçonnerie et l'Encyclopédie ; cette hypothèse fut renforcée par la découverte qu'André-François Le Breton, un des libraires de l'Encyclopédie, était devenu maître-maçon dans une loge de Paris en 1729 ". Nulle preuve, pourtant, n'a encore été retrouvée qui pourrait laisser supposer que Diderot eût jamais été franc-maçon '2. Il semble sage d'adopter le jugement d'un expert contemporain en la matière, selon qui la maçonnerie et l'Encyclopédie, quoique analogues dans leur disposition d'esprit, sont nées à deux moments différents et distincts, et résultent de deux besoins différents et distincts de la France du XVIIIe siècle.



De fait, le projet de traduire Chambers releva moins d'une entreprise idéologique que de la recherche du profit. En juin 1744, Le Breton avait signé un contrat avec un Allemand de Dantzig, un certain Godefroy Sellius, pour la traduction des ouvres du métaphysicien allemand Wolff qui jouissait alors d'une grande réputation H. Ce projet semble n'avoir pas abouti, mais, en janvier 1745, Sellius proposa à Le Breton la traduction de la Cyclopaedia de Chambers. Sellius prétendait avoir trouvé un « opulent et riche » associé, un Anglais appelé John Mills. En février 1745, Mills et Sellius passèrent contrat et, quelques semaines plus tard, s'engagèrent à fournir à Le Breton une traduction, revue et augmentée, de la Cyclopaedia de Chambers, consistant en quatre volumes de texte plus un volume de cent vingt planches ". Pendant ce temps. Le Breton négocia avec les autorités l'obtention d'un privilège. Le 25 février 1745, il obtenait un privilège en blanc, bon pour vingt années, qui, tandis qu'on y apposait les sceaux et qu'on le transcrivait sur les registres de la corporation des libraires, le 26 mars et le 13 avril, perdit l'anonymat et apparut sous le nom de Le Breton ".

Sur la foi de ces préparatifs, un prospectus fut imprimé au printemps 1745, antérieur de cinq ans au Prospectus plus célèbre lancé par Diderot en 1750. Ce Prospectus de 1745, relativement inconnu, qui annonçait une Encyclopédie ou Dictionnaire universel des arts et des sciences, est devenu une grande rareté chez les bibliophiles ". Outre qu'il spécifiait les termes de la souscription, ce Prospectus faisait valoir l'intention des éditeurs de présenter un système de renvois polyglottes pour les titres des articles et proposait comme exemples quelques articles traduits de Chambers, tels qu'« Atmosphère », « Fable », « Sang » et « Teinture ». Plusieurs souscripteurs potentiels se présentèrent aussitôt 18 et le Journal de Trévoux dans son numéro de mai 1745, se surpassa par la chaleur de ses remarques : « A en juger par le Prospectus (...), il n'est rien de plus utile, de plus fécond, de mieux analysé, de mieux lié, en un mot de plus parfait et de plus beau que ce Dictionnaire ; et tel est le présent que M. Mills fait à la France, sa patrie par adoption, en faisant honneur à l'Angleterre, sa vraie patrie " ».

John Mills vécut assez longtemps pour devenir en Angleterre un auteur apprécié dans le domaine de l'agriculture, et le Dictionary of National Biography parle de lui en termes élogieux. Ses rapports avec Le Breton furent cependant extrêmement orageux et se terminèrent le 7 août 1745 par un échange de coups. Mills, apparemment, n'avait pas donné une représentation exacte de sa situation financière ni de sa connaissance de la langue française. Le Breton s'était imaginé que son propre rôle dans cette affaire serait celui d'imprimeur et de représentant plutôt que celui d'« entrepreneur ». Il fallait nécessairement, par exemple, qu'un citoyen français servît d'intermédiaire entre Mills et Sellius, tous deux étrangers, dans les négociations avec les autorités pour l'obtention d'un privilège. Le Breton déclara, quand il donna sa version de l'affaire, que les traductions de Mills et de Sellius étaient si mauvaises qu'elles étaient inutilisables ; que Mills était négligent et lent dans la révision des articles du dictionnaire de Chambers ; comme en même temps, on sollicitait fréquemment Le Breton de faire des avances d'argent, il avait acquis la conviction que Mills et Sellius faisaient de lui leur dupe ». En août, Mills réclama de façon pressante une très grosse somme d'argent ; Le Breton découvrit alors que loin d'être l'héritier d'un grand domaine, Mills occupait seulement une fonction d'employé dans la succursale parisienne d'une banque anglaise. Tout cela les entraîna dans une de ces explications qui s'achèvent généralement par une explosion violente.



Procès et contre-procès suivirent la querelle. Mills assura que Le Breton l'avait non seulement frappé au ventre et lui avait donné deux coups de canne sur la tête, mais qu'il l'avait escroqué de l'argent de la souscription, tout en intriguant pour rester seul possesseur des droits d'auteur, Le Breton déclara entre autres, qu'il avait « appris à cet Anglais arrogant, qu'un Français insulté, quoique avec armes inégales, tire sur-le-champ vengeance, autant qu'il est en lui, de l'insulte qui lui est faite». L'affaire ne passa point en jugement. Le chancelier de France, le très respectable d'Aguesseau, l'un des plus célèbres magistrats de l'histoire de l'Ancien Régime, la prit lui-même en main. Une telle intervention était généralement suffisante : le chancelier de France était ex-officio responsable de la censure et des affaires se rapportant à la olice du commerce des livres. Le Breton déclara, plusieurs années après, me d'Aguesseau, en voyant Mills et Sellius, « s'aperçut aussi facilement e leur incapacité que de leur escroquerie a ». Nulle plainte ne fut etenue contre Le Breton et peu de temps après Mills quitta la France ".

Le chancelier donna à Le Breton l'espoir qu'après un certain temps, il serait autorisé à reprendre le projet. Momentanément cependant, le Conseil d'Etat, sur la recommandation de d'Aguesseau, annula le privilège accordé au moins de février précédent et déclara nul le contrat de Le Breton avec Mills et Sellius. L'arrêt du Conseil d'Etat relève diverses infractions aux réglementations des souscriptions commises par Le Breton, tout en évoquant sans ambiguïté de renouveler le privilège ".

Bien que le projet fût suspendu, l'intérêt du public avait été suffisamment mis en émoi par le Prospectus de 1745 pour encourager Le Breton à reprendre son projet aussi rapidement que possible. La curiosité générale trouve un écho vibrant dans ces remarques d'un auteur anonyme qui écrivait dans ses Jugements sur quelques ouvrages nouveaux : « Quel étonnant, quel admirable Dictionnaire que celui de M. Chambers, intitulé la Cyclopédie, ou le Cercle des sciences, qu'on devait traduire de l'anglais en français, et pour lequel même on avait commencé à souscrire chez Le Breton, Libraire de Paris, mais dont le privilège a été révoqué, parce que l'entreprise a paru mal concertée. Il est bien à souhaiter que ce dessein soit repris sans délai, sous de meilleurs auspices, et que notre typographie française, qui souffrant beaucoup du malheur des temps, a besoin d'être encouragée et favorisée, puisse profiter d'une entreprise aussi lucrative, dont il serait fâcheux de voir le pays étranger s'enrichir, à la faveur de nos formalités, et à la honte de notre industrie».



Privé de l'aide de l'« opulent et riche » Mills, mais décidé à publier lui-même une traduction de Chambers, Le Breton comprit l'insuffisance de son capital. En octobre 1745, il s'associa pour ce projet avec trois autres libraires, Briasson, David l'aîné et Laurent Durand ". Ce contrat d'association était complété par un autre qui stipulait que Le Breton se chargeait des travaux d'imprimerie ; une édition de seize cent vingt-cinq exemplaires était prévue. En décembre 1745 le gouvernement renouvela le privilège annulé le 28 août précédent, renouvellement qui fut officiellement promulgué le 21 janvier 1746. La traduction de la Cyclopaedia de Chambers prenait un nouveau départ.



On peut difficilement dire quand et comment Diderot fut en premier lieu associé au projet. Ce peut être dès l'été 1745, car dans son mémoire de l'année, Le Breton parle, sans la nommer, d'une « personne intelligente » qui aurait dû corriger toute la traduction de Sellius-Mills et « sans qui le Prospectus n'aurait pas été accueilli aussi favorablement qu'il l'a été». Cette « personne intelligente » peut bien avoir été Diderot. Peut-être est-ce aussi par l'entremise de ses éditeurs, Briasson, David et Durand, qu'il fut associé au projet - Briasson avait été l'éditeur de la traduction de Y Histoire de Grèce, tous trois avaient été coéditeurs du Dictionnaire universel de médecine " de James, et l'un d'eux, Durand, avait publié la traduction de Shaftesbury qui était sortie des presses la même année. Les livres de compte desdits éditeurs montrent que Diderot a commencé à toucher de l'argent en 1746 - soixante livres en janvier, trente livres le 4 mars, quinze le 31 mars, quatre-vint-dix livres le 30 avril, cent vingt le 1" juin ". A cette époque, il est certain qu'il figurait sur le livre de comptes, tout en étant loin d'assumer la direction principale de l'entreprise.

On a également affirmé que Diderot avait été amené au projet de l'Encyclopédie par l'abbé Jean-Paul de Gua de Malves, mathématicien brillant, mais excentrique et instable. Selon le célèbre Condorcet, qui, à la mort de Gua de Malves en 1786, écrivit une élégie en son honneur, ce fut l'abbé qui recruta, entre autres, Diderot pour travailler à l'entreprise 34. Gua de Malves, qu'un rapport de police décrit en 1749 comme un homme affligé des manières et de la contenance d'un fou, apparaît pour la première fois dans le livre de comptes des libraires en même temps que d'AIembert, en décembre 1745, quelques semaines avant Diderot ". Le 27 juin 1746, l'abbé devint le principal éditeur de ce qui allait être l'Encyclopédie en signant un contrat dont Diderot et d'AIembert furent les témoins. Selon cet acte, il « étendra la partie des arts par préférence et tâchera autant qu'il lui sera possible de la compléter». Qu'il les eût ou non choisis, Gua de Malves chargea Diderot et d'AIembert de travailler sur le projet, les payant chacun de douze cents livres à prendre sur le total de dix-huit mille livres qu'il devait recevoir lui-même. De plus, Diderot et d'AIembert devaient jouir d'une sorte de droit de veto pour juger de l'exactitude de la traduction des articles anglais ".

Le nouvel éditeur était un homme de savoir que le contrat décrit comme membre de l'Académie royale des sciences, de la Royal Society de Londres, maître de conférences et professeur de philosophie au Collège de France. Il était extraordinairement têtu et obstiné et, comme le dit Condorcet, « il était difficile qu'il ne s'élevât des discussions fréquentes entre un savant qui n'envisageait dans cet ouvrage qu'une entreprise utile au perfectionnement des connaissances humaines ou de l'instruction publique, et les libraires qui n'y voyaient qu'une affaire de commerce. M. l'abbé de Gua, que le malheur n'avait rendu que plus facile à blesser et plus inflexible, se dégoûta bientôt, et abandonna ce travail de l'Encyclopédie».



Compte tenu de ce document prouvant leur association avec Gua de Malves, il est plus que surprenant que ni Diderot ni d'AIembert n'aient jamais fait aucune mention dans leurs écrits des liens de l'abbé avec l'Encyclopédie ; nous n'avons plus qu'à nous demander si ce mutisme est inspiré par l'intention délibérée d'égarer les conjectures. On ne peut qu'imaginer ce qu'ont été les rapports de Gua de Malves et de Diderot ; le seul témoignage qui nous en reste est une unique remarque de Diderot sur l'abbé dans ses écrits tardifs, allusion peu généreuse, ne faisant nulle allusion à l'Encyclopédie. Cherchant un exemple de la tendance qu'ont certaines personnes à être portées aux extrêmes, Diderot le trouve dans la démarche de « ce vieil abbé (...) de Gua de Malves. (...) C'est un profond géomètre (...), il n'a pas le sens commun dans la rue. Dans la même année, il embarrassera ses revenus de délégations ; il perdra sa place de professeur au Collège royal ; il s'exclura de l'Académie, et achèvera sa ruine par la construction d'une machine à cribler le sable, et n'en séparera pas une paillette d'or ; il s'en reviendra pauvre et déshonoré ; en s'en revenant il passera sur une planche étroite ; il tombera et se cassera une jambe».

En l'absence d'une preuve qui indiquerait de façon satisfaisante qui, de Diderot ou de Gua de Malves, a le premier proposé d'élargir le projet de l'Encyclopédie, les spécialistes se sont livré querelle. Condorcet, qui connaissait personnellement tous ceux qui participèrent à l'entreprise, déclara catégoriquement que l'idée première en revenait à Gua de Malves : « Il avait eu le temps d'en changer la forme ; ce n'était plus une simple traduction augmentée ; c'était un ouvrage nouveau, entrepris sur un plan plus vaste 41 ». Mais Condorcet n'apporte pas de documents à l'appui de cette assertion. De plus, écrivant après la mort de tous les intéressés, toute déclaration erronée qu'il eût pu faire ne pouvait plus être contredite. Condorcet explique que Gua de Malves entraîna Diderot et d'AIembert dans son projet, mais il dit aussi que l'abbé entraîna d'autres personnes comme Condillac, Mably et Fouchy, lesquels n'ont, en fait, jamais coopéré à l'Encyclopédie. Il n'est donc pas interdit de supposer que Condorcet était partiellement mal informé. On peut opposer à son témoignage celui de Naigeon qui n'apporte pas davantage de preuve. Ce dernier déclara, pour appuyer ses insinuations, que la participation de Gua de Malves se réduisait à peu de chose, « que le premier projet (...) se bornait à la traduction de l'Encyclopédie anglaise de Chambers, avec quelques corrections et additions que l'abbé de Gua, alors seul éditeur et rédacteur, s'était chargé de faire pour réparer les omissions importantes de l'auteur anglais, et achever le tableau des connaissances humaines à cette époque " ». En bref, les témoignages sont si indigents et si contradictoires que l'on en est réduit à spéculer et à peser le pour et le contre. Nous pouvons dire, sous toutes réserves, qu'il semble plus probable que Diderot fut sollicité par ses libraires plutôt que par Gua de Malves ; que ce dernier peut fort bien avoir sollicité d'AIembert, tous deux étant mathématiciens, et que c'est peut-être à cette occasion que d'AIembert et Diderot firent connaissance ; que Gua de Malves et Diderot, étant hommes de savoir et d'imagination, étaient indépendamment ou conjointement capables de concevoir l'idée d'élargir le projet et que Diderot, qu'il en eût ou non l'idée le premier, déploya sans conteste l'ouverture d'esprit nécessaire pour le mener heureusement à son terme.

Le traité entre Gua de Malves et les libraires dura quelque treize mois, puis fut annulé par consentement mutuel le 3 août 1747 -".Un des plus grands moments de la vie de Diderot allait bientôt survenir. Le 16 octobre, les libraires passèrent contrat avec d'AIembert et lui pour remplacer Gua de Malves à la direction de l'entreprise. Diderot devait toucher sept mille deux cents livres en tout : mille deux cents payables en une fois lors de la publication du premier volume, et les six mille livres restantes à raison de cent quarante-quatre livres par mois. D'Alem-bert devait aussi toucher cent quarante-quatre livres par mois, mais le total ne devait atteindre que deux mille quatre cents livres. D'Alembert ne poursuivit ce travail que seize mois durant, alors que Diderot y fut encore occupé pendant trois ans et demi ".

Pour Diderot le contrat d'octobre 1747 représentait à la fois l'indépendance et la sécurité. Cent quarante-quatre livres par mois, c'était sans doute une somme modeste, mais Diderot pouvait compter maintenant sur un revenu fixe pendant les quarante et un mois à venir, plus les deux tiers de son salaire annuel servis en une fois à la publication du volume I. Savoir qu'il était à l'abri du besoin pour au moins quatre ou cinq ans, n'était pas rien pour un homme qui avait vécu de façon aussi précaire. En fait, en contrepartie de cet avantage, les responsabilités qu'il avait prises devaient se prolonger durant vingt-cinq années, car ce n'est pas avant 1772 qu'il sortit le dernier volume de planches. Quand il jetait sur son existence un regard rétrospectif, Diderot inclinait à croire qu'il avait été très insuffisamment payé pour le travail qu'il avait fourni pour l'Encyclopédie et qu'il aurait eu, sans elle, le temps et l'occasion de produire une ouvre littéraire plus substantielle. C'est peut-être vrai, mais c'est loin d'être certain. Sans l'Encyclopédie, il eût peut-être été plus indiscipliné, moins fécond. Il faut reconnaître que la nécessité d'écrire à la hâte un grand nombre d'articles a développé chez Diderot, pour le meilleur et pour le pire, un talent pour un style d'écriture que l'on peut qualifier de journalistique. Au mieux, cette écriture déploie une impétuosité sublime, au pire elle a les vertus de l'improvisé et de l'impromptu.



Au cours des six mois qui suivirent la signature du contrat entre Diderot et ses libraires, le plan de l'Encyclopédie connut une extension telle qu'il fallut demander un nouveau privilège. Aucun document subsistant ne prouve que cela se soit produit pendant les treize mois où Gua de Malves fut l'éditeur du projet. On est donc tenté d'attribuer cette extension à la largeur de vues de Diderot, à cette façon de parler d'or que sa belle-mère avait un jour soulignée avec plus d'admiration que de colère. Aux débuts de l'histoire de l'Encyclopédie, Diderot eut l'occasion d'une entrevue décisive avec l'érudk et pieux chancelier d'Aguesseau. Il est indubitable que l'objet de la discussion était ce projet d'extension de l'Encyclopédie et que le libre penseur Diderot impressionna très favorablement le chancelier. Fait d'autant plus extraordinaire, que le chancelier, décrit par Voltaire comme un tyran soucieux d'empêcher la nation de penser, était généralement très sévère et très conservateur dans l'administration de la censure *. Quand donc cette entrevue a-t-elie pu avoir lieu ? Vraisemblablement pas au moment où le privilège de l'année 1746 était discuté, car en ce mois de janvier le nom de Diderot apparaît pour la première fois sur le registre des paiements et d'évidence, on ne lui avait pas encore confié de grandes responsabilités dans l'entreprise. Mais en avril 1748, quand fut accordé le nouveau privilège, Diderot était un des coéditeurs. Ce fut donc sans doute à ce moment-là qu'il étonna d'Aguesseau par sa puissance intellectuelle et sa rapidité d'esprit. Quoi qu'il en soit, le nouveau privilège fut porté sur les registres de la Corporation royale des libraires le 30 avril 1748, remplaçant ainsi le précédent (datant de janvier 1746) ". La comparaison des textes des deux documents montre fort peu de différences, mais ce peu était évidemment considéré comme fondamental. Alors que le privilège de 1746 stipulait que Le Breton se proposait de publier un texte « traduit du Dictionnaire anglais de Chambers et de Harris avec quelques additions », le privilège de 1748 parle d'une « traduction du Dictionnaire anglais de Chambers, de Harris, de Dyche, et d'autres, avec des augmentations ... " ».

Lamoignon de Malesherbes qui fut, entre 1750 et 1763, le magistrat chargé de la réglementation du commerce des livres, a laissé deux versions de l'entrevue de Diderot avec d'Aguesseau. La version la plus tardive, écrite en 1790, est la mieux connue ; on la trouve dans le Mémoire sur la liberté de la presse du même Malesherbes. Il rappelle que « le plan (de l'EncyclopédiE) fut concerté avec le plus vertueux et le plus éclairé des magistrats, le chancelier d'Aguesseau. M. Diderot lui fut présenté comme celui des auteurs qui aurait le plus de part à l'ouvrage. « Cet auteur était déjà noté, chez beaucoup de dévots, pour sa liberté de penser. Cependant le pieux M. d'Aguesseau voulut conférer avec lui, et je sais qu'il fut enchanté de quelques traits de génie qui éclatèrent dans la conversation».



L'autre version donnée par Malesherbes de l'entrevue de Diderot avec le chancelier remonte à une date beaucoup plus proche de l'événement. Dans un mémorandum non signé et non daté, mais qui remonte, d'après l'analyse interne, à 1758 ou au début de 1759, Malesherbes écrit de sa plume presque illisible mais très reconnaissable : « Feu M. le chancelier eut connaissance de ce projet ; non seulement il l'agréa mais il le corrigea, le reforma et choisit M. Diderot pour en être le principal éditeur so ». Plusieurs années après, Diderot fit une déclaration énigmatique qui pourrait bien avoir trait à ses relations avec d'Aguesseau : « Je proteste que l'entreprise de l'Encyclopédie n'a pas été de mon choix, qu'une parole d'honneur très adroitement exigée, très indiscrètement accordée, m'a livré, pieds et poings liés, à cette énorme tâche et à toutes les peines qui l'ont accompagnée " ». Que cette observation de Diderot se rapporte ou non à d'Aguesseau, on ne peut s'empêcher de faire une remarque à propos des déclarations de Malesherbes. Si la mémoire de Malesherbes était plus fidèle lorsqu'il écrivait dans l'exercice de sa charge - alors qu'il disposait encore des registres relatifs à un événement qui ne s'était produit que dix ans plus tôt - qu'elle ne le sera dans un récit reconstitué après trente années, il apparaît que le chancelier fit mieux qu'agréer simplement Diderot comme éditeur. D'Aguesseau le choisit, lui conférant un peu de son grand prestige et de son autorité, rendant ainsi plus difficile la tâche de ceux qui auraient voulu attaquer l'Encyclopédie sur le terrain idéologique. Cette interprétation des événements expliquerait dans une large mesure pourquoi Diderot, qui était encore à cette époque un personnage complètement obscur, semble avoir été si promptemem accepté comme chef de cette grande entreprise, tant par ses amis que par ses ennemis.

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