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« LE PÈRE DE FAMILLE » A LA COMÉDIE-FRANÇAISE


Poésie / Poémes d'Denis Diderot





Après les inquiétudes et les tourments de 1759, Diderot était remonté en selle. Il devait toujours éditer l'Encyclopédie : le 29 mai 1760, il avait terminé tous les articles commençant par « L » et « M » et s'apprêtait à commencer la lettre « N ». A l'article « Natif », dans un passage typiquement et bizarrement autobiographique pour un ouvrage aussi officiel et prétendument impersonnel, il écrivait : « Je suis natif de Langres, petite ville du Bassigny, dévastée en cette année (1760) par une maladie épidémique qui dure depuis quatre mois, et qui m'a emporté trente parents ' ». Il y avait aussi La Religieuse qui prenait les proportions d'un livre : « Mais cela s'étend sous la plume, et je ne sais quand je toucherai la rive 2 ». Il faisait également des comptes rendus pour la Correspondance littéraire, périodique bimensuel de Grimm. Il commenta la traduction d'un poème épique de Gessner sur la mort d'Abel '. Dans le compte rendu d'un petit roman écrit à la façon des anciens Grecs, il fait deux commentaires significatifs. L'un définit les limites de son admiration pour les Anciens, tout humaniste qu'il fût : l'autre souligne avec insistance que toute chose, même en art, doit avoir son utilité : « Lisons donc les Anciens ; écrivons, s'il se peut, comme eux ; mais tâchons d'écrire de meilleures choses » ; et encore : « Ce n'est pas assez qu'un poème ait un modèle subsistant ; il faut encore qu'il ait un but utile 4 ».



L'intérêt de Diderot pour le théâtre n'avait pas non plus diminué, car il traduisait The Gamester d'Edward Moore que Garrick avait monté à Drury Lane en 1753. Ses idées sur le théâtre avaient déjà été très influencées par cette pièce ; il la mentionne en particulier dans ses Entretiens sur le Fils naturel en 1757 5. L'intrigue retrace le déclin et la chute d'un joueur impénitent qui, après avoir perdu au jeu la fortune de sa femme, celle de sa belle-sour, sans compter la sienne, est jeté en prison pour dettes, et se suicide. Diderot fut peut-être attiré par ce sujet parce qu'il avait lui-même une faiblesse pour le jeu. « Il aimait à jouer, écrit sa fille, jouait mal et perdait toujours « ». Il écrivait d'ailleurs dans Y Encyclopédie : « Quoi qu'il en soit, la passion du jeu est une des plus funestes dont on puisse être possédé. L'homme est si violemment agité par le jeu, qu'il ne peut plus supporter aucune autre occupation. Après avoir perdu sa fortune, il est condamné à s'ennuyer le reste de sa vie ' ». Dans sa traduction de Moore, Diderot donnait un exemple concret de la conviction qu'il avait exprimée avec tant d'insistance dans le discours De la poésie dramatique (1758), à savoir que le théâtre devait servir à « nous faire aimer la vertu et haïr le vice 8 ».

La connaissance de l'anglais de Diderot, très suffisante pour ses traductions antérieures d'ouvrages plus intellectuels comme {'Histoire de Grèce de Temple Stanyan (1743), l'Essai sur le mérite et la vertu de lord Shaftesbury (1745), ou le Médical Dictionary de Robert James (1746-1748), n'était pas toujours suffisante pour le langage familier du Gamester ». Le Joueur, que Diderot appelait une « tragédie » plutôt qu'un « drame » ,0, suivait de très près l'intrigue du modèle, avec quelques détails supplémentaires et des lignes ajoutées spécialement pour marquer les transitions. Diderot s'efforçait, disait-il, d'adapter l'original aux mours françaises. Sa traduction, en conséquence, était fort diluée et contenait deux fois plus de mots que le texte anglais ".

Diderot parlait du Joueur d'une façon aussi mélodramatique que la pièce l'était en réalité. Envoyant à Mme d'Epinay sa traduction du dernier acte, il la mettait en garde : « Je ne voudrais pas que vous le lussiez immédiatement après dîner. Cela serait bien capable de troubler la digestion et de faire beaucoup de mal l2 ». Les amis de Diderot, Grimm, Mme d'Epinay, le dramaturge Saurin et d'Argental, ami et conseiller de Voltaire depuis soixante ans, aimèrent la pièce. « Ils veulent tous que je raccommode Le Joueur et que je le donne aux Français u ». Il semble bien que les Français aient examiné sérieusement la traduction de la pièce. Diderot fut solennellement invité à assister à une lecture probatoire et répondit en proposant que Grimm ou d'Argental le représentent '". Mais la pièce fut bien sûr refusée, et Grimm, quelques années après, essaya de faire croire que Diderot avait seulement voulu « la faire connaître à des femmes qui n'entendaient pas l'anglais " ».

En répondant à l'invitation de la Comédie-Française, Diderot souleva la question de son Père de famille. Publiée deux ans plus tôt, la pièce avait fait beaucoup de bruit mais n'avait pas encore été jouée. « Je leur abandonne Le Père de famille pour en disposer comme d'un bien qui leur appartient. Je ne prétends rien du tout au produit des représentations. Des privilèges d'auteur, le seul que je prierais ces messieurs de me laisser, c'est celui de me choisir des acteurs l6 ». Le lendemain, il écrivait à Sophie : « J'ai vu M' d'Argental, qui m'a encore reparlé du projet des comédiens sur Le Père de famille " ». En janvier 1761, la décision fut prise de jouer la pièce de Diderot et elle fut mise en répétition ,8. C'est peut-être en guise de consolation que la troupe de la Comédie-Française prit la décision de la représenter ; elle avait déjà déçu Diderot en refusant Le Joueur. Plus vraisemblablement, mais cela n'est pas certain, la troupe qui avait joué Les Philosophes de Palissot était soumise à de fortes pressions pour prouver son équité et sa loyauté. La Comédie-Française était prise dans une lutte essentiellement politique, et chaque camp voulait s'approprier ce levier qui façonnait l'opinion publique.

Le Père de famille s'était déjà fait connaître en province et à l'étranger. En avril 1759, la pièce avait été jouée à Toulouse et à Bordeaux ; en novembre 1760, à Marseille, en janvier 1761 à Hambourg, et deux fois à Lyon en février 1761 ". Le Fils naturel avait aussi été joué, mais pas à Paris. Il fut donné à Baden en août 1759 et à Hambourg en novembre 1760 ; on disait que la troupe de Marseille se préparait à le jouer en janvier 1761 20. Ces représentations étaient loin d'avoir le retentissement qu'elles auraient eu à la Comédie-Française. Pourtant, puisque Diderot s'efforçait de toucher un public nouveau, un public prêt à goûter le réalisme et les émotions quotidiennes de la vie de la petite bourgeoisie, ces représentations sont très symptomatiques. Celles du Père de famille en province « marquent une date importante dans la prise de conscience du Tiers-Etat en France au dix-huitième siècle : elles inaugurent une nouvelle époque dans l'histoire du théâtre national ».



Pour la dernière période de 1760, au moment même où l'on négociait les représentations du Père de famille, il n'existe pas moins de vingt-huit lettres (dont certaines aussi longues qu'un romaN) de Diderot à Sophie Volland. Ecrites en l'espace de douze semaines, elles nous permettent d'ausculter le rythme de sa vie active. Sophie séjournait dans la maison de campagne de sa famille ; Diderot était tantôt dans son cabinet sous les toits de la rue Taranne, tantôt en train de harceler son ami Damilaville, car c'était chez lui qu'arrivaient les lettres de Sophie, tantôt à Grandval, ou à La Chevrette, maison de campagne de Mme d'Epinay, près de Montmorency. Beaucoup de temps et de peine furent consacrés, cet automne-là, à écrire des lettres, à les envoyer et à se demander inutilement pourquoi les réponses tardaient tant. Grâce à tout cela, Damilaville, un des principaux administrateurs du vingtième pour l'ensemble de la France, avait su se rendre indispensable. De par sa situation, les lettres marquées de son sceau circulaient en franchise, et il usa de ce privilège pour faciliter l'échange de lettres entre les philosophes. Voltaire et Diderot furent probablement ceux qui en profitèrent le plus. Damilaville, dans son bureau du bel hôtel de Clermont-Tonnerre, pouvait se flatter d'être un des personnages les plus utiles et les plus choyés de tout le parti des philosophes, et il a dû lui arriver de se demander s'il était aimé pour lui-même ou pour son contreseing n.

Au cours de cet automne, Diderot eut deux accidents, dont l'un en des circonstances qui lui parurent assez compromettantes. Pour décrire dans l;Encyclopédie la manufacture de tabac, Diderot, accompagné du dessinateur chargé des dessins pour les gravures, passa chez un jeune fonctionnaire nommé Destouches qui avait promis de leur faire visiter la manufacture. Quand ils arrivèrent, Destouches était en conversation avec une jeune fille. Le temps passait, Diderot renvoya le dessinateur et les trois autres prirent finalement un fiacre pour se rendre chez Le Breton, le libraire. Mais au beau milieu d'une rue très mal famée, l'essieu de la voiture se rompit. Diderot donna de la tête contre la paroi de la voiture. « Destouches descend par le côté renversé ; moi et la demoiselle par l'autre côté, et cela à la vue de la compagnie la plus nombreuse et la moins choisie. Heureusement, elle avait l'air plus honnête que peut-être elle ne l'était2! ». Le nez de Diderot le fit souffrir pendant quelques jours - et son orgueil peut-être aussi - mais aucun mal durable ne s'ensuivit.



L'autre accident se produisit à La Chevrette. « J'étais allé me promener autour d'une grande pièce d'eau sur laquelle il y a des cygnes. Ces oiseaux sont si jaloux de leur domaine, qu'aussitôt qu'on en approche ils viennent à vous au grand vol. Je m'amusais à les exercer et quand ils étaient arrivés à un des bouts de leur empire, aussitôt je leur apparaissais à l'autre bout. Pour cet effet, il fallait que je courusse de toute ma vitesse. Ainsi faisais-je, lorsque je rencontrais devant un de mes pieds une barre de fer qui servait de clé à ces ouvertures qu'on pratique dans le voisinage des eaux renfermées, et qu'on appelle des regards. Le choc a été si violent que l'angle de la barre a coupé en deux, ou peu s'en faut, la boucle de mon soulier ; j'ai eu le coup de pied entamé et presque tout meurtri. Cela ne m'a pas empêché de plaisanter sur ma chute qui me tient en pantoufle, la jambe étendue sur un tabouret " ».



Il est souvent pénible pour la postérité de trouver les philosophes du xviip siècle occupés à des jeux - du moins quand ces jeux ne sont pas intellectuels.

Dans les lettres à Sophie, on voit Diderot en relation avec un grand nombre de personnages pittoresques et intéressants. Il y avait le baron Dieskau, alors couvert de blessures, commandant les troupes françaises à la bataille du lac Georges en 1755 (Parkman, dans son chapitre sur Dieskau dans son livre Montcalm and Wol/e a largement pris ses sources dans les lettres à Sophie Volland de novembre 1760 2!). Il y avait Mme d'Epinay, la maîtresse de Grimm qui commençait à montrer des signes évidents de lassitude 26. Diderot avait fini par nouer des liens très amicaux avec elle, et ce fut chez elle, à Paris, qu'il entendit le comte Oginski, le plus célèbre artiste de son temps 2'. Dans son cercle, il y avait aussi le dramaturge Saurin dont Grimm et Diderot avaient découvert ensemble à la première le Spartacus à la Comédie-Française ; Diderot, avec les meilleures intentions du monde, lui conseilla de transformer du début à la fin le plan d'un futur « Siège de Calais ». « Je l'ai renversé d'un bout à l'autre a ». Il y avait le poète Saint-Lambert et sa maîtresse Sophie d'Houdetot, ce couple qui avait joué un si grand rôle, innocemment et indirectement, dans la rupture entre Diderot et Rousseau N. II y avait enfin l'irrésistible et petit Galiani, le diplomate napolitain, spirituel et drôle par ses anecdotes et sa mimique. « C'est un trésor dans les jours pluvieux 30 ». A Grandval venait de temps en temps Mme Geoffrin « presque pas ennuyée, chose rare ». Faisant une partie de piquet avec Diderot, elle lui demanda des nouvelles de sa femme et de sa fille. « Madame Geoffrin ne découche point. Sur les six heures du soir, elle nous embrasse et remonte dans sa voiture avec l'ami d'Alain ville, et la voilà partie " ». A Paris, il y avait Thiérot, ami et ancien commissionnaire de Voltaire. « C'est un bon homme, mais d'une mémoire cruelle. Il s'est mis à nous réciter des vers de tous les poètes du monde, et il était près de neuf heures quand il nous a quittés n ». Ces personnes, et bien d'autres, traversent les lettres de Diderot, comme plus tard une semblable compagnie de personnages divers et savoureux traverseront les pages de Jacques le fataliste.

Certaines des descriptions de Diderot ont un humour et une puissance d'imagination dignes de Dickens. Ainsi celle du corpulent curé de La Chevrette.

C'est peut-être le seul qui ait le nez expressif. Il loue du nez, il blâme du nez ; il décide du nez ; il prophétise du nez. Grimm dit que celui qui entend le nez du curé a lu un grand traité de morale ".

Ou celle de Mme Buffon, la femme du naturaliste :

Elle n'a plus de cou. Son menton a fait la moitié du chemin ; ses tétons ont fait l'autre moitié ; moyennant quoi ses trois mentons reposent sur deux bons gros oreillers ".

Après avoir dîné avec un certain Colardeau, Diderot écrivait :



Il n'a pas une once de chair sur le corps ; un petit nez aquilin, une tête allongée, un visage effilé, de petits yeux perçants, de longues jambes, un corps mince ci fluet. Couvrez cela de plumes ; ajustez à ses maigres épaules de longues ailes, recourbez les ongles de ses pieds et de ses mains, et vous aurez un tiercelet d'épervier ».

Il peut paraître surprenant quand on sait que Diderot était très sociable et grégaire de découvrir qu'il cherchait à éviter les occupations et les foules sans intérêt : « Je crains la cohue », écrivait-il. Il désirait un jour quitter La Chevrette : « Nous avons trop de monde pour être bien, Dans les cohues, on se mêle ; les indifférents s'interposent entre les amis ; et ceux-ci ne se touchent plus ». « Je me suis demandé plusieurs fois pourquoi avec un caractère doux et facile, de l'indulgence, de la gaieté et des connaissances, j'étais si peu fait pour la société. C'est parce qu'il est impossible que j'y sois comme avec mes amis et que je ne sais pas cette langue froide et vide de sens qu'on parle aux indifférents. J'y suis silencieux ou indiscret M ».

Si Diderot se sentait déplacé dans la société, c'est en partie parce qu'il était timide. II est étrange de penser à lui comme à un homme timide, mais il le pensait vraiment. C'était aussi parce qu'il n'avait pas de réserve de bavardage : « Je balbutie toujours de timidité la première fois que je vois. Et puis, tout se réduit alors à des phrases d'usage dont on se paie réciproquement, et je n'ai pas un sou de cette monnaie ». Quinze jours plus tard, il répétait la même chose : « Je n'ai pas un Iiard de cette monnaie-là. Je sais dire tout excepté bonjour. J'en serai toute ma vie à l'abc de tous ces propos qu'on porte de maison en maison, et qu'on entend dans tous les quartiers à la même heure " ».

Les lettres à Sophie Volland qui subsistent sont nombreuses au cours de ces onze années-là. De l'âge de quarante-six ans jusqu'à la fin de la cinquantaine, elles permettent de sonder son caractère en profondeur, ce que n'avait pas permis la rareté des sources pour les premières années. Ces lettres nous révèlent que Diderot était prêt à se dévouer à ses amis, même au prix de son temps et souvent de ses sentiments. C'est une qualité relativement peu ordinaire chez un homme de génie. En 1760, Diderot n'avait pas vraiment envie d'aller à Grand val, parce que d'Holbach était d'humeur acariâtre. « Mais il n'y a pas moyen de rester. J'aurais l'air d'abandonner Mme d'Aine qui m'a si bien accueilli les vacances passées. Je ne suis bien avec moi-même que quand je fais ce que je dois ». Une fois à Grandval, il y resta, toujours pour Mme d'Aine. « Mais Madame d'Aine n'est pas une femme qu'on plante là comme on veut. On lui doit trop " ». D'Holbach finira par devenir « féroce », prophétisait Diderot, « Si je ne me tenais à deux mains... » « Je crains qu'incessamment, tout le monde s'éloigne de lui et qu'il ne reste seul ; avec moi, s'entend. J'y ai pensé et mon parti est pris. J'aimerais mieux souffrir que de m'accommoder au soupçon d'ingratitude. Les ruptures ont toujours un mauvais effet dans le monde ; et puis l'inconvénient des services acceptés, c'est qu'avec une âme bien née, on ne sait jamais quand on est quitte à quitte " ».



Il est clair que Diderot voulait convaincre Sophie qu'il était capable de la même prévenance et de la même délicatesse de sentiments à son égard w. Certaines de ses lettres sont plutôt banales. Mais on y rencontre souvent des passages d'une analyse psychologique si sensible qu'elles sont dignes de figurer dans une anthologie de l'amour :

C'est pour moi et non pour vous que je vous dis que je vous aime de toute mon âme ; que vous m'occupez sans cesse ; que vous me manquez à tout moment ; que l'idée que je ne vous ai plus me tourmente même quelquefois à mon insu ; ou si d'abord je ne sais ce que je cherche, à la réflexion, je trouve que c'est vous ; que si je veux sortir sans savoir pourtant où aller, à la réflexion, je trouve que c'est où vous êtes ; que si je suis avec des gens aimables et que je sente l'ennui me gagner malgré moi, à la réflexion, je trouve que c'est que je n'ai plus l'espérance de vous voir un moment, et que c'était apparemment cette espérance qui me rendait le temps supportable ".

Mme d'Aine dirait de moi, prophétisait Diderot, « qu'il faudra qu'elle me fasse noyer par pitié 4! ».

Il parlait ouvertement à Sophie de ses relations avec sa femme. « Les questions les plus obligeantes amènent des réponses si dures de sa part, que je ne lui parle jamais sans une extrême nécessité. (...) J'aurai peu de scènes domestiques. Le temps est passé où la déraison me rendait furieux, et où, désespéré de ne pouvoir porter mes mains sur un autre, je les tournais sur moi et je me frappais, ou j'allais me donner de la tête contre le mur. Je m'y fais... » Quelquefois il se faisait la morale à son sujet : « Encore une promenade avec moi et je réponds que, quoi qu'elle fasse et dise, elle ne m'arrachera pas un mot d'impatience ». Quand Diderot revint de la campagne, sa petite fille de sept ans « me jeta ses petits bras autour du col et m'embrassa en disant : " C'est mon papa, c'est mon petit papa. " La mère ne me dit rien. Je passai dans mon cabinet où je trouvai une pile de lettres. Je les lus. On servit et nous nous mîmes à table sans mot dire. Mais il y a plus. C'est que nous ne nous sommes pas encore parlé " ».

Au début de novembre, Diderot était de retour rue Taranne ; il y resta tout l'hiver "4. Les collaborateurs de l'Encyclopédie qui, déjà en septembre, « me font enrager par leurs lenteurs », lui causaient toujours des ennuis en novembre. « Ce qui me prend un temps infini, ce sont les lettres que je suis forcé d'écrire à mes paresseux de collègues pour les accélérer 4S ».

La conduite ambiguë de Voltaire à l'égard des Philosophes de Palissot avait fort éprouvé la patience de Diderot. C'est ainsi qu'il écrivit rageusement à Sophie Volland à propos de Voltaire : « Il se plaint à Grimm très amèrement de mon silence. Il dit qu'il est au moins de la politesse de remercier son avocat. Et qui diable l'a prié de plaider ma cause ? Et qui diable lui a dit qu'il l'avait plaidée comme il me convenait * ? » Mais les affaires étant ce qu'elles étaient en 1760, ce n'était pas le moment de laisser la rumeur publique s'emparer d'un désaccord. Aussi Diderot dut-il trouver bizarre que Damilaville et Thiérot aient fait espérer à Voltaire qu'il aurait des nouvelles de Diderot au sujet de Tancrède. Cette tragédie de Voltaire, qui était d'une tout autre dimension que L'Ecossaise, représentée seulement cinq semaines plus tôt, fut jouée pour la première fois le 3 septembre 1760. Diderot assistait à la représentation "'. Tancrède, qui met en scène la chevalerie à Syracuse en l'an 1005, en appelait particulièrement aux sentiments patriotiques des Français, car on y faisait souvent allusion à la descendance française du héros. Diderot n'avait pas aimé L'Ecossaise qu'il trouvait «mince et chétif », en comparaison de sa propre traduction du Joueuru. Il eut une bien meilleure impression de Tancrède. Le premier et le second actes étaient froids, écrivait-il à Sophie, mais le troisième « est une des plus belles choses que j'aie jamais vue (...), le quatrième est vide d'action, mais plein de beaux morceaux. On ne sait ce que c'est que le cinquième. Il est long, long, long, froid, entortillé ; maussade enfin excepté la dernière scène qui est encore très belle ». Mais tout ce commentaire restait privé. « C'était bien mon dessein de ne pas écrire à ce méchant et extraordinaire enfant des Délices (la maison de Voltaire à GenèvE). Voilà-t-il pas que Damilaville et Thiérot m'ont mis dans la nécessité de lui faire passer mes observations sur Tancrède (...) Il a bien fallu écrire à ce brigand illustre du lac 4' ».

La lettre de Diderot était pleine de tact et aussi de franchise. Il louait, mais il critiquait aussi. Pourtant il appelait Voltaire « cher maître ». « Combien de couronnes diverses rassemblées sur votre seule tête ! Vous avez fait la moisson de tous les lauriers ; et nous allons glanant sur vos pas et ramassant par-ci par-là quelques méchantes petites feuilles que vous avez négligées et que nous nous attachons fièrement sur l'oreille en guise de cocarde, pauvres enrôlés que nous sommes n ».

Mais l'affaire n'était pas tout à fait terminée car un pamphlet circula à Paris qui attribuait à Diderot une sévère critique de Tancrède. Diderot se hâta de nier dans une lettre au Mercure de France du 15 janvier 1762 ai Et les affirmations de l'auteur du pamphlet ne ternirent pas, pour autant qu'on le sache, les rapports entre Diderot et Voltaire. Au contraire, celui-ci demanda à la marquise de Fontaine d'arranger un dîner à Paris, avec Diderot, d'Alembert, Damilaville et Mlle Clairon la célèbre actrice, au cours duquel on devait lire le manuscrit de la pièce de Voltaire, Cassandre ". Diderot, évidemment terrorisé par cette perspective, énuméra à Damilaville une longue liste de bonnes raisons qui l'empêchaient d'assister à ce dîner, la plus intéressante étant que « je fuis les gens que je n'ai jamais vus, et vous le savez bien. (...) Tirez-moi de là sans blesser personne " ». Voltaire décommanda lui-même le dîner, sa Cassandre ayant à son avis grand besoin d'être revue, et il ne semble pas qu'un autre dîner ait été envisagé dans la suite M.

La première du Père de famille approchait ; tout Paris était conscient de ce qui était en jeu. Après l'humiliation infligée à Diderot par la pièce de Palissot, non seulement sa réputation de dramaturge, mais aussi le prestige du parti des philosophes allaient être mis à l'épreuve. Un succès retentissant du Père de famille signifierait une victoire, peut-être même la victoire du parti des encyclopédistes. « Le succès est très nécessaire et très important », écrivait Voltaire ". Comme un observateur le disait à un correspondant de Bruxelles : « Toutefois est-il aisé à prévoir que la première représentation de cette pièce sera tumultueuse M ».

La première eut lieu le 18 février 1761 ; le théâtre était comble (onze cent soixante-dix-huit spectateurS). Mais il n'y eut pas d'émeute. « Tout s'est passé fort tranquillement », écrit le même correspondant à Bruxelles. Le critique des Annonces, Affiches et Avis divers, journal édité à Paris mais très répandu en province, n'aimait guère le genre de la pièce, mais rapportait : « Elle a été très bien reçue (...) La pièce a été fort bien accueillie. On a vu, dans les premières loges, toutes les femmes prendre leurs mouchoirs de bonne grâce, et la moitié du parterre en larmes " ». L'écrivain Collé détesta la pièce ; mais le Mercure de France disait : « La première représentation a été applaudie ; celles qui l'ont suivie, ont déterminé le succès. (...) La scène offre des tableaux d'un intérieur domestique, que l'on n'avait encore jamais vus au théâtre ».

Mais bientôt, les Annonces, Affiches et Avis divers faisaient remarquer : « Comme on s'ennuie bientôt de pleurer, la foule diminue tous les jours au spectacle du Père de famille, et cette pièce n'ira pas loin M ». Fréron, qui n'était pas trop enclin à chanter les louanges de Diderot, rapportait : « Comme il n'était pas possible de donner cette pièce telle qu'elle est imprimée, on y a fait beaucoup de changements qui l'ont rendue supportable au théâtre ; mais il eût fallu pour qu'elle réussît, la refondre entièrement. Elle n'a eu que six ou sept représentations médiocrement applaudies ». En 1761, il y eut six représentations, la dernière le 4 mars. Les spectateurs étaient encore nombreux pour la saison, mais ils le furent de moins en moins, et à l'avant-dernière représentation, ils n'étaient plus que six cent seize.



Le Père de famille ne fut pas franchement un échec, c'est certain, mais son succès fut ambigu et surtout indécis. A trois reprises en 1760-1761, la Comédie-Française avait accepté de jouer des pièces qui faisaient partie d'un combat politique, Les Philosophes de Palissot, L'Ecossaise de Voltaire et maintenant Le Père de famille de Diderot. L'accueil fait par le public à la pièce de ce dernier montre que le succès ne fut pas assez retentissant pour régler en profondeur une question politique. Ce nouveau genre théâtral n'avait pas une puissance irrésistible comme arme de propagande. Ainsi que le faisait remarquer un contemporain objectif et impartial, « le succès de cette pièce n'a pas été bien décidé ».

Diderot ne pouvait être satisfait de l'accueil de la pièce. Il est clair, d'après la lettre qu'il écrivit à Voltaire, qu'il aurait aimé que la faute en incombât plus à la mise en scène qu'à la pièce elle-même. Bien qu'il eût demandé à la troupe le privilège de distribuer les rôles, et c'était la seule faveur qu'il eût demandée, il écrivit à Voltaire : « Ils se sont distribué les rôles entre eux, et ils ont joué sans que je m'en sois mêlé ». Diderot assista aux deux dernières répétitions et Grimm nous dit qu'il fit quelques changements aux quatrième et cinquième actes. Mais Diderot n'en parle nulle part et il ne reste aucune preuve des différences qu'il put y avoir entre la pièce telle qu'elle fut jouée et la version imprimée deux ans plus tôt. Ce qu'il en dit, c'est que « les comédiens se saisissent de ce triste Père de famille, et qu'ils le coupent, le taillent, le châtrent, le rognent à leur fantaisie ». De plus le jeu que réclamait la nouvelle pièce « leur était si étranger, que la plupart m'ont avoué qu'ils (remblaient en entrant sur la scène comme s'ils avaient été à la première fois (...) ; j'ai réussi à la première autant qu'il est possible quand presque aucun des acteurs n'est et ne convient à son rôle « ». Le récit de Grimm est si explicite que, sans le vouloir, il frise le ridicule :

Si cette pièce avait été jouée il y a vingt ans, elle aurait eu la réputation et le succès de Zaïre, parce que le théâtre possédait alors des acteurs capables d'en remplir les rôles. Aujourd'hui les meilleurs acteurs sont sur leur déclin, et prêts à se retirer sans être remplacés, et les rôles du Père de famille n'ont pu être distribués qu'à des acteurs ou déplacés, ou médiocres. Le plus grand zèle et la meilleure volonté qu'ils ont apportés à l'exécution de cette pièce n'ont pu remédier à un défaut aussi essentiel, et l'illusion en a souffert considérablement. On n'a pu voir un enfant de quinze ans, tel que Sophie, dans la personne de Mlle Gaussin qui en a cinquante, et dont l'embonpoint et la taille achevaient de détruire l'illusion. Le rôle de Saint-Albin, rempli de pétulance, de mouvement, de chaleur, de grâces, de gentillesse, fait exprès pour Grandval, tel qu'il était il y a vingt ans, n'a pu être joué par lui, aujourd'hui que la jeunesse, les grâces, et la mémoire l'ont quitté ; il a fallu le donner à Belcour, qui l'a joué de son mieux, mais dont le mieux est d'une médiocrité insupportable. Grandval a pris le rôle de Germeuil, qui n'est pas considérable, et que son défaut de mémoire l'a pourtant empêché de faire valoir ".

Grimm nous apprend ensuite que le rôle du méchant et sardonique commandeur était joué par l'acteur comique le plus apprécié de la Comédie-Française, avec le résultat que le public riait sans cesse et toujours à contre-temps. Il nous parle de l'effet prodigieux que la pièce avait fait en province, en comparaison avec Paris.

Bien que Diderot ait écrit à Voltaire : « Je ne sais quelle opinion le public prendra de mon talent dramatique, et je ne m'en soucie guère ** », les témoignages semblent démontrer au contraire que la modestie de son succès ('alarmait, le décourageait fort et l'amena à se poser quelques questions troublantes sur sa capacité de création. Que faire s'il n'en avait pas vraiment ? Loin de ne pas s'en soucier, il est beaucoup plus vraisemblable qu'il en ressentit une douloureuse déception et souffrit aussi de ce qu'on appelle P« angoisse de l'échec " ».



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Denis Diderot
(1713 - 1784)
 
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