Denis Diderot |
Tout commença comme une plaisanterie. Marc-Antoine-Nicolas, marquis de Croismare, faisait les délices de ses amis. « C'était, écrivait Grimm, le prototype du Français aimable, dont il réunissait toutes les qualités au suprême degré ' ». Personne n'avait plus d'esprit et de vivacité que lui. Il était intelligent sans être pédant, spirituel sans malice. Diderot comparait son esprit « à la flamme de l'esprit-de-vin ». « Elle se promène sur ma toison, disait-il, et la parcourt sans jamais la brûler ». Croismare était un homme constamment passionné et enthousiaste. Il avait des idées sur tout, y compris sur la meilleure façon de faire du chocolat et de cuire une omelette. « Personne ne connaissait Paris comme lui (y compris les bas quartierS). (...) H aimait la poésie, la musique, les arts, la lecture, et par-dessus tout l'amitié, la liberté et l'indépendance 2 ». Mais il avait quitté Paris pour vivre dans son château près de Caen, et l'on se demandait comment l'engager à y revenir. L'un de ses enthousiasmes impétueux l'avait porté à s'intéresser à un procès peu ordinaire dont on avait beaucoup parlé à Paris de 1755 à 1758. Il s'agissait de la tentative manquée qu'avait faite une religieuse pour rompre ses voux '. Croismare, sans jamais l'avoir rencontrée en personne ni même savoir le nom de cette religieuse, avait essayé de l'aider, mais en vain. Au début de 1760, Diderot, Grimm et Mme d'Epinay se rappelèrent ce procès et décidèrent de l'utiliser pour réaliser leur dessein. Ils envoyèrent à Croismare une lettre, écrite de la main d'une femme, prétendument envoyée par cette même religieuse qu'il avait voulu aider quelques années auparavant *. Elle annonçait dans cette lettre qu'elle s'était échappée de son couvent, qu'elle vivait cachée à Paris, et demandait à Croismare de l'aider à trouver un logis et un travail, respectable dût-il être modeste. Dès le début, l'affaire prit un tour contraire au projet des conspirateurs, qui était de ramener Croismare à Paris. Celui-ci envoya immédiatement des instructions à la religieuse pour qu'elle se hâtât de venir à Caen où il avait pris toutes dispositions pour sa sécurité. Pour gagner du temps, les comploteurs inventèrent sur-le-champ une maladie qui enlevait toute force à la religieuse, et de février à mai, il s'ensuivit une correspondance considérable. Les lettres de Croismare révèlent quel homme admirable il était. Celles qui lui étaient adressées étaient toutes fabriquées par Diderot - sauf une - et celle-là (Diderot craignit, tant elle était maladroite, qu'elle éventât la mystificatioN) prouve bien toute la différence qu'il y a entre un écrivassier et un écrivain d'un art consommé Diderot écrivait tantôt au nom de la prétendue religieuse Suzanne Simonin, tantôt au nom d'une Mme Madin, personnage réel qui habitait Versailles, sans doute une relation de Mme d'Epinay, qui jouait seulement le rôle de boîte aux lettres. Les mois passant, il arriva que Diderot se mit à écrire un récit plus détaillé des malheurs de la religieuse. Et cela devint le roman, La Religieuse. En même temps, Croismare s'était tellement intéressé à cette femme que les comploteurs comprirent qu'il fallait prendre une mesure énergique. Aussi firent-ils ce qu'il y avait de plus radical : ils tuèrent la malheureuse. Cette exécution littéraire fut perpétrée au début de mai 1760. Croismare ne revint pas à Paris avant 1768 et ce fut seulement alors, et seulement parce que le hasard le voulut, qu'il fit la connaissance de Mme Madin, que la vérité lui fut révélée et la supercherie confessée. Grimm en fit le récit, dix ans plus tard, dans un morceau appelé la « Préface-annexe ». Il le publia dans la Correspondance littéraire, et dans presque toutes les éditions du xix' et du xxc siècles de La Religieuse, la « Préface-annexe » parut en appendice. Mais Grimm lui-même ne savait pas tout du roman que Diderot avait écrit. Car en 1770, il en parlait comme n'ayant jamais « existé que par lambeaux » et regrettait encore que ces mémoires n'aient pas été mis au net, car disait-il, la lecture en aurait été très intéressante *. Il semble bien que Grimm n'ait plus rien su du roman après la fin prématurée de la carrière de Suzanne Simonin. Diderot pourtant travaillait toujours à son récit vers la fin de l'été 1760. « Ce n'est plus une lettre, confiait-il à Mme d'Epinay, c'est un livre ' ». Il est probable qu'il ait alors laissé son manuscrit en jachère pendant vingt ans, jusqu'à ce qu'en 1780, il l'offrit à Meister, le successeur de Grimm, pour la Correspondance littéraire ". A ce moment-là, il revit légèrement son manuscrit, peut-être en relation avec la préparation d'une édition de ses ouvres complètes 5. Ainsi le roman, tel que nous le connaissons aujourd'hui, publié pour la première fois en 1796, n'est pas un premier jet, écrit dans le feu de l'action ; l'auteur l'a revu avec soin et quelque peu révisé au moins à trois reprises différentes l0. Le problème de ces révisions, très important du point de vue de la critique littéraire, ne l'est pas moins sur le plan biographique. Car Diderot a aussi revu le récit fait par Grimm de la mystification, chose insoupçonnée jusqu'à une date récente ". L'une des anecdotes les plus célèbres que l'on raconte sur Diderot nous est livrée par la « Préface-annexe ». Elle montre sa susceptibilité, son caractère influençable, son enthousiasme, sa propension à de fortes réactions émotives. Voici l'histoire : « Un jour qu'il était tout entier à ce travail (il écrivait l'histoire de la religieusE), M. D'Alainville, un de nos amis communs, lui rendit visite et le trouva plongé dans la douleur et le visage inondé de larmes. Qu'avez-vous donc, lui dit M. d'AJainville. Comme vous voilà ! - Ce que j'ai ? lui répondit M. Diderot, je me désole d'un conte que je me fais 12 ». Cette anecdote est bien dans son caractère. Nul doute qu'elle ne soit exacte. Peut-être Diderot, les yeux baignés de larmes, était-il submergé par le souvenir de sa jeune sour, la religieuse, qui mourut folle au couvent des Ursulines ". Ce récit aide certainement la postérité à mieux connaître Diderot, à mieux l'imaginer. Mais le plus révélateur sur le plan biographique tient à ce que ce ne fut pas Grimm qui introduisit l'histoire dans le récit. L'écriture témoigne que cette addition fut l'affaire de Diderot lui-même. L'histoire de La Religieuse est vite racontée". Suzanne Simonin, comprenant qu'elle n'aura pas de dot, découvre qu'elle est le fruit d'un adultère de sa mère, puis est forcée par cette dernière et par l'homme qui passe pour son père à entrer au couvent. Elle devient postulante, puis novice. Mais ne se sentant pas de vocation, elle fait scandale en refusant, au cours de la cérémonie solennelle, de prononcer les voux définitifs. Retirée de ce couvent, elle est traitée avec plus de dureté encore chez ses parents. Finalement elle consent, à contrecour, à entrer au couvent de Longchamp et finit par y prononcer ses voux. Sa vie est supportable parce qu'elle admire profondément la Supérieure. Mais à la mort de celle-ci, la situation se détériore gravement d'autant que la nouvelle Supérieure est hargneuse et vindicative. Sour Suzanne est tellement maltraitée qu'elle décide de faire un procès pour rompre ses voux. Elle parvient à établir le contact nécessaire avec des avocats - ce qui n'est pas du tout facile pour une religieuse - parce que l'abbaye de Longchamp est célèbre pour ses concerts de Pâques qui attirent chaque année un nombreux public parisien. Croismare devait le savoir et cela rendait le récit de Diderot plus vraisemblable. Il dépeint sour Suzanne comme ayant une des plus belles voix du couvent ; elle se montre donc un peu au parloir et a ainsi l'occasion de parler à des visiteurs. Pourtant elle perd son procès et est traitée si brutalement par la Supérieure et les autres sours que finalement le grand vicaire de l'ordre intervient et qu'elle est transférée au couvent d'Arpajon. Là, elle est traitée avec douceur bien qu'elle soupire toujours après la liberté et ne sente toujours pas de vocation. Et voilà que la Supérieure tombe amoureuse de Suzanne, trop innocente pour comprendre ce qui arrive. Cette partie de La Religieuse est une étude réaliste et détaillée du comportement homosexuel, décrit concrètement et presque cliniquement. Diderot montre ici un art consommé ; il peint cette passion sans lascivité et telle qu'elle pouvait paraître à un esprit simple et non initié, qui en est décontenancé. Le narrateur ne comprend rien alors que le lecteur comprend tout. Pour l'auteur des Bijoux indiscrets, c'est un réel progrès dans l'art d'écrire un roman. La Supérieure tombe dans un état de manie religieuse. « Elle passait successivement de la mélancolie à la piété, et de la piété au délire ». Finalement, elle meurt dans un terrible désespoir. « Mon père, dit-elle en se confessant, je suis damnée " ». Ce cri torturé est évidemment le point fort du livre dans l'esprit de Diderot, et la fin est bâclée. Nous apprenons seulement que Suzanne Simonin parvient à s'échapper du couvent, sans qu'aucune information convaincante ne soit donnée sur la façon dont un projet aussi ardu est conçu, puis exécuté. Par l'intermédiaire de son confesseur, un dominicain, qui n'a pas non plus la vocation religieuse, sour Suzanne peut, d'une manière ou d'une autre, s'échapper et fuir à Paris, mais elle se blesse gravement en faisant une chute pendant son évasion. Elle finit par mourir des suites de cet accident. Voilà pour le roman. On peut aisément imaginer qu'avec une telle intrigue, La Religieuse fut accueillie avec tumulte, comme un fouet avec lequel fustiger l'Eglise, par les anticléricaux du xixc siècle. Plusieurs porte-parole de l'opinion catholique ont affirmé sans trêve que les intentions de Diderot avaient été avant tout antireligieuses. En 1966 encore, le gouvernement français interdit la diffusion en France et à l'étranger du film de Jacques Rivette, Suzanne Simonin, la Religieuse de Diderot, dans lequel le metteur en scène avait suivi l'intrigue de Diderot et reproduit textuellement une bonne part de ses dialogues. Cette interdiction souleva de nombreuses protestations : « Si ce n'était prodigieusement sinistre, écrivait Jean-Luc Godard dans une lettre ouverte à André Malraux, ce serait prodigieusement beau et émouvant de voir un ministre U.N.R. de 1966 avoir peur d'un esprit encyclopédique de 1789 " ». L'interdiction fut levée en 1967. Mais affirmer que le livre est purement antireligieux ou même anticlérical, c'est en déformer le sens. L'intérêt de La Religieuse ne réside pas tant dans son anticléricalisme que dans l'étude de la vie conventuelle. Diderot dépeint en Suzanne Simonin une dévote, et pas du tout un libre penseur. Les prêtres qui figurent dans le roman sont humains et sages '*. La détérioration de la personnalité provoquée dans les couvents, l'étroi-tesse d'esprit, le caractère vindicatif, la frustration, l'hystérie, voilà les monstres auxquels s'en prend Diderot. En proposant La Religieuse à Meister pour la Correspondance littéraire, Diderot écrivait : « Je ne crois pas qu'on ait jamais écrit une plus effrayante satire des couvents " ». Et Suzanne Simonin remarque, dans un passage où l'on sent encore présent le ressentiment de Diderot après sa querelle avec Rousseau : « L'homme est né pour la société ; séparez-le, isolez-le, ses idées se désuniront, son caractère tournera, mille affections ridicules s'élèveront dans son cour. Des pensées extravagantes germeront dans son esprit, comme les ronces dans une terre sauvage. Placez un homme dans une forêt, il y deviendra féroce ; dans un cloître, où l'idée de nécessité se joint à la servitude, c'est pis encore. On sort d'une forêt, on ne sort plus d'un cloître ; on est libre dans la forêt, on est esclave dans le cloître». Il est beaucoup plus véridique de regarder La Religieuse comme s'intégrant à l'ensemble du programme des Lumières en France, comme une ouvre d'argumentation usant de toutes les ressources de la rhétorique de l'éloquence :i. « Ainsi, par la plume d'un de ses meilleurs auteurs, écrit le collaborateur d'une revue catholique de gauche, le corps social de ce siècle était révélé sans pitié et, pour certains, presque sans espoir " ». Les philosophes étaient des « utilitaires » ; ils voulaient que les gens et les institutions soient utiles ; ils s'intéressaient à la démographie en ce sens qu'ils mettaient en équation la prospérité, les richesses nationales et le taux élevé des naissances ; ils demandaient à étendre le domaine des droits individuels et civils, devenant ainsi les ancêtres des libéraux des xix" et xxc siècles. La leçon de La Religieuse est que le célibat est contre nature, que la vie conventuelle appauvrit la société, que la perversion de la personnalité y est inévitable. Cette remarque fut faite juste un an après la première publication de l'ouvrage. Dans l'excellente édition londonienne de 1797, le traducteur anonyme, vivant dans un pays où il n'y avait plus de monastères depuis 1535, écrivait : « Le dessein de Diderot était de faire détester les institutions monastiques en décrivant les formes extravagantes que peut prendre la passion quand on ne tient plus compte des intentions de la nature " ». Diderot fait dire à l'avocat de la religieuse que dans un Etat bien réglé, il devrait être difficile, selon lui, d'être admis dans une communauté religieuse mais facile d'en sortir. « Les couvents sont-ils donc si essentiels à la constitution d'un Etat ? Jésus-Christ a-t-il institué des moines et des religieuses ? L'Eglise ne peut-elle absolument s'en passer ? (...) Dieu qui a créé l'homme social, approuve-t-il qu'il se referme ? Dieu qui l'a crée si inconstant, si fragile, peut-il autoriser la témérité de ses voux ? Ces voux qui heurtent la pente générale de la nature, peuvent-ils jamais être bien observés que par quelques créatures bien organisées, en qui les germes des passions sont flétris :? » Diderot simplifia la question - et la rendit plus aiguë - en ne donnant d'autre mobile à Suzanne Simonin qu'une irrésistible aversion pour la vie de couvent en elle-même. Ce n'est pas qu'elle fût amoureuse ou qu'elle désirât se marier ni même qu'elle s'intéressât à la sexualité. Elle est présentée comme tout à fait innocente et sexuellement immature. De fait, Diderot, comme beaucoup d'autres écrivains masculins, se complaisait dans la virginité de son héroïne. Simplement, Suzanne n'a pas de vocation religieuse. Cette image si chargée que donnait Diderot de la vie conventuelle correspondait-elle à la réalité ? Beaucoup aimeraient croire, et la plupart supposent, qu'elle était fantaisiste ou du moins exagérée. Mais les colonnes des Nouvelles ecclésiastiques mettent en doute ces affirmations. Cette gazette, déjouant tous les efforts du gouvernement pour découvrir ses auteurs et imprimeurs, se faisait de temps à autre l'écho d'épisodes de persécution contre des religieuses jansénistes dans les couvents. Comme un érudit l'a récemment fait remarquer, ces récits donnent « l'impression que la prétendue fiction de Diderot est restée très en deçà du réel B ». Il n'est pas impossible que Diderot ait puisé dans les Nouvelles ecclésiastiques. Le récit qui y est fait d'irrégularités qui se sont produites au couvent des Ursulines de Troyes en 1745 et 1746 prouve que Diderot, quand il parle d'Arpajon, ne sort pas des bornes de la vraisemblance. La postérité a mis longtemps avant d'apprécier La Religieuse autant que le faisait Diderot lui-même. Le xtxc siècle était plutôt choqué par le roman ou tout au moins le considérait-il comme de mauvais goût. C'est ainsi qu'un biographe du xixe siècle, parmi ceux pourtant qui étaient les plus favorables à Diderot, dit très nettement qu'il était un amant des obscénités . Un victorien aussi éminent que lord Morley écrivait à propos de l'épisode saphique : « C'est à faire frémir, cela vous remplit d'horreur, cela vous hante jours et nuits, cela laisse une sorte de tache dans la mémoire». Pourtant rares sont ceux qui ont refusé à La Religieuse de l'envolée, du suspense et beaucoup de bonheur dans la manière de pénétrer derrière les murs et dans le cour des hommes. Un historien allemand, très choqué aussi par le roman, écrivait en 1836 : « L'auteur de cette histoire a lu l'ouvrage il y a bien des années, dans sa jeunesse, mais il se souvient que son attention fut éveillée, fixée et presque enchaînée à ce livre 2" ». Ce témoignage contrebalance du moins en partie celui d'Emile Faguet, critique très respecté du tournant du siècle qui avait tout dit en déclarant que, dans La Religieuse, « l'ennui le dispute au dégoût ». Les censeurs les plus sévères n'ont jamais réussi à reléguer La Religieuse dans l'oubli, et aujourd'hui, dans l'opinion des critiques du milieu du xxc siècle, ce livre est plus estimé que jamais. Les marxistes en disent naturellement du bien. Henri Lefebvre, l'un des premiers théoriciens français du communisme de sa génération, écrivait, en 1949, que La Religieuse était « un grand roman psychologique, très moderne » ; en 1951, un collaborateur de La Pensée écrit que c'est un des plus grands romans et un des plus calomniés de notre littérature. Mais les marxistes ne sont pas les seuls ; chacun s'acharne aujourd'hui à rendre à La Religieuse une place d'honneur. L'opinion actuelle est bien représentée par deux auteurs anglais, un spécialiste de la littérature française qui dit que le livre est aujourd'hui loué comme une des cinq ou six grandes ouvres de fiction du siècle des Lumières 1 ; l'autre, un collaborateur anonyme du Times Literary Supplément, écrit que La Religieuse est un exploit étonnant de création et d'imagination . On est loin aujourd'hui de considérer l'ouvrage de Diderot comme un livre pornographique. L'auteur d'une monographie, Sex variant Women in literature, en dit : Quel que soit l'endroit d'où Diderot a pris ses sources, rien n'a égalé, jusqu'à ce jour, la peinlurc qu'il fait de la fièvre de l'intrigue, de la jalousie, de la séduction hâtive, et finalement de la précipitation de la Supérieure frustrée dans une névrose aiguë. Pour la précision du détail clinique, il n'y a rien eu de tel avant l'étude clinique de Westphal d'une femme homosexuelle en 1870. Ainsi il fait époque dans la littérature de l'homosexualité féminine ". Diderot avait trop conscience de cette homosexualité pour le repos de son esprit. Plusieurs critiques ont fait remarquer que l'incident de la Supérieure du couvent de Saint-Eutrope d'Arpajon avait été écrit au moment même où Diderot couvait de sombres soupçons sur les rapports qu'entretenait Sophie avec sa sour. « Je suis honteux de ce qui se passe en moi, mais je ne saurais l'empêcher M », Bien que l'opinion générale s'accorde aujourd'hui pour dire que le livre n'est pas pornographique, il n'en reste pas moins un roman troublé et troublant dont l'atmosphère sent à la fois l'encens et le soufre !i. L'on retrouve bien du reste dans cette ouvre troublante et profondément émouvante le propre émoi de Diderot. Accuser si hautement La Religieuse d'être antireligieuse ou pornographique - à moins que cela ne soit l'un et l'autre à la fois - eut pour effet d'en multiplier de façon prodigieuse les éditions. Bien que Louis XVIIIl'eût interdit en 1824 et Charles X en 1826, soixante-treize éditions françaises ont vu le jour depuis la première publication en 1796 ". Il y a eu dix-neuf traductions en allemand, dix en italien, six en espagnol, sept en anglais, quatre en russe, quatre en serbo-croate, deux en suédois et une en néerlandais. Quelles sont les qualités littéraires qui ont suscité chez les critiques une telle admiration pour La Religieuse ? D'abord la structure du roman est excellente ; le thème est bien centré et va d'incident en incident, de mère supérieure en mère supérieure, d'une façon sobre, logique et inexorable. Le rythme du récit est rehaussé par l'emploi qui est fait du dialogue, dont Diderot use beaucoup, davantage peut-être qu'aucun romancier n'avait encore tenté de le faire (de sorte que nombre de ses pages font penser à Hemingway jeunE). La vérité de ce dialogue (car Diderot savait écouteR) accroît ce sentiment de vraisemblance. Il sait faire parler ces femmes avec beaucoup de réserve et de délicatesse. Il est habile dans la mise en place de ses effets. « Comme Richardson, il accumule lentement des détails apparemment insignifiants jusqu'à ce qu'enfin l'illusion de la réalité ne puisse être niée plus longtemps " ». On sait par exemple dès sa première apparition que la troisième supérieure n'est pas tout à fait équilibrée, mais c'est seulement après que Suzanne a généreusement et innocemment décrit ses paroles et ses actes que le lecteur saisit l'étendue de sa névrose *. Le changement et l'évolution des caractères sont si bien dépeints qu'un éditeur contemporain des romans de Diderot, avec une plaisante exagération, le place dans la même inspiration que Dostoïevski et Proust ". Les spécialistes du style ont noté comment Diderot évoque le lancinant souvenir de Platon ou de la Bible, comment il modèle ses effets par la structure de la phrase et par des modèles rythmiques, comment il sait exprimer les harmonies ou disharmonies par des procédés linguistiques . Mais il y a surtout la magie des mots qui est la marque des écrivains de génie. La Religieuse a créé un choc dans l'histoire de la littérature française et aujourd'hui dans l'histoire du cinéma. Le roman est aussi devenu sujet d'étude en littérature comparée. Les érudits ont montré que Diderot avait étudié la technique de Richardson et l'avait utilisée dans son roman, de même qu'à son tour La Religieuse influença les auteurs postérieurs *'. Les Italiens en particulier se sont demandé si le roman avait influencé Manzoni, qui dépeint aussi, bien qu'avec moins de détails et d'incidents, une religieuse « malgré elle » dans / Promessi Sposi ". Pourtant La Religieuse n'est pas sans défaut- Ici et là Diderot trahit par quelque inconséquence la hâte dans laquelle il a écrit, comme lorsqu'il parle dans une lettre d'un fait qui ne se produira que le lendemain 43. Certains critiques se sont plaints à tort que Suzanne Simonin était trop abstraite. C'est le prix que Diderot a payé, intentionnellement ou non, pour accentuer l'effet de tout l'ouvrage. En faisant de Suzanne un personnage plutôt neutre et passif dans ses rapports avec certaines femmes agressives et dynamiques, il a pu rendre les traits de caractère de ces supérieures plus aigus et frappants. C'est ce qu'un critique avait en tête quand il écrivait que Suzanne était « la moins intéressante, la moins admirable et la moins pitoyable des quatre femmes dont les destinées sont dépeintes " ». Diderot cependant aurait presque certainement et avec chaleur nié que Suzanne fût la moins intéressante. Comme Pygmalion, il était tombé amoureux de sa créature et sûrement avait pensé, en écrivant, à des personnes qu'il aimait beaucoup - peut-être sa fille (un premier projet du roman montre qu'il projetait alors de la nommer Anne-AngéliquE) ou peut-être Sophie Volland 45. Diderot admirait tellement son héroïne qu'il prit l'habitude de la faire se complimenter elle-même ; il le remarqua quand il reprit son livre vingt ans après ; il essaya alors dans un post-scriptum de faire expliquer par la religieuse elle-même que ce que beaucoup de lecteurs pouvaient prendre pour une complaisance excessive n'était que distraction. C'est la sensibilité des victimes de telles plaisanteries qui en porte le poids. Croismare avait été la victime de l'appel qu'on fit à l'un des plus beaux traits de son caractère, la compassion. Grimm dit dans son récit de la grande conspiration : « Depuis son retour à Paris, nous lui avons avoué ce complot d'iniquité ; il en a ri, comme vous pouvez penser ; et le malheur de la pauvre religieuse n'a fait que resserrer les liens de l'amitié entre ceux qui lui ont survécu ». Mais dans une copie postérieure du manuscrit, la phrase suivante a été ajoutée, peut-être par Diderot lui-même : « Pourtant il n'en a jamais parlé à M. Diderot4' ». Doit-on en conclure que Diderot avait assez mauvaise conscience pour avoir remarqué le silence de Croismare ? Ou que Croismare se sentait assez blessé pour ne plus vouloir en parler ? Quoi qu'il en soit, La Religieuse vit aujourd'hui de sa propre vie comme oeuvre d'art et doit être appréciée selon ses propres mérites. |
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Denis Diderot (1713 - 1784) |
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