Denis Diderot |
Il est plus probable que Diderot passa les dernières semaines de 1749 et les premiers mois de 1750 à tenter de rattraper le temps perdu. Ainsi que les libraires, dans leur second placet à d'Argenson, s'étaient longuement efforcés de le prouver, c'était un homme indispensable '. La préparation de l'Encyclopédie ne pouvait être poursuivie sans lui de façon satisfaisante. Leur déclaration nous donne une idée précise de la complexité du travail que pouvait représenter l'office de principal éditeur. Il s'agissait non seulement des tâches traditionnelles de préparation et de correction d'épreuves, mais aussi d'un travail sur le tas et d'un savoir-faire technique. Pendant plus de vingt ans, Diderot consacra la plus grande partie de son temps et de son énergie à cette sorte de besogne quotidienne. Son travail requérait les qualités combinées du génie et de l'homme de peine. Les retombées de la Lettre sur les aveugles se poursuivirent toute l'année qui suivit la détention à Vincennes. Devant l'Assemblée quinquennale du clergé, l'archevêque de Sens dénonça les manifestations d'irréligion dont le nombre allait toujours croissant, et les prélats demandèrent à la Sorbonne de faire un rapport sur les livres impies, au nombre desquels figuraient les Pensées philosophiques et la Lettre sur les aveugles 2. La conversation imaginaire avec Saunderson sur son Ut de mort, inventée par Diderot, suscita une réponse non moins fictive '. Bien que les principales gazettes de France, comme le Journal des Sçavans et le Journal de Trévoux ne daignèrent pas remarquer un livre qui était, après tout, très clandestin, la Lettre sur les aveugles fut l'objet d'attentions flatteuses de la part des journaux et des nouvelles à la main qui paraissaient en dehors des frontières de France. « Ce livre, pouvait-on lire dans l'un d'eux, a fait trop de bruit pour ne pas lui donner ici un article ' ». Le bruit était si grand en vérité que la demande outrepassa beaucoup les exemplaires disponibles. D'Alembert, en février 1750, répondait à un ami qui, de Suisse, lui en avait demandé un, qu'il était très difficile de s'en procurer un seul '. L'année 1750 fut fertile en événements importants dans la vie privée de Diderot. Une plainte contre sa femme fut portée à la police le 2 avril. Ce document existe toujours aux Archives nationales : c'est une simple feuille, difficile à découvrir, car elle se trouve jetée au hasard dans une boîte en carton, parmi des dizaines de dépositions semblables *. Dans cette plainte, la servante d'une des voisines de Mme Diderot déclare que dans le même après-midi, celle-ci, après lui avoir cherché querelle, lui a donné plusieurs coups de pied et cogné violemment la tête contre la muraille. Pourtant le rapport n'apporte point de preuve que la police ait fait plus que d'enregistrer la déposition. Apparemment, Mme Diderot ne fut pas admonestée ni même interrogée. Ce document peut être retenu comme preuve que Mme Diderot était bien une femme redoutable et qu'il doit y avoir quelque fondement dans l'existence d'un rapport sur un incident similaire, pareillement violent, qui la mit en cause un an et demi plus tard. Ce récit parut dans La Bigarure, qui, nous l'avons déjà dit, fut imprimé à La Haye et racontait comment Diderot préparait lui-même son encre quand il était prisonnier à Vincennes. Avant même d'avoir publié ce récit, la gazette avait prouvé l'exactitude de ses informations sur Diderot à qui elle avait justement attribué la paternité des divers livres dont il n'avait pas avoué être l'auteur '. Quand donc, à la date du 3 décembre 1751, La Bigarure fait la joyeuse chronique d'une bataille entre Mme Diderot et Mme de Puisieux, ce récit ne doit pas être nécessairement considéré comme un « canard » sans vérité ni fondement. C'est un témoignage qui, bien que suspect et non confirmé, ne doit pas être totalement dédaigné. Selon ce récit, qui déclare incidemment que Mme de Puisieux est « effroyablement laide » et Mme Diderot, bien qu'une « seconde Xantippe », aussi jolie que sa rivale est effroyable, Mme de Puisieux insulta un jour Mme Diderot dans la rue, s'écriant entre autres : « Tiens, Maitresse Guenon, regarde ces deux enfants, ils sont de ton mari qui ne t'a jamais fait l'honneur de t'en donner autant ». Cette provocation amena une échauffourée que l'auteur anonyme décrit en quelques vers indifférents comme s'il pensait, comme Homère, Virgile, Dante et Milton, que la prose ne pouvait rendre justice d'une situation aussi sublime. Nous apprenons pour finir qu'il fallut jeter de l'eau froide sur les adversaires afin de les séparer, et que Diderot, pendant ce temps, resta chez lui, n'osant se montrer s. Que l'anecdote fût ou non réelle, la publicité qui l'accompagna le fut bien et Diderot eut probablement affaire à bien des gens qui avaient lu l'histoire. Si Mme de Puisieux fit vraiment une remarque aussi railleuse sur l'absence d'enfants dans la famille Diderot, c'était une plaisanterie d'autant plus volontairement blessante qu'elle était cruellement vraie. Le 30 juin 1750, le petit François-Jacques-Denis, qui n'avait quatre ans que depuis peu, était mort d'une fièvre violente ; on l'avait enterré le lendemain même dans l'église paroissiale, à Saint-Etienne-du-Mont '. Plusieurs mois après, un troisième enfant était né aux malheureux parents et fut dûment transporté sur les fonts baptismaux de Saint-Étienne. Laurent Durand, le libraire, était parrain du petit garçon, Denis-Laurent. Selon Mme de Vandeui, une femme négligente le laissa tomber sur les marches de l'église le jour de son baptême. Que cela soit exact ou non, l'enfant ne vécut pas longtemps ; Mme Diderot elle-même a déclaré qu'il mourut vers la fin de l'année l0. Ainsi les Diderot qui avaient été trois fois père et mère se retrouvaient maintenant sans enfants. Il leur fallut attendre plus de trois ans avant qu'il en naquît un autre. C'est probablement aussi en 1750 que Diderot fit la connaissance d'un homme qui devait rester jusqu'à la fin de ses jours son plus intime et son plus cher ami : c'était un jeune Allemand, Friedrich Melchior Grimm, fils d'un pasteur luthérien de Ratisbonne. Après quelques années d'études à l'université de Leipzig il était venu à Paris comme précepteur d'un jeune noble allemand d'une haute position ". Rousseau avait fait sa connaissance en août 1749 et l'avait trouvé extrêmement séduisant. Grimm, alors âgé de vingt-six ans - dix ans de moins que Diderot -, s'intéressait fort à la musique et possédait déjà cette exactitude de jugement en matière artistique, froidement ironique mais très sûre, qu'il devait montrer plus tard avec tellement de bonheur dans sa Correspondance littéraire, périodique à présent bien connu. Par certains côtés, Grimm était un aventurier, et certainement un carriériste. Sa correspondance avec les grands fournit amplement la preuve qu'il savait fort bien de quel côté son pain était beurré. L'élégance de ses manières ne l'empêchait pas d'être impitoyable et il sut exploiter calmement, au cours des années, le temps et l'énergie d'un ami comme Diderot, tout en déplorant sans cesse que d'autres eussent envie d'en faire autant. A cause de ses façons dominatrices avec ses amis, et de son goût célèbre pour la poudre de riz, ses intimes l'appelaient le « Tyran blanc » - jeu de mots faisant allusion à Tirant lo Blanch, personnage principal d'un poème épique catalan du xv< siècle qui venait d'être traduit en français IJ. Les deux termes du réquisitoire étaient probablement exacts. De nombreux documents témoignent de la poudre de riz. Les papiers de Grimm, confisqués pendant la Révolution française, se trouvent à présent aux Archives nationales et contiennent une nombreuse collection de factures et de reçus, dont beaucoup viennent de « Dulac, gantier-parfumeur, à l'enseigne du Berceau d'or, rue Neuve-des-Petits-Champs, et font foi que Grimm faisait un usage courant de « poudre fine purgée à l'esprit-de-vin, parfumée à la maréchalle " ». En 1750, Grimm était loin d'être l'homme d'affaires couvert de décorations en qui l'ambassadeur Thomas Jefferson voyait le « membre le plus aimable du corps diplomatique et celui dont la conversation était la plus agréable l5 ». Il lui fallait encore s'établir : c'est plusieurs dizaines d'années après que Catherine la grande l'appellera dans ses lettres « son gobe-mouches » - c'était une plaisanterie entre eux. Rousseau qui avait présenté Grimm à Diderot - ils se virent pour la première fois chez lui l6 - eut le déplaisir de découvrir bientôt que l'un était devenu plus cher à l'autre qu'il ne l'était lui-même. L'année ne laissa pourtant pas d'être triomphale pour Jean-Jacques : on apprit le 9 juillet que le discours dont il avait discuté avec Diderot à Vincennes avait remporté le prix offert par l'Académie de Dijon ". Diderot, avec sa générosité et son impétuosité ordinaires, s'arrangea pour le faire imprimer, mais il offrit le manuscrit au libraire au lieu d'essayer d'en tirer quelque argent pour Rousseau l!. Dans la dernière quinzaine de novembre, l'affirmation troublante et paradoxale de Rousseau selon laquelle le développement des arts et des sciences était nuisible pour le écrivait à Rousseau : « Il prend (...) tout par-dessus les nues ; il n'y a pas d'exemple d'un succès pareil M ». Alors qu'il s'occupait de faire publier le discours de Rousseau, Diderot mettait la dernière main au Prospectus de l'Encyclopédie. La réputation et l'avenir de l'entreprise dépendaient en grande partie de sa présentation. Les libraires avaient annoncé plusieurs fois en 1749 qu'ils étaient sur le point de faire paraître le Prospectus, mais l'emprisonnement de Diderot fut sans doute la cause d'un tel retard. Selon un document inédit, écrit en 1771 ou 1772 par Joly de Fleury, le chancelier d'Aguesseau, procureur général de France, avait personnellement approuvé et paraphé un exemplaire du Prospectus, satisfaisant ainsi aux règlements concernant la soumission préalable des manuscrits. Selon la même source, le lieutenant général de police avait écrit sur le Prospectus : « Permission d'imprimer et afficher : ce 11. 9bre 1750. Signé Berryer !l ». Le 21 novembre 1750, les libraires mirent au point la réception des souscriptions 21. Il paraît indéniable, comme il est dit dans l'Encyclopédie même, que le Prospectus fut mis en circulation en novembre 1750 2>. Huit mille exemplaires furent brochés (et vraisemblablement diffuséS) " ! - et qui sont aujourd'hui presque aussi rares que le dodo. Le directeur des Archives nationales de France a eu les plus grandes difficultés, en 1950, à en découvrir un seul exemplaire ". L'aspect général du Prospectus a déjà été décrit dans le prologue de ce livre. Dans un des derniers paragraphes de son adresse au public, Diderot parle avec humilité de l'importance et de la signification de cette aventure puis, par une transposition abrupte, il salue l'avenir dans une sorte de dédicace : A la postérité, et à l'être qui ne meurt point. Tout en préparant l'Encyclopédie et le Prospectus, Diderot trouva le temps, en 1750, de consigner ses spéculations dans un nouveau champ d'idées. La Lettre sur les sourds et muets à l'usage de ceux qui entendent et qui parlent commence par quelques observations de première main sur le comportement des sourds-muets, puis expose un grand nombre de théories intéressantes et originales sur la linguistique et l'esthétique. Ce livre, débattant à la fois de la symbolique des gestes et de celle des mots, propage un nombre impressionnant d'aperçus ingénieux sur la métaphysique de la beauté et la psychologie de la communication. Tout comme le célèbre ouvrage du xxc siècle, The Meaning of Meaning * qui, tente de restituer le problème de la connaissance au moyen d'une observation rigoureuse des fonctions du langage, Diderot, en son temps, s'efforce d'atteindre le même objectif en ouvrant un champ neuf dans l'étude de la sémantique et du symbolisme des mots. Cette fois - car Vincennes lui avait appris la prudence -, Diderot soumit son manuscrit aux autorités compétentes. Mais bien que la censure eût autorisé le manuscrit le 12 janvier 1751, Malesherbes, nouveau directeur de la librairie, jugea qu'il ne pouvait permettre son impression avec le nom de Diderot accolé à la mention Avec Approbation et Privilège du Roi sur la page de titre. Il donna donc une « permission tacite ». Cette pratique curieuse et très courante illustre excellemment une sorte de procédé paradoxal et peu logique qu'avaient suscitée les anomalies de l'Ancien Régime. Une permission tacite était une sorte de complicité officielle à une infraction aux règlements ». Cette pratique était si générale et si régulière que les syndics de la corporation des libraires tenaient un registre de la plupart des permissions tacites. D'autres permissions tacites étaient cependant accordées oralement; l'auteur et le libraire se voyaient simplement donner, en privé, l'assurance non enregistrée qu'ils pouvaient publier tel ou tel manuscrit sans avoir à craindre l'intervention de la police. Dans tous les cas, pourtant, les censeurs lisaient préalablement les manuscrits et le directeur de la librairie savait parfaitement de quoi il retournait. Ces livres étaient imprimés anonymement et portaient, sur la page de titre, des lieux fictifs de publication ; l'important était qu'ils portassent l'indication qu'ils étaient illicites et clandestins, pour éviter au gouvernement d'être officiellement embarrassé par quelque déclaration qu'ils pourraient contenir. L'avantage que présentait cette pratique au regard de la monarchie était de fournir du travail aux imprimeurs français et de conserver la monnaie française à l'intérieur des frontières M. Tout livre recevant une permission même tacite était censé ne contenir aucune doctrine incendiaire dirigée contre l'Eglise ou contre l'Etat. Si on la compare avec la Lettre sur les aveugles, la Lettre sur les sourds et muets peut donc avoir semblé un peu terne. Bien que le livre ait eu trois éditions en 1751 et une autre en 1772, et que Mme Necker, amie de Diderot et célèbre épouse du non moins célèbre homme d'Etat, le tînt pour le meilleur ouvrage de Diderot - elle prétendit qu'il l'avait écrit en une seule nuit, ce qui paraît incroyable pour un livre de dix-sept mille mots '" -, il fut en général moins bien accueilli par ses contemporains qu'il ne l'est aujourd'hui. Diderot n'a pourtant désavoué dans ce petit livre aucune de ses convictions sur la psychologie et la métaphysique. Il continua d'affirmer que la connaissance dépend entièrement des sens et donc que les « réponses » d'un homme et même son point de vue sur les questions métaphysiques dépendent de ses sens, et de leur nombre. « Ce serait, à mon avis, une société plaisante, que celle de cinq personnes dont chacune n'aurait qu'un sens ; il n'y avait pas de doute que ces gens-là ne se traitassent tous d'insensés, et je vous laisse à penser avec quel fondement J1 ». Ainsi Diderot s'attaquait aux divers modes absolutistes de pensée et les minait. U ne s'attira pas d'ennuis cette fois-là, parce qu'il évita les expressions incendiaires qu'il avait auparavant mis dans la bouche du moribond Saunderson. Pourtant, la Lettre sur les sourds et muets a intégré et porté plus loin les nouvelles psychologie et méthodologie, si corrosives pour les modes de pensée plus anciens et plus absolus n. Au cours du xxc siècle, l'ouvrage n'a cessé de gagner en considération, non seulement comme un document qui établit l'extraordinaire universalité et sensibilité de l'auteur, mais comme un livre d'une valeur intrinsèque qui éclaire d'une lumière nouvelle les problèmes fondamentaux de la poétique. Les professeurs Torrey et Fellows y voient « un des exemples les plus marquants de la critique littéraire au xvnr siècle ». Ils ajoutent : « Dans cette étude des sourds-muets - la première étude vraiment scientifique sur le sujet -, Diderot étudie l'art de la communication par le geste et le langage, et le rapport entre les deux. A partir du grand comédien qui traduit en gestes l'équivalent des mots, on passe au sourd-muet qui, placé devant un clavecin oculaire - " la machine aux couleurs " -, peut au moins entrevoir ce qu'est la musique, une façon de communiquer la pensée, tout comme le langage. L'auteur tire cette conclusion de son observation fréquente, du visage et de l'expression des gens, pendant qu'on joue de la musique à l'extérieur du monde de silence des sourds-muets. Suit une discussion de la théorie selon laquelle le peintre ne peut réaliser que le tableau d'un moment unique où passé et avenir doivent être suggérés, alors que le poète peut dépeindre une succession de moments : certains sujets se prêtent mieux à un certain mode d'expression, d'autres à un autre. (11 est à peine besoin de souligner la dette du Laokoôn de Lessing envers Diderot "). Mais, nous dit-on, le poète doit concevoir qu'il joue avec des mots et que ces mots ont à la fois une signification et un son. Le très bon poète peindra donc en sons ce qu'il exprime en mots. La poésie est un entrelacement de hiéroglyphes, c'est-à-dire une série d'images représentant des idées. En ce sens, ajoute Diderot, toute poésie est " emblématique " ou symbolique, mais seul le poète de génie réussit à exprimer l'inexprimable. C'est ainsi que le lecteur, qui a presque oublié qu'il était parti d'un court essai sur les sourds-muets, découvre qu'il débouche sur une théorie esthétique qui mène directement à Baudelaire et aux symbolistes par le moyen de certains principes fondamentaux qui, très probablement, n'ont pas encore été complètement explorés». La doctrine de Diderot selon laquelle les mots dont use le poète sont chargés d'harmoniques insaisissables et magiques a captivé l'imagination des critiques contemporains, d'autant qu'il emploie des mots comme « hiéroglyphes » qui attirent l'attention sur leur nature symbolique M. Cette théorie paraît un peu étonnante, si on la compare à la versification traditionnelle - souvent terre à terre - qui était en vogue à cette époque. C'est l'énoncé d'une telle doctrine qui a fait paraître Diderot si « moderne » aux yeux des spécialistes de l'esthétique et des créateurs d'avant-garde H. Et c'est en partie parce qu'il était si bon humaniste que l'idée de cette théorie lui est venue ; car il prend ses exemples non seulement chez Corneille, Racine, Voltaire et Boileau, mais chez Epictète pour les Grecs, chez Cicéron pour les Latins et chez Le Tasse pour les Italiens. Les rythmes, le nombre et l'harmonie des syllabes, avec l'enchevêtrement subtil et insaisissable de l'impression des sens et de la signification, exerçaient sur lui une véritable fascination. N'entendons-nous pas Diderot, comme l'a évoqué récemment un critique français, ne l'entendons-nous pas déclamer ces vers, avec cet accompagnement de gestes qui lui était coutumier et qu'il appréciait tant ". Il analyse, à la façon dont Ruskin analyserait un passage de Milton dans Sésame and Lilies, tel fameux passage de Vlliade, de l'Enéide ou encore d'Ovide ou de Lucrèce. « Tout cela disparaissait nécessairement, écrit-il, dans la meilleure traduction " ». Les critiques modernes, parlant de la Lettre sur les sourds et muets, pourraient rivaliser avec un érudit qui définissait récemment l'esprit de Diderot « comme faisant penser à ces fusées modernes qui étonnent par leur effet de surprise et leur caractère inépuisable, aussi bien que par l'éclat de leurs évolutions " ». La même observation a été faite en son temps par l'abbé Raynal, mais dans un sens beaucoup moins flatteur : « M. Diderot parle à cette occasion de mille choses, sur la métaphysique, de poésie, d'éloquence, de musique, etc. qui n'ont qu'un rapport bien éloigné avec le sujet principal. Cette lettre n'est pas agréable, mais elle est instructive. (...) Tout ce qui sort de la plume de M. Diderot est plein de vues et d'assez bonne métaphysique ; mais ses ouvrages ne sont jamais faits ; ce sont des esquisses ; je doute si sa vivacité et sa précipitation lui permettent jamais de rien finir * ». Cela est un des premiers exemples de ce qui devait devenir au XVIII et au xixc siècles un lieu commun de la critique des ouvres de Diderot. La Lettre sur les sourds et muets était, en fait, une critique - sans aucune aménité - d'un livre publié peu de temps auparavant et dont l'auteur s'efforçait de découvrir un principe unique de beauté applicable à tous les beaux-arts. Les beaux-arts réduits à un même principe (1746), de l'abbé Charles Batteux. Diderot, dans les allusions qu'il y fait, a sans doute largement transgressé les limites permises "'. Toutes ces querelles personnelles sont aujourd'hui oubliées et seuls subsistent les intéressants aperçus de Diderot sur les problèmes d'esthétique, mais il ne faut pas oublier pour autant qu'il avait un goût marqué pour la polémique et que sa personnalité faisait jaillir des flammes. Alors même qu'il s'échauffait, s'échauffaient aussi ceux avec qui il était en contact, que ce soit par sens amical de la camaraderie ou sous le coup d'un antagonisme exacerbé. Quelques semaines plus tard, Diderot publiait ce qu'on peut qualifier de seconde édition augmentée de la Lettre sur les sourds et muets. La lettre qui la précède était datée du 3 mars 1751, et d'Hémery note dans son journal à la date du 20 mai que les Additions pour servir d'éclaircissements à certains passages de la Lettre sur les sourds et muets sont déjà publiées, avec la permission tacite de Malesherbes ". Diderot nous explique que ces additions ont été écrites en réponse aux commentaires et aux questions d'une jeune femme très intelligente de sa connaissance, Mlle de La Chaux, dont il raconte la touchante histoire d'amour dans Ceci n'est pas un conte, nouvelle très appréciée ". Dans la même édition. figuraient aussi de longues observations de Diderot, en réponse aux critiques adressées à son livre dans le numéro d'avril du Journal de Trévoux ". Dans l'intervalle, la publication du Prospectus avait entraîné une passe d'armes brève mais virulente entre Diderot et les éditeurs jésuites du même Journal - première escarmouche d'un débat qui devait devenir une guerre acerbe et longtemps poursuivie. Si Diderot était un adversaire redoutable, ses antagonistes ne l'étaient pas moins. Ils étaient conduits par le père Berthier, homme de valeur, qui menait les destinées du Journal de Trévoux, nous dit-on, « pour la satisfaction de tous, aussi bien par l'habileté avec laquelle il rend compte des ouvrages, que par la modération prudente de ses critiques et de ses éloges " ». Le père Berthier était plutôt tiède dans son éloge du Prospectus : dans le premier numéro de 1751, il déclare ouvertement que le célèbre système des connaissances humaines que contient le Prospectus n'est qu'un plagiat éhonté de Bacon : « Les éditeurs, MM. Diderot et d'Alembert, font connaître qu'à l'égard de ce système, ils ont principalement suivi le chancelier Bacon, auteur du livre De la dignité et de l'accroissement des sciences. Et cela est si vrai que nous croyons entrer dans leurs vues et faire plaisir au public en donnant un extrait, qui sera la comparaison de l'ouvrage du chancelier, avec le Prospectus de l'Encyclopédie, surtout avec l'arbre des connaissances humaines. » Cet extrait parut dans le numéro suivant : les éditeurs déclarent que « le système de ce savant anglais a été suivi point en point et mot à mot par nos auteurs w ». Face à cette assertion, Diderot s'enflamma, non sans raison. Il avait expressément reconnu dans le Prospectus sa dette à l'égard de Bacon ; les accusations du Journal de Trévoux en étaient d'autant plus déloyales, inutiles et agressives. Peut-être l'hostilité du périodique est-elle ici plus ou moins explicable : les jésuites s'étaient préalablement attendus à ce qu'on leur demandât de participer largement à la rédaction de l'Encyclopédie. D'Alembert déclara plus tard que leur fureur avait été causée par le refus de leur confier la partie théologique de l'ouvrage 4'. Leur agressivité tient sans doute à leur dépit de se voir dédaignés. Diderot répondit à cette attaque par un pamphlet contenant, pour fournir un exemple, l'article sur l'art qu'il destinait à l'Encyclopédie, et par une lettre ouverte au révérend père Berthier, jésuite **. Cette lettre était un vigoureux exercice polémique mais ne contenait rien d'intéressant hormis la querelle proprement dite, bien que le journaliste Clément prétendît qu'elle était « pleine de feu, de sel et d'agrément." ». Le Journal de Trévoux répliqua à son tour : « Diderot est un homme d'esprit et il y a du plaisir à recevoir ses lettres, quand elles roulent sur la littérature. D'autres matières sont trop dangereuses, il le sait bien ». Cet exorde, qui rend un son très menaçant, est suivi par une grimace : « Plusieurs de ces messieurs de l'Encyclopédie nous sont connus ; nous en faisons beaucoup de cas ; ils ont de la capacité, de la politesse, des mours, de la religion. M. Diderot a donné une preuve singulière de sa modestie, en ne les nommant pas après lui dans le frontispice du Prospectus. Leurs noms auraient répandu un grand éclat sur le sien so ». La Seconde lettre de M. Diderot au Révérend Père Berthier fut écrite à neuf heures du soir le 2 février 1751, alors que Diderot était encore tout bouillant de la lecture de l'article offensant du Journal de Trévoux !1. D'Hémery, notant dans son journal que Malesherbes avait donné l'autorisation de publier cette réponse, dit qu'elle constitue un « ouvrage très judicieux » a. Peut-être bien. Mais elle n'offre que des arguments ad hominem et ne contient rien qui ait survécu à l'agitation et à la crise qui la motiva en l'occurrence. L'on peut se demander si Diderot fut sage de s'engager dans une telle querelle. Les libraires de l'Encyclopédie avaient évidemment des doutes sur ce point ; Diderot note dans une lettre non datée qui semble assez clairement se rapporter à cette époque et probablement à cet incident : « Messieurs les associés (...) n'ont pas été d'avis de l'imprimer " ! » Sages ou non, les tirs échangés eurent au moins l'avantage d'éveiller l'intérêt du public ; témoin le nombre de pamphlets qui parurent sur cette querelle, très rares aujourd'hui. L'un d'entre eux, une Lettre à M*** de la Société royale de Londres de quatre pages, passait aux yeux de Hémery pour provenir du cercle des amis de Diderot, si ce n'est de la plume de Diderot lui-même 54. Tout en ayant l'air de blâmer Diderot, cette lettre lui accordait tous les honneurs du combat : « M. Diderot qui est connu pour être un homme de génie, doué d'une fort brillante imagination, et qui jouit d'une réputation méritée, a eu la faiblesse d'écrire au père Berthier avec une vivacité que même ses plus grands partisans ont désapprouvée. Sa lettre est pleine de saillies ingénieuses, son style est ferme et concis, mais on peut presque dire que chaque phrase est un poignard enveloppé dans un coup de tonnerre. » Pauvre père Berthier ! Un jésuite que Diderot admirait fort lui écrivit alors pour l'exhorter à modérer la querelle. Cet homme était le père Castel, personnage ingénieux et débonnaire, connu comme l'inventeur d'un clavecin oculaire destiné à suggérer les sensations de mélodie et d'harmonie en combinant des rubans multicolores au lieu de sons. Diderot cite souvent cet instrument - dans Les Bijoux indiscrets, dans la Lettre sur les sourds et muets, et dans l'Encyclopédie par exemple, - générateur de ce qu'il appelle une musique oculaire ". Il emploie aussi les termes de sonates en couleurs. Le clavecin oculaire du père Castel présentait un intérêt scientifique - comme le comprit bien Diderot -, parce qu'il soulevait un certain nombre de problèmes psychologiques intéressants et compliqués, en particulier celui du phénomène des associations intersensorielles, connu aujourd'hui sous le nom de synesthésie ". Le clavecin du père Castel était bien l'une des inventions les plus « philosophiques » du XVIII siècle. Diderot reçut avec grand respect la lettre du père Castel, mais elle ne changea point son sentiment à propos du tort qui lui avait été fait. « Mais, au nom de Dieu, mon révérend Père, à quoi pense le P. Berthier de persécuter un honnête homme qui n'a d'ennemis dans la société que ceux qu'il s'est faits par son attachement pour la compagnie de Jésus et qui, tout mécontent qu'il en doit être, vient de repousser avec le dernier mépris les armes qu'on lui offrait contre elle ?» Ce sentiment vertueux résultait de ce qu'aussitôt après la publication de sa seconde lettre à Berthier, Diderot avait reçu un billet lui proposant des renseignements et de l'argent s'il voulait en faire usage contre les jésuites -7. II est clair que les lettres de Diderot à Berthier firent sensation, car si les jésuites étaient habitués à se voir opposés aux jansénistes, c'était une des premières fois que leur position était ouvertement défiée par un philosophe ". Le printemps de cette année apporta à Diderot un honneur universitaire et académique dont il put très avantageusement se targuer. Il fut élu membre de l'Académie royale des sciences et belles-lettres de Prusse, juste à temps pour lui permettre d'en faire mention sur la page de titre du premier volume de l'Encyclopédie. La lettre de remerciements de Diderot à Formey, secrétaire de l'Académie, est datée du 5 mars 1751 59. C'est la première distinction académique que reçut Diderot, et, dans un siècle qui foisonnait pourtant en académies de toutes sortes, ce fut presque la dernière. Il est inouï, mais pourtant vrai, que l'un des esprits les plus féconds du siècle n'ait été reçu qu'à l'Académie de Prusse, à deux académies en Russie et à la « Society of the Antiquaries of Scot-land ». Ce n'est point qu'il dédaignât les invitations ; car les preuves existent qu'il se joignit à toute académie ou société savante qui le lui demanda. Mais les idées de Diderot étaient trop avancées et se rapprochaient trop de l'athéisme déclaré pour qu'il reçût un siège dans les cercles les plus respectables et les plus établis. On aurait pu s'attendre à ce que la Royal Society de Londres, moins liée à une orthodoxie officielle que les académies françaises, lui tendît la main, d'autant plus qu'elle accueillit non seulement d'Alembert mais encore le chevalier de Jaucourt, encyclopédiste infatigable mais plutôt modeste. Apparemment, comme le note d'Hémery dans son journal en 1753, la Royal Society, mécontente que Diderot ait insinué, dans la Lettre sur les aveugles qu'un de ses anciens membres, l'aveugle Saunderson, fût mort athée, lui en voulut tellement qu'elle lui ferma définitivement ses portes. Le titre accordé par l'Académie de Prusse était lui-même évidemment une sorte de quiproquo. Depuis 1742, Formey rassemblait des matériaux destinés à une compilation encyclopédique qu'il proposa aux éditeurs de l'Encyclopédie après la parution du Prospectus en 1745 ". Le carnet de bord des libraires montre qu'en 1747, ils payèrent trois cents livres pour l'acquisition de ces manuscrits, promettant de faire mention de Formey dans l'Avertissement et annonçant qu'ils lui enverraient gracieusement la collection de l'Encyclopédie °. Diderot nomma très loyalement ces manuscrits dans son Prospectus, mais sans préciser qu'ils avaient été payés : trois mois après il devenait un des confrères de Formey à l'Académie de Prusse. Le public attendait avec une impatience croissante la sortie du volume I, mis en appétit, outre par la controverse avec le Journal de Trévoux, par l'article « Art » que Diderot avait publié °. « Ce sera toujours le meilleur dictionnaire de choses que l'on ait eu jusqu'à présent », écrivait l'auteur anonyme de la Lettre à M*** de la Société royale de Londres. « La prodigieuse multiplicité des matières, leur étendue, et l'avantage d'un grand nombre de planches représentant le travail des différents ouvriers, ne peuvent que le rendre utile, intéressant et curieux H ». Un -ersonnage aussi considérable que Buffon écrivait en décembre 1750 que les auteurs lui avaient montré plusieurs articles et que l'ouvrage s'an-onçait favorablement. En avril, il remarque encore à propos du volume : « Je l'ai parcouru ; c'est un très bon ouvrage ". » Le censeur officiel en parlait fort élogieusement à la date du 24 juin : « J'ai lu par ordre de Monseigneur le chancelier dans le premier volume du Dictionnaire Encyclopédique, les articles de médecine, de physique, de chirurgie, de chimie, de pharmacie, d'anatomie, d'histoire naturelle et généralement de tout ce qui n'appartient ni à la théologie, ni à la jurisprudence, ni à l'histoire. « Les matières m'y ont paru bien traitées ; conformément à l'ordre, à l'étendue, et à la clarté qu'elles exigent ; je juge que les éditeurs de ce grand ouvrage commencent à exécuter de manière très satisfaisante le vaste plan qu'ils ont tracé dans le Prospectus que le public reçut avec tant d'accueil. Je n'ai rien trouvé dans ce premier volume qui ne mérite d'être imprimé». « Les matières m'y ont paru bien traitées ; conformément à l'ordre, à l'étendue, et à la clarté qu'elles exigent ; je juge que les éditeurs de ce grand ouvrage commencent à exécuter de manière très satisfaisante le vaste plan qu'ils ont tracé dans le Prospectus que le public reçut avec tant d'accueil. Je n'ai rien trouvé dans ce premier volume qui ne mérite d'être imprimé |
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Denis Diderot (1713 - 1784) |
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Portrait de Denis Diderot | |||||||||
Biographie / Ouvres |
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