Denis Diderot |
De même que Le Fils naturel, Le Père de famille n'eut pas immédiatement l'honneur d'être représenté à la Comédie-Française. II fallut attendre jusqu'en 1761, mais entre-temps, la pièce avait acquis une grande influence et une réelle notoriété. Entre 1758 et 1800, trente-deux éditions parurent en français, dix en allemand, trois en anglais (plus une pièce de Johnny Burgoyne plus fortement influencée par Diderot qu'on ne l'admet généralement : deux en russe, autant en danois, polonais et italien, et une en espagnol ' ; ainsi l'on peut dire que les idées de Diderot sur le théâtre, exprimées dans ce dernier ouvrage comme dans les Entretiens sur le Fils naturel, eurent une large audience. Nombre de ces éditions, et particulièrement les éditions françaises, étaient suivies du discours De la poésie dramatique. Pour la société de l'Ancien Régime, il semblait évident que l'une des préoccupations essentielles d'un père devait être d'assurer de bons partis à ses enfants ; les deux pivots principaux de la nouvelle pièce étaient - comme le faisait remarquer Diderot lui-même - l'établissement des deux enfants du Père de famille 2. Il avait en effet affirmé, dans les Entretiens sur le Fils naturel, sa conviction que le théâtre devait se soucier des opinions et de la vie des gens, à la fois dans leurs rapports professionnels et dans leur vie de famille - le juge, le commerçant, l'homme de lettres, le père de famille. « Le père de famille ! Quel sujet... » s'écriait-il ». Le Père de famille était donc une pièce où la sagesse paternelle se heurtait violemment à l'impétuosité d'un jeune amoureux. Son intrigue ressemblait beaucoup à la cour que Diderot avait faite à Anne-Toinette Champion, y compris l'histoire de la lettre de cachet. Aussi intéressante que pût être pareille pièce pour le public du xvnr siècle, elle est encore plus intéressante pour qui étudie la vie de Diderot, car iJ est évident que le père de famille est le père de Diderot ; que Saint-Albin, le jeune amoureux plein de fougue, est Diderot tel qu'il se souvient de lui-même. De même, l'atrabilaire et détestable commandeur, beau-frère du père de famille et donc oncle de Saint-Albin et de Cécile, reflète l'image que Diderot avait gardée de son jeune frère l'abbé * ; Cécile, la fille de la famille, « un composé de hauteur, de vivacité de réserve et de sensibilité », correspond à l'idée que Diderot se faisait du caractère de sa soeur ' ; et l'héroïne (dont le nom est Sophie est non Anne-ToinettE) correspond probablement à l'image qu'il se faisait de Sophie Volland jeune 6. Les traits de son caractère montrent que c'est elle qu'il avait en tête, plutôt que sa femme quand il écrivit le rôle. S'il en est ainsi, Diderot fit consciemment ou non à Mme Diderot l'affront de donner le caractère et le nom de sa maîtresse à un rôle qu'elle avait tenu elle-même dans la vie réelle. Il n'est pas très surprenant que Mme Diderot ne soit pas allée voir la pièce jusqu'à sa reprise en 1769, et que même alors elle ait montré peu d'empressement, au déplaisir de son mari '. Autre aspect intéressant de cette pièce sur la vie d'une famille : ni mère ni épouse vivantes n'y figurent. Le père de famille est veuf. De temps en temps, les personnages parlent avec affection de la mère, mais son absence n'influe en rien sur l'intrigue. Il est évident que Diderot ne se sentait ni la volonté ni la capacité de traiter convenablement ce personnage. Un psychiatre pourrait certainement spéculer de façon fort intéressante sur la signification biographique de la mise à l'écart de la mère dans une pièce qui roule tout entière sur les rapports de famille ". L'action se déroule en vingt-quatre heures dans la maison du père de famille, Monsieur d'Orbesson. Saint-Albin, le fils, a pris depuis peu l'habitude de sortir tard le soir. Comme le rideau se lève, la famille attend son retour. Peu après que ces personnes sont entrées en scène, ils se retirent pour la nuit, laissant le père de famille seul. Saint-Albin arrive bientôt, habillé en artisan, et explique qu'il est tombé amoureux d'une jeune fille vertueuse qui le prend pour un ouvrier. Sophie, échouée temporairement à Paris, essaie de gagner en filant assez d'argent pour pouvoir retourner chez elle. Le père de famille, pressé par Saint-Albin, consent à la voir. Il trouve la jeune femme séduisante, mais sa fortune et sa position sociale insuffisantes pour son fils. II lui propose de l'aider à rentrer chez elle, si elle renonce à Saint-Albin. S'ensuit une scène très orageuse entre le fils et le père (qui finit par prononcer une malédictioN) et entre le fils et l'oncle. Le fils résout d'enlever sa bien-aimée, tandis que le vieux commandeur se décide à recourir à une lettre de cachet pour la mettre à l'écart. Nombre de péripéties surviennent tout au long des cinq actes et le lecteur est tenté plus d'une fois de donner raison à Fréron qui écrit qu'« à chaque instant on s'aperçoit de l'embarras où il est d'étendre sa pièce. Il imite ces fabricants peu scrupuleux qui font tirer leurs étoffes avec violence, pour leur donner plus de longueur aux dépens de la qualité ' ». Il advient alors que, par la plus grande des coïncidences, le commandeur est aussi l'oncle de Sophie. Cette révélation, un deus ex machina presque identique à celui du Fils naturel, établit que Sophie est d'une bonne famille - évidemment ! puisqu'elle est la cousine de son amoureux - de sorte que tout finit bien si ce n'est que le revêche et hargneux commandeur reste jusqu'au bout intraitable, endurci, fidèle à son personnage. Respectant les principes que Diderot avait déjà énoncés dans les Entretiens, on trouve dans Le Père de famille des tableaux précis, très dans la manière de Greuze, comme dans la scène du début du second acte qui dépeint la philanthropie du père de famille, ou la scène finale. Il y a aussi des descriptions détaillées du décor et des indications de jeux de scène ; les tirades des acteurs sont écrites dans une prose hachurée, avec des phrases inachevées pour noter les gestes et l'effet de passions tumultueuses. Ces discours ont souvent un effet narratif. Saint-Albin surtout parle le langage authentique d'un jeune homme impulsif et prompt, éperdument amoureux. Il parle le langage d'un homme que l'expérience a purifié. Cet accent mis sur la vertu de l'amour romantique, précédant de deux ans La Nouvelle Héloïse, introduit quelque chose de nouveau et d'attirant dans le théâtre français et montre qu'un changement pointait l0. « Vous ignorez ce que je dois à Sophie, vous l'ignorez... Elle m'a changé. Je ne suis plus ce que j'étais... » Et quand le commandeur demande à Saint-Albin de quoi il pense vivre, ce dernier réplique avec une éclatante confiance, comme s'il parlait de tout le trésor des Indes : « J'ai quinze cents livres de rente ". » Le XVIII e siècle aimait cela. Comme Lucifer dans Le Paradis perdu, le caractère le plus marquant de toute la pièce n'était pas destiné à ce rôle. C'était le commandeur ; et c'était bien vu de le laisser jusqu'à la fin revêche et intraitable. Le père de famille non plus ne remplit pas le rôle qui lui est imparti. Il est trop passif. Il suit l'action au lieu de la dominer. Bien que Le Père de famille soit une pièce fort intéressante sur une histoire d'amour compliquée, elle est loin de prouver ce que Diderot pensait démontrer : le point de vue particulier de la relation paternelle. Pour ce faire, il aurait fallu qu'il fît du père de famille un personnage plus positif et dynamique, beaucoup plus en conflit avec lui-même. Pourtant Diderot était fier de sa pièce et déclara qu'il l'avait écrite tout d'un trait, de la première scène jusqu'à la dernière 1!. Pendant qu'il l'élaborait, il écrivit à un ami qui avait laissé entendre que le plan de l'ouvrage pourrait être aménagé : « Ce plan est cousu de manière, cette charpente assemblée de façon que je n'en peux arracher un point, déplacer une cheville, que tout ne se renverse ". » Ce plan était si compliqué que le synopsis remplissait trois pages serrées au format banal d'un dictionnaire de théâtre de l'époque ". Toutes ces complications n'empêchaient pas Diderot d'être ingénument charmé de son intrigue - il l'encensait longuement sur plusieurs pages du discours De la poésie dramatique ". Tous les critiques n'en pensaient pas autant ". Diderot accroissait le sentiment de contemporanéité du Père de famille, en faisant, au passage, allusion à un incident du siège de Port-Manon où figurait Saint-Albin. Ce procédé rendait d'autant plus actuelles et audacieuses ses allusions à des sujets tels que les couvents ou les lettres de cachet. Quand Cécile déclare son intention d'entrer au couvent, le père de famille refuse de lui permettre de « descendre tout vif dans un tombeau ». « La nature en vous accordant les qualités sociales, ne vous destina point à l'inutilité ». Diderot est plus audacieux encore en faisant de la lettre de cachet le scélérat de la pièce. II se souvient peut-être du rôle qu'a joué dans sa vie amoureuse une telle lettre. Cet instrument de la volonté royale n'est pas utilisé ici, comme il l'était dans le Tartuffe de Molière, pour dénouer heureusement l'intrigue ; au contraire, c'est en n'utilisant pas la lettre de cachet qu'on obtient un heureux dénouement. Sous-entendre qu'un effet de la volonté du roi pourrait être une calamité était assez audacieux. De plus, Diderot insinue que les lettres de cachet étaient négociables, et servaient de vengeances personnelles. En effet, il fait dire au commandeur à propos de la soubrette de Cécile, que le commandeur déteste cordialement : « Mais j'ai fait une bévue. Le nom de cette Clairet eût été fort bien sur ma lettre de cachet, et il n'en aurait pas coûté davantage " ». Dickens aurait-il pu être plus acéré ? Quand on joua finalement la pièce, ces paroles ne furent pas prononcées. Le censeur Bonamy avait fait remarquer à Malesherbes que ce n'était pas l'affaire de Diderot de louer ou de blâmer les lettres de cachet ", Pourtant le livre fut imprimé tel que Diderot l'avait écrit. Diderot offrit à Voltaire un exemplaire du Fi/s naturel et, un an plus tard, du Père de famille. Dans les deux cas, Voltaire fut fort embarrassé pour répondre. La tactique qu'il employa pour remercier du premier envoi lui parut assez heureuse pour supporter une seconde épreuve, car la seconde lettre de remerciements ressemble fort à la première. La formule de Voltaire était simple. Elle consistait à louer l'auteur plus que sa pièce. « L'ouvrage que vous m'avez envoyé, Monsieur, écrivait-il à propos du Fils naturel, ressemble à son auteur. Il me paraît plein de vertu, de sensibilité et de philosophie. Je pense comme vous qu'il y aurait beaucoup à réformer au théâtre de Paris (...). Je vous exhorte à répandre autant que vous le pourrez dans l'Encyclopédie la noble liberté de votre âme ai ». Remerciant plus tard pour Le Père de famille. Voltaire écrivait encore qu'il contenait « des choses tendres vertueuses et d'un goût nouveau, comme tout ce que vous faites ». Puis il se hâtait de changer de sujet et de passer à l'Encyclopédie : « Vous méritiez d'être mieux secondé », ce qui était très significatif à dire six mois seulement après la désertion de d'AIembert '-'. Voltaire n'avait pas une haute opinion du Père de famille, comme on peut voir dans une lettre à Mme du Deffand. « Vous êtes-vous fait lire Le Père de famille ? Cela n'est-il pas bien comique ? Par ma foi notre siècle est un pauvre siècle après celui de Louis XIV n ». Il peut paraître étrange, puisque Le Père de famille est en prose, que Diderot ait appelé le petit traité qui l'accompagne « discours » De la 'poésie dramatique. Il emploie le mot « poésie » au sens figuré de « tout ce qu'il y a d'élevé, de touchant, dans une oeuvre d'art " ». Dans ses divers chapitres, il traite du plan, du dialogue, des incidents, des différentes sortes de pièces et de personnages, de la division en actes et en scènes, de la décoration, des vêtements, de la pantomime et du jeu, et surtout de la fonction sociale du théâtre. Il étale une vaste connaissance des auteurs classiques et modernes. Bien sûr, il a beaucoup à dire sur Corneille, Racine, Molière et Voltaire et ponctue son discours d'allusions à Boileau, Fénelon, La Rochefoucauld, l'abbé Prévost, Buffon, et même, malgré la mise en garde du censeur, à Helvétius **. Mais il se réfère aussi à Aristote, Platon, Homère, Euripide, Sophocle, Aristophane, Plaute, Anacréon, Catulle, Lucrèce, Horace, Shakespeare, George Lillo (l'auteur de The London Merchant or the History of George BarnwelL), et à Samuel Richardson, célèbre par Pamela-Clarisse. L'auteur auquel il fait le plus appel pour trouver les modèles de son genre de pièces est Térence ts. Une fois de plus, Diderot s'efforce de montrer que son drame est aussi ancien que Térence et aussi nouveau que Le Père de famille. Les proposisions de réformes théâtrales avancées par Diderot étaient inspirées par sa conviction que presque tout dans les pièces contemporaines sonnait faux. En réponse à quelques critiques sur son discours De la poésie dramatique que lui avait envoyées une actrice et romancière renommée, Mme Riccoboni, Diderot faisait remarquer : « Tenez, mon amie, je n'ai pas été dix fois au spectacle depuis quinze ans. Le faux de tout ce qui s'y fait, me tue». Diderot n'avait pas tort. La convention et l'artifice régnaient sans partage sur la scène française. L'accent était mis sur la déclamation plus Que sur le jeu. Diderot accusait les interprètes de son temps de ne jouer que du visage et non de toute la personne, et il citait Garrick comme l'exemple à suivre. Pour corriger le maniérisme des acteurs, Diderot préconisait de les faire répéter dans un amphithéâtre, devant des spectateurs critiques, ce qui lui donne, aux yeux de certains, le droit d'être considéré comme l'inventeur du théâtre en rond. Les acteurs s'habillaient alors avec une magnificence hors de propos, sans égard au caractère de leur rôle. Diderot croyait en une plus grande coordination des différentes techniques théâtrales. Il désirait des « scènes simultanées », qui requéraient un groupement habile et un travail d'équipe des acteurs. Il appelait ces effets des tableaux, ayant en tête ce qu'un metteur en scène moderne appellerait sans doute la « dynamique * ». De plus, il voulait que la peinture théâtrale soit plus rigoureuse et fidèle à la vérité qu'aucune autre peinture. Tout cela supposait, comme l'a dit un grand spécialiste de la littérature française, une réforme complète de la production théâtrale. « Tous les progrès de l'art scénique depuis cent cinquante ans sont sortis de Diderot et les rénovateurs d'aujourd'hui en sortent encore, même lorsqu'ils semblent le nier" ». A l'époque où Diderot écrivait, les représentations de la Comédie-Française étaient encore embarrassées par la présence des spectateurs sur la scène. Les meilleurs acteurs eux-mêmes étaient gênés par cette pratique, car rien ne pouvait être plus propre à détruire l'illusion du théâtre. Cette habitude était une source de revenus pour la troupe de la Comédie-Française, encore que chacun souffrît d'avoir à faire ses entrées et ses sorties tout en esquivant quelque comte ou marquis engagé dans une conversation distrayante. Diderot disait dans sa lettre à Mme Ric-coboni que personne ne devrait plus être admis sur la scène ; on pourrait alors aussitôt faire des améliorations dans la décoration ". Il se trouve que cette réforme particulière, qui marque la fin d'une époque du théâtre français, était tout près d'être adoptée. Grâce à un don substantiel du comte de Lauraguais, les Comédiens-Français acceptèrent de renoncer au revenu qui provenait de la vente des places sur la scène. A dater des vacances de Pâques 1759, les spectateurs furent bannis de la scène de la Comédie-Française ". Le discours De la poésie dramatique est un essai savoureux parce que Diderot y a mis beaucoup de sa propre personnalité. Non seulement tout le livre est dédié « A mon ami. Monsieur Grimm », mais Diderot a aussi écrit dans le cours de l'ouvrage : « C'est toujours la vertu et les gens vertueux qu'il faut avoir en vue quand on écrit. C'est vous, mon ami, que j'évoque quand je prends la plume ; c'est vous que j'ai devant les yeux, quand j'agis. C'est à Sophie que je veux plaire. Si vous m'avez souri, si elle a versé une larme, si vous m'en aimez tous les deux davantage, je suis récompensé " ». Comme l'a souligné un biographe de Diderot, on ne pouvait voir une telle situation qu'au XVIII siècle : la maîtresse non mariée d'un homme marié et l'ami de celui-ci, le célibataire amoureux de la femme d'un autre homme, sont invoqués comme la double inspiration d'une pièce dont le dessein était la glorification de la famille ». La nature de l'argumentation fait du « discours » une ouvre très personnelle. Si j'écris le genre de pièce que j'écris, disait Diderot, c'est parce que je suis ce que je suis. Ce mode de pensée l'oblige nécessairement à dire au lecteur quelle sorte de personne il est ; ainsi trouve-t-on dans l'essai un certain nombre de portraits de la plume de l'auteur tel qu'il se voyait lui-même. D'une part, Diderot pensait qu'il était tel qu'il se décrivait, mais il pensait manifestement aussi qu'il serait bon pour les autres de lui ressembler autant que possible. C'est une méthode de critique littéraire pour laquelle les égotistes doivent avoir de la sympathie ; néanmoins, quand elle est pratiquée par un puissant caractère, de la profondeur et de la portée de celui de Diderot, elle ne peut être condamnée sous le simple prétexte de fatuité. Les vues de Diderot, aussi subjectives qu'elles puissent être, faisaient autorité et on a dit très justement de lui qu'il n'était pas seulement un auteur, mais un législateur '". Pour donner une idée du sérieux avec lequel ses idées étaient reçues, il est bon de rappeler que Lessing, le traducteur allemand anonyme de ses pièces et essais dramatiques, déclarait en 1760 dans sa préface : « Je peux bien dire qu'aucun esprit plus philosophique que le sien ne s'est occupé de théâtre depuis Aristote " ». Diderot se croyait doué d'un esprit droit et direct, un peu simple peut-être mais d'autant plus respectable : « Né avec un caractère sensible et droit, j'avoue, mon ami, que je n'ai jamais été effrayé d'un morceau d'où j'espérais sortir avec les ressources de la raison et de l'honnêteté. Ce sont des armes que mes parents m'ont appris à manier de bonne heure : je les ai si souvent employées contre les autres et contre moi ! ». Bien qu'il parlât avec plaisir de l'usage qu'il faisait de la raison, il était également fier de son aptitude à répondre aux situations émotionnelles. Cette sensibilité, lui et la plupart de ses biographes l'ont regardée comme le trait centrai et majeur de sa personnalité . Cette réponse exacerbée aux implications émotives d'un événement n'était pas simplement l'élément le plus significatif de sa personnalité. C'était aussi l'un des courants intéressants de l'âge de la raison : il colorait une grande partie de la littérature de la seconde moitié du XVIIIe siècle . Diderot avait toujours apprécié le rôle des émotions dans l'expérience psychologique, et le premier apophtegme de ses Pensées philosophiques était : « On déclame sans fin contre les passions (...), il n'y a que les passions et les grandes passions qui puissent élever l'âme aux grandes choses ». Et lorsque, en 1758, il analysa son caractère, pour répondre à Mme Riccoboni qui soutenait qu'il avait beaucoup d'esprit, il mit l'accent, une fois de plus, sur sa sensibilité et, à notre surprise, nia avoir de l'esprit : « Moi ! On ne peut pas en avoir moins ; mais j'ai mieux : de la simplicité, de la vérité, de la chaleur dans l'âme, une tête qui s'allume, de la pente à l'enthousiasme, l'amour du bon, du vrai et du beau, une disposition facile à sourire, à admirer, à m'indigner, à compatir, à pleurer. Je sais aussi m'aliéner, talent sans lequel on ne fait rien quj vaille ». Quand il se voyait en philosophe, il aimait à penser qu'il ressemblait aux Anciens. Cela se voit bien dans sa description du philosophe Ariste, qui répond visiblement à l'idée que Diderot se faisait de lui-même : « le manteau d'un ancien philosophe était presque la seule chose qui lui manquât a ». Il croyait avoir beaucoup de la massive simplicité, de la rudesse, et de la raideur des Anciens. « La nature, écrit-il, m'a donné le goût de la simplicité ; et je tâche de le perfectionner par la lecture des Anciens " ». C'est ainsi qu'en parlant des Anciens, il opérait le rapprochement entre sa propre simplicité et celle qu'il recherchait dans les pièces de théâtre. A cette simplicité qu'il reconnaissait aux mours et à la morale des peuples anciens, il opposait les conventions et l'affectation des manières (et des pièceS) de son temps. Bien sûr, il est facile - et vrai - de dire que, dans sa doctrine, ses préceptes valaient mieux que son exemple. La montagne accouche du mélodrame. Mais ses préceptes étaient néanmoins excellents. En se rapportant constamment aux mours et au drame des Anciens, Diderot espérait révéler des aperçus essentiels sur le double mystère de la création artistique et de son appréciation esthétique. Pour lui, l'art populaire et non élaboré des Anciens, les idées simples et profondes des dramaturges classiques pouvaient révéler les composantes du génie et éclairer, pour les Modernes, les critères du goût. C'est pourquoi une bonne partie du discours De la poésie dramatique dépassait le simple problème de l'art de la scène et plongeait vers les sources les plus profondes et les plus mystérieuses de la créativité et de son appréciation. L'une complète l'autre. L'artiste crée ce que le spectateur apprécie. Comme l'a dit Diderot, l'une des facettes du problème est le génie, une autre le goût ; l'une la création, une autre l'appréciation. Pour ce qui est du génie, Diderot pensait qu'il était de tous les temps. « Mais les hommes qui le portent en eux demeurent engourdis, à moins que des événements extraordinaires n'échauffent la masse, et ne les fassent paraître. Alors les sentiments s'accumulent dans la poitrine, la travaillent ; et ceux qui ont un organe, pressés de parler, le déploient et se soulagent. (...) La poésie veut quelque chose d'énorme, de barbare et de sauvage, (...) Quand verra-t-on naître des poètes ? Ce sera après les temps de désastres et de grands malheurs ; lorsque les peuples harassés commenceront à respirer " ». La théorie de l'art de Diderot n'était pas très différente de celle des romantiques, en particulier de celle de Victor Hugo ". Le mystère du génie fascinait Diderot, et souvent, dans ses écrits, il spéculait sur ce sujet. Mais il était presque autant intéressé à découvrir les critères propres du goût. L'un et l'autre requéraient une faculté d'imagination, de cela il était certain, et il écrivait : « L'imagination ! voilà la qualité sans laquelle on n'est ni un poète, ni un philosophe, ni un homme d'esprit, ni un être raisonnable, ni un homme 4' ». En quête des critères du bon goût, Diderot pressentait et espérait qu'il y avait un paragon à découvrir, « une règle antérieure à tout * ». « Dans les mours et dans les arts, ajoutait-il dans sa lettre à Mme Riecoboni, il n'y a de bien et de mal pour moi que ce qui l'est en tout temps et partout. Je veux que ma morale et mon goût soient éternels. (...) C'est qu'il n'y a que le vrai qui soit de tous les temps et de tous les lieux». En mentionnant les mours et les arts dans la même phrase, Diderot soulignait une fois de plus son approche pratique des problèmes du goût et de la création artistique. En dernière analyse, Diderot trouvait que le dessein suprême du dramaturge était de combiner le moral et l'esthétique. Ainsi, le théâtre devenait une sorte de temple consacré à un culte séculier, où l'homme bon était confirmé dans le bien, et où l'homme mauvais reprenait haleine. « Le parterre de la comédie est le seul endroit où les larmes de l'homme vertueux et méchant soient confondues. Là, le méchant s'irrite contre des injustices qu'il aurait commises ; compatit à des maux qu'il aurait occasionnés, et s'indigne contre un homme de son propre caractère. Mais l'impression est reçue ; elle demeure en nous, malgré nous ; et le méchant sort de sa loge, moins disposé à faire le mal que s'il eût été gourmande par un orateur sévère et dur " ». De telles vues sont des anathèmes aux yeux de ces esthéticiens qui analysent « l'art pour l'art » ainsi qu'à ceux de ces chrétiens orthodoxes, contemporains de Diderot, qui se scandalisaient, comme le censeur du Père de famille, de l'opinion faisant de la scène un meilleur moyen de prêcher que la chaire 5I. L'attitude de Diderot pouvait être expliquée en partie par son opposition à la morale chrétienne, en partie par sa conviction que le théâtre avait eu un effet positif dans les temps anciens et qu'il pouvait en avoir encore un de son temps. Diderot attendait de grandes choses du théâtre, pourvu qu'il fût organisé selon les principes qu'il estimait bons. S'il en était ainsi, le théâtre pourrait offrir, dans les mours comme dans les arts, des critères « éternels », Ainsi, De la poésie dramatique, qui semblait vouloir uniquement exposer comment concevoir un plan ou décorer une scène, embrassait en réalité quelques thèmes immuables : la nature du génie et les critères du goût ; la fonction de l'artiste, et surtout le bien, le beau, le vrai. Et ce n'était pas tout, comme si, dans un essai sur l'esthétique, ce n'était pas assez. Car Diderot dévoilait comme à l'accoutumée sa passion pour le perfectionnement. Son désir de voir les conditions s'améliorer, combiné à sa foi dans l'utile et l'utilitaire, lui faisait espérer que le dramaturge pourrait être une sorte de « législateur », un Lycurgue consacrant magnifiquement son génie à l'amélioration du sort de son prochain. « O quel bien il en reviendrait aux hommes, si tous les arts d'imitation se proposaient un objet commun, et concouraient un jour avec les lois pour nous faire aimer la vertu et haïr le vice ! » Cette attitude explique pourquoi ce texte est important, bien qu'on puisse soutenir qu'il a souvent été mal interprété. « Tout peuple a des préjugés à détruire, des vices à poursuivre, des ridicules à décrier, et a besoin de spectacles, mais qui lui soient propres. Quel moyen, si le gouvernement en sait user, et qu'il soit question de préparer le changement d'une loi, ou l'abrogation d'un usage " ! » C'est ainsi qu'enfin, Diderot arriva au seuil de la politique. |
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Denis Diderot (1713 - 1784) |
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