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LES « PENSÉES SUR L'INTERPRÉTATION DE LA NATURE »


Poésie / Poémes d'Denis Diderot





Le philosophe Diderot s'affirma notamment comme tel grâce à sa contribution à la philosophie des sciences. Preuve en est un ouvrage qu'il écrivit alors qu'il préparait le volume III de l'Encyclopédie. Cet essai - l'un de ses ouvrages les plus importants et les moins lus - était intitulé Pensées sur l'interprétation de la nature. Une édition extrêmement rare (on peut presque parler d'une édition témoiN) en fut imprimée en 1753. Les deux éditions publiées en 1754 sont plus amples et mieux connues. L'ouvrage, bien qu'anonyme, reçut l'autorisation de la censure. D'Hémery notait dans son journal que les Pensées « qu'on attribue... au Diderot » ont été publiées avec permission tacite - autre exemple typique et intéressant de la politique de Malesherbes visant à assurer la liberté de la presse 2.



Pensées sur l'interprétation de la nature est un livre court, destiné à mettre en évidence les implications de la méthode scientifique, et qui se veut en même temps un manuel de « philosophie », la nouvelle discipline à la mode. L'exorde quelque peu solennel, « Aux jeunes gens qui se préparent à l'étude de la philosophie naturelle » et qui fit rire dédaigneusement les ennemis de Diderot, reflète le sérieux du dessein de l'auteur. Il commence par ces mots : « Jeune homme, prends et lis ». Les pages suivantes ouvrent des perspectives nouvelles par des déclarations positives, des questions, parfois aussi en établissant ce que Diderot appelle des « conjectures ». C'est un livre qui suggère nombre des plus importants problèmes de la philosophie des sciences, un livre exploratoire qui lance des éclaireurs sur les frontières de la connaissance. Pour un critique moderne enfin, qui fait le rapprochement avec Descartes, ce petit livre de Diderot était le Discours de la Méthode du xvm* siècle 3. Il serait cependant plus exact de dire qu'il en est le Novum Organum. En effet, les Pensées sur l'interprétation de la nature sont plus baco-niennes qu'aucun des autres écrits de Diderot. Son livre est construit à la fois par son approche et par sa structure sur le modèle de Bacon, qu'au dire d'un de ses amis, il avait soigneusement étudié pendant dix ans *. Les titres des deux ouvrages sont significativement similaires : le Novum Organum porte en sous-titre : « Vraies Directives pour l'interprétation de la nature ». La disposition des deux livres en une série de paragraphes disjoints ou « aphorismes », comme disait Bacon, est exactement la même. Et Diderot a peut-être été influencé par d'autres écrits de Bacon. La « Prière », à la fin des Pensées, a pu être inspirée par l'Invocation à Dieu, dans la préface de Y Instaurât io Magna. L'adresse aux jeunes gens : « Prends et lis » ressemble à l'invocation de Bacon, « Ad Filios » !. Les critiques auraient donc pu s'épargner un certain nombre d'observations hors de propos, s'ils avaient bien voulu comprendre que Diderot s'était fait consciemment le véhicule de la forme et du contenu de la philosophie des sciences de Bacon. Diderot, à son tour, aurait tout facilité, s'il l'avait explicitement reconnu. Mais peut-être était-il devenu méfiant après l'expérience qu'il venait de faire avec le Journal de Trévoux qui avait malicieusement fait allusion à l'influence de Bacon sur le Prospectus de l'Encyclopédie.



Grimm, dans un commentaire élaboré sur l'ouvre de son ami, notait les parallèles entre Diderot et Bacon : « La même profondeur, la même étendue, la même abondance d'idées et de vues, la même lumière et la même sublimité d'imagination, la même pénétration, la même sagacité, et quelquefois la même obscurité pour leurs contemporains et surtout pour ceux qui ont la vue basse». Il aurait pu ajouter qu'ils s'apparentaient aussi par l'à-propos frappant, la diversité et la puissance de leurs images. Un critique plus moderne et moins partial a confirmé la haute opinion de Grimm : Diderot comme Bacon, écrit H. Dieckmann, « étaient doués d'une prodigieuse imagination scientifique, dans laquelle le sens de l'observation exacte et celui de la vision réaliste, l'esprit scientifique et l'esprit de spéculation, étaient étrangement mêlés 7. »

L'influence de Bacon se perçoit particulièrement dans les parties du livre qui traitent des problèmes méthodologiques, ainsi que dans les descriptions et analyses de ce que devrait être l'attitude d'un esprit scientifique. Bacon, qui ne s'intéressait pas autant que Diderot à la zoologie, n'a pas eu d'influence directe sur cette partie de VInterprétation de la nature qui spécule, par exemple, sur l'origine et la différenciation des espèces, ni sur les autres problèmes que posaient les progrès rapides des sciences biologiques naissantes 8. Mais pour ce qui est de la méthode scientifique en général, Bacon insiste sur certaines attitudes et prédispositions que Diderot, en son temps, tenait aussi pour fort importantes et qui - la science nous l'a appris - sont des conditions indispensables du progrès. L'esprit de Bacon était celui de l'observation et de l'expérimentation. Quels sont les faits, demandait-il ? Cette attention portée aux faits s'accompagnait d'une relativisation du préconçu et de Va priori. Il s'emportait contre la sorte de scolastique qui se contentait de lire des livres sur la nature et s'efforçait de tout découvrir par l'usage des syllogismes. Chaque époque tombe aisément dans ce type de scolastique et Diderot en son siècle comme Bacon dans le sien ont parlé de la nécessité d'avoir la connaissance des choses.

« Les sciences abstraites ont occupé trop longtemps et avec trop peu de fruit les meilleurs esprits ; ou l'on n'a point étudié ce qu'il importait de savoir, ou l'on n'a mis ni choix, ni vues, ni méthode dans ses études ; les mots se sont multipliés sans fin, et la connaissance des choses est restée en arrière».



En mettant l'accent sur la connaissance des choses, Diderot voulait dire que les objets existant en dehors de l'esprit participent de la réalité objective. La sagesse réside donc dans la tentative de relier l'intelligence humaine à la réalité objective. C'est là, bien sûr, la réponse typique de la science moderne au problème de la réalité, au problème de l'être, et à celui de la connaissance : les objets extérieurs sont réels et l'intelligence humaine peut connaître la réalité, ou du moins son ombre, en les étudiant. On peut faire bien d'autres réponses à ces vieux problèmes philosophiques - on peut dire que le monde extérieur n'a point de réalité et n'est qu'illusion, ou qu'il a une réalité, mais que l'esprit humain ne peut le connaître, ou encore que l'esprit humain ne peut connaître la réalité qu'en termes d'esprit humain sans rapporter les processus mentaux aux objets extérieurs. Comme le disait Diderot : « Mais par malheur il est plus facile et plus court de se consulter soi que la nature. Aussi la raison est-elle portée à demeurer en elle-même ». Diderot estimait essentiel de relier la compréhension à la réalité extérieure, et il l'a fait remarquer dans l'Interprétation de la nature : « Tant que les choses ne sont que dans notre entendement, ce sont nos opinions ; ce sont des notions, qui peuvent être vraies ou fausses, accordées ou contredites. Elles ne prennent de la consistance qu'en se liant aux êtres extérieurs. Cette liaison se fait ou par une chaîne ininterrompue d'expériences, ou par une chaîne ininterrompue de raisonnements, qui tient d'un bout à l'observation, et de l'autre à l'expérience ; ou par une chaîne d'expériences dispersées d'espace en espace, entre des raisonnements, comme des poids sur la longueur d'un fil suspendu par ses deux extrémités. Sans ces poids, le fil deviendrait le jouet de la moindre agitation qui se ferait dans l'air».

Pour Diderot, l'interprétation de la nature ne pouvait se faire que par l'interaction de l'impression des sens et de la réflexion. Il exprimait cette idée par l'image tant admirée de l'abeille qui s'éloigne de la ruche pour y revenir, image probablement inspirée par Bacon : « Les hommes en sont à peine à sentir combien les lois de l'investigation de la vérité sont sévères, et combien le nombre de nos moyens est borné. Tout se réduit à revenir des sens à la réflexion, et de la réflexion aux sens : rentrer en soi et en sortir sans cesse, c'est le travail de l'abeille. On a battu bien du terrain en vain, si on ne rentre pas dans la ruche chargée de cire. On a fait bien des amas de cire inutile, si on ne sait pas en former des rayons " ».



Diderot avait beau compter sur les bienfaits qui résulteraient du progrès des connaissances, il ne pensait pas que ce progrès serait facile. Il savait au contraire qu'il serait très difficile, doublement freiné, par les défaillances humaines, et par la rareté des grands esprits scientifiques. De la première, il écrivait : « L'entendement a ses préjugés ; le sens, son incertitude ; la mémoire, ses limites ; l'imagination, ses lueurs ; les instruments, leur imperfection. Les phénomènes sont infinis ; les causes, cachées ; les formes, peut-être transitoires. Nous n'avons contre tant d'obstacles que nous trouvons en nous, et que la nature nous oppose au-dehors, qu'une expérience lente, qu'une réflexion bornée. Voilà les leviers avec lesquels la philosophie s'est proposé de remuer le monde l2 ». Diderot était conscient que les hommes capables de manipuler ces leviers étaient rares. Homme d'une grande imagination lui-même, il savait combien l'imagination et l'esprit créateur sont nécessaires pour découvrir les voies de la nature. Dans un passage où il décrit un homme du genre de Louis Pasteur ou de Robert Koch*, passage salué comme l'une des tentatives les plus intéressantes du xvnr siècle pour poser le problème du génie et définir ce qu'il est, Diderot écrivait : « Nous avons trois moyens principaux : l'observation de la nature, la réflexion et l'expérience. L'observation recueille les faits ; la réflexion les combine ; l'expérience vérifie le résultat de la combinaison. II faut que l'observation de la nature soit assidue, que la réflexion soit profonde, et que l'expérience soit exacte. On voit rarement ces moyens réunis. Aussi les génies créateurs ne sont-il pas communs " ». Un tel passage montre clairement que Diderot, réfléchissant sur la nature, ne se contentait pas du simple empirisme, c'est-à-dire de l'accumulation infinie de faits, mais insistait sur la nature fécondante des hypothèses, même erronées. « Jamais le temps qu'on emploie à interroger la nature n'est entièrement perdu », disait-il. Une bonne partie de son petit livre était consacrée à comprendre le mouvement d'échange, la relation organique dans l'esprit du savant, entre les tendances empiriques et les intuitions non-empiriques '*.

L'Interprétation de la nature faisait implicitement la part des deux attitudes qui caractérisaient le point de vue de tout le XVIII siècle. Une de ces attitudes était la défiance envers les systèmes philosophiques compliqués qui veulent tout expliquer. Il est bien vrai que les aphorismes de Diderot, comme ceux de Bacon, étaient disjonctifs et indépendants, mais c'était intentionnel ". Le xvmc siècle n'aimait guère les grandes summae philosophiques, comme celle de saint Thomas d'Aquin à l'âge de la scolastique, ou celle de Descartes, de Malebranche et même de Leibniz au xvnr* siècle, qui adaptaient les faits à un modèle trop souvent préconçu. D'AIembert faisait remarquer dans son Discours préliminaire que « le goût des systèmes, plus propre à flatter l'imagination qu'à éclairer la raison, est aujourd'hui presque absolument banni des bons ouvrages l6 », et il en attribuait le mérite à Condillac qui, en publiant son Traité des systèmes en 1749, avait, selon d'Alembert, porté à ce goût les derniers coups. Son penchant à l'analyse plutôt qu'à la systématisation et son antipathie pour l'autorité révélée - avec une égale antipathie pour les a priori qui tendaient à se figer en quelque chose qui ressemblait fort à l'autorité révélée - entraînaient Diderot à se défier de la symétrie et de l'enchaînement logique d'un système intellectuel complexe qui négligeait le plus souvent, les faits essentiels. Comme il l'écrivait dans l'article « Philosophie » de Y Encyclopédie : « L'esprit systématique ne nuit pas moins au progrès de la vérité ; par esprit systématique, je n'entends pas celui qui lie les vérités entre elles, pour former des démonstrations, ce qui n'est autre chose que le véritable esprit philosophique, mais je désigne celui qui bâtit des plans et forme des systèmes de l'univers, auxquels il veut ensuite ajuster, de gré ou de force, les phénomènes " ».



Un autre rapport sous lequel Diderot partageait l'attitude générale du XVIIIe siècle - son influence était si grande qu'en adoptant cette attitude il ne faisait que l'accentuer - consistait à prendre davantage la raison comme un instrument que comme une fin en soi. Puisque le xvnr siècle se vantait d'être l'âge de la Raison, on pouvait légitimement se demander ce que ce siècle entendait par raison. Le xvir* siècle, avec ses philosophies rationalistes, telle celle de Descartes fondées sur le Cogito, ergo sum, pourrait aussi être qualifié d'âge de Raison, mais dans un sens tout différent. Dans l'intervalle, un important changement sémantique s'était produit. Tandis qu'au xvir* siècle, la Raison signifiait la possession d'un certain nombre d'idées innées et transcendantes, un peu comme la plus haute catégorie de la connaissance, ou la raison telle que Platon la définit dans La République, pour le XVIIIe siècle, la raison était une sorte d'énergie, de force, le moyen de faire quelque chose. Elle était moins une essence qu'un processus. Comme disait, excellemment et avec force, Ernst Cassirer : « Pour le XVIIIe siècle, la Raison n'est plus une essence antérieure à l'expérience au moyen de laquelle nous serait découvert l'être absolu des choses. La Raison est moins une possession qu'un mode d'acquisition. La Raison n'est pas le territoire, le trésor de l'esprit, dans lequel réside la vérité, comme une réserve de pièces de monnaie protégée. La Raison est plutôt la force principale et originale de l'esprit qui oblige à la découverte de la vérité et à sa définition». Tout le XVIIIe siècle, expliquait-il, concevait la Raison ainsi.

Dans l'Interprétation de la nature, Diderot montrait qu'il était averti des découvertes scientifiques et des recherches de son temps. Elles lui ont inspiré les paragraphes de l'article « Conjecture », qui sont une énumération des multiples expériences prometteuses qui, selon lui, restaient encore à réaliser ". S'inspirant par exemple des découvertes de Benjamin Franklin, publiées en 1751, et traduites en français l'année suivante, il conjectura qu'il existait un rapport étroit entre l'électricité et le magnétisme M. Diderot était pourtant plus un philosophe des sciences qu'un savant, plus doué pour indiquer, avec un flair et une pénétration peu communs, ce qui pouvait être fait que pour le faire lui-même. Ainsi a-t-il seulement entrevu la terre promise, tout en demeurant dans les libres steppes de Y Encyclopédie. Mais il avait assez d'imagination pour deviner ce qui devait être fait et au prix de quelles difficultés : « Ouvrez l'ouvrage de Franklin ; feuilletez les livres des chimistes, et vous verrez combien l'art expérimental exige de vues, d'imagination, de sagacité, de ressources ». Il parlait ensuite de l'espèce de divination qu'acquièrent les expérimentateurs habiles et qui leur fait « subodorer » des procédés inconnus, des expériences nouvelles et des résultats ignorés a.

Diderot avait perçu qu'un grand changement allait survenir dans les sciences au cours de son siècle, que les pures mathématiques allaient céder la place aux sciences naturelles et qu'une transformation intellectuelle s'ensuivrait : « Nous touchons au moment d'une grande révolution dans les sciences. Au penchant que les esprits me paraissent avoir à la morale, aux belles lettres, à l'histoire de la nature, et à la physique expérimentale, j'oserais presque assurer qu'avant qu'il soit cent ans, on ne comptera pas trois grands géomètres en Europe. Cette science s'arrêtera tout court, où l'auront laissée les Bernouilli, les Euler, les Maupertuis, les Clairaut, les Fontaine, les D'Alembert et les La Grange. Ils auront posé les colonnes d'Hercule. On n'ira point au-delà 2! ». Il y a une touche d'exagération chez Diderot - il voyait toujours un peu plus grand que nature - et elle apparaît dans ce passage car avant les cent ans prédits, le mathématicien allemand Gauss aurait ouvert de nouveaux horizons dans les mathématiques pures. Aussi, la remarque de Diderot ne vient-elle que confirmer l'apophtegme selon lequel la prophétie est la forme la plus gratuite de l'erreur. Pourtant, comme l'a fait remarquer Cassirer à propos de ce passage, Diderot était l'un des penseurs du XVIIIe siècle qui possédait peut-être l'odorat (SpursinrI) le plus fin pour percevoir tous les mouvements et les changements intellectuels de son époque 2S. Ses paroles manifestent une compréhension nouvelle et plus entière du rôle des sciences naturelles : les mathématiciens posent des concepts logiques et des axiomes qui, malgré une rigoureuse logique interne, n'ont pas d'accès direct à l'actualité empirique et concrète des choses. Comme le faisait remarquer Diderot, les mathématiques pures sont « une espèce de métaphysique générale, où les corps sont dépouillés de leurs qualités individuelles 24 ». Lui, au contraire, persuadé de l'importance de l'investigation de la vie organique, voulait suffisamment élargir la méthode scientifique pour permettre l'étude de ces qualités individuelles. Un nouvel idéal de science se développait qui appelait des études purement descriptives et des interprétations de la nature. Et Diderot, écrivait Cassirer, a conçu et ébauché les caractéristiques générales de cet idéal longtemps avant qu'il ne soit élaboré dans le détail. Telle était la révolution que prévoyait Diderot.



Dans ses premiers écrits, il avait montré qu'il était averti de l'importance des recherches biologiques, en raison surtout des lumières nouvelles qu'elles jetaient sur de vieux problèmes de théologie et de métaphysique. Les Pensées philosophiques en 1746 et, trois ans plus tard, la Lettre sur les aveugles manifestaient bien cet intérêt. Les paroles imaginaires de Saunderson sur son lit de mort, dans la Lettre sur les aveugles, avaient posé le problème de l'évolution et de la nécessité d'étudier les mécanismes et la transformation des formes de la vie. Rien d'étonnant à ce que Diderot ait poussé ses spéculations un pas en avant dans l'Interprétation de la nature. Les écrits scientifiques récents de La Mettrie, de Buffon et de Maupertuis, président de l'Académie de Prusse, lui avaient fourni un tremplin, car ils tranchaient la question extrêmement délicate - délicate si l'on songe que la Genèse passait pour avoir réglé définitivement la question - de l'origine de la vie et des espèces. Diderot s'empara de ces spéculations, panieulièrement de celles de Maupertuis, et, comme Grimm l'a fait remarquer, « prit adroitement Te parti de réfuter le prétendu docteur Baumann (MaupertuiS), sous prétexte des dangereuses conséquences de cette opinion, mais en effet pour la pousser aussi loin qu'elle pouvait aller ». On peut en voir les résultats dans quelques passages étonnants qui sont comme une préfiguration de la théorie de l'évolution *.

Ces passages - de même que celui que nous allons citer ci-après - découvrent en Diderot un savant précurseur, qui a introduit les idées de « transformisme » dans la pensée scientifique moderne. Nous voyons le penseur averti du rôle du temps et du changement, le penseur qui devine l'importance du processus dans l'élaboration de la vie organique et qui s'attaque aux concepts de la dynamique et de la génétique. Dans sa tentative pour comprendre et interpréter la nature, Diderot dépassait la simple taxinomie - cette partie de la science qui dispose et classifie - et affichait un grand dédain pour un savant comme Linné qu'il appelle un « méthodiste M ». Par contraste, il cherchait à interpréter les correspondances et interrogeait le processus même du changement. Diderot, écrivait Cassirer, a été l'un des premiers à dépasser l'image statique du monde que se faisait le XVIIIe siècle et à y substituer une image nettement dynamique . Mais lorsqu'on commence à penser, comme c'était le cas de Diderot, en termes de concepts, où le temps et les changements apportés par le temps faisaient toute la différence - processus, adaptation, développement -, on a besoin d'une nouvelle sorte de logique pour compléter l'ancienne logique du syllogisme aristotélicien qui ne tient pas compte du temps. Diderot fut le précurseur des philosophes et des savants du XIXe siècle qui, à la suite de Hegel, adoptèrent le mode de logique représenté par la dialectique - thèse, antithèse, synthèse. Les auteurs marxistes en particulier ont apprécié le caractère dialectique de la pensée de Diderot. Karl Marx lui-même se réfère à lui comme à son prosateur préféré et Henri Lefebvre, un des penseurs marxistes les plus influents de la France d'aujourd'hui, déclare que I'« importance des Pensées sur l'interprétation de la nature dans l'histoire de la philosophie des sciences, de la science elle-même, et de la pensée humaine, ne saurait être surestimée M ». Le passage suivant passe aux yeux de Lefebvre pour « vraiment génial et vraiment révolutionnaire ». C'est aussi un passage dans lequel Diderot, masquant quelque peu la hardiesse de sa pensée, jugea prudent de tirer son chapeau à la Genèse :

De même que dans les règnes animal et végétal, un individu commence, pour ainsi dire, s'accroît, dure, dépérit et passe ; n'en serait-il pas de même des espèces entières ? Si la foi ne nous apprenait que les animaux sont sortis des mains du Créateur tels que nous les voyons ; et s'il était permis d'avoir la moindre incertitude sur leur commencement et sur leur fin, le philosophe abandonné à ses conjectures ne pourrait-il pas soupçonner que l'animalité avait de toute éternité ses éléments particuliers, épars et confondus dans la masse de la matière ; qu'il est arrivé à ces éléments de se réunir, parce qu'il était possible que cela se fît ," que l'embryon formé de ces éléments a passé par une infinité d'organisations et de développements ; qu'il a eu, par succession, du mouvement, de la sensation, des idées, de la pensée, de la réflexion, de la conscience, des sentiments, des passions, des signes, des gestes, des sons, des sons articulés, une langue, des lois, des sciences, et des arts ; qu'il s'est écoulé des millions d'années entre chacun de ces développements ; qu'il a peut-être encore d'autres développements à subir et d'aulres accroissements à prendre, qui nous sont inconnus ; qu'il a eu ou qu'il aura un état stationnaire ; qu'il s'éloigne ou qu'il s'éloignera de cet état par un dépérissement éternel, pendant lequel ses facultés sortiront de lui comme elles y étaient entrées ; qu'il disparaîtra pour jamais de la nature, ou plutôt qu'il continuera d'y exister, mais sous une forme, et avec des facultés tout autres que celles qu'on lui remarque dans cet instant de la durée ? La religion nous épargne bien des écarts et bien des travaux. Si elle ne nous eût point éclairés sur l'origine du monde et sur le système universel des êtres, combien d'hypothèses différentes que nous aurions été tentés de prendre pour le secret de la nature "1

On a fait remarquer que ce passage contenait « non seulement la transformation des espèces, mais l'ébauche d'un système complet de philosophie de l'évolution, matérialiste et atéléologique, à la façon de Spencer a ».

Vu de l'extérieur, l'Interprétation de la nature n'apparaît pas comme un ouvrage très antireligieux. Mais comment aurait-il pu l'être, puisque après tout il avait été publié avec une permission tacite et l'approbation d'un censeur, bien que sans privilège du roi ? Si on l'examine de près on voit bien pourtant que Diderot s'efforçait comme d'habitude d'ouvrir des voies nouvelles à une pensée plus libre et défiait, autant qu'il l'osait, des attitudes et des modes de pensée établis. Il voulait certainement que l'épigraphe même du livre, une citation du De Natura rerum de Lucrèce, quae sunt in luce tuemur e tenebris (des ténèbres nous pouvons voir ce qui est à la lumièrE), rappelât, parallèlement, à ses lecteurs que Lucrèce connaissait son dessein de libérer l'humanité écrasée, disait-il, sous le poids de la religion. En outre, la propagande que faisait Diderot pour les idées de Bacon, bien qu'intelligente et nécessaire, était aussi provocante, ce que révèle l'attitude d'un conservateur catholique, distingué et capable, comme Joseph de Maistre (1753-1821) qui, des années plus tard, dans les Soirées de Saint-Pétersbourg, apporta tous ses soins à désigner et attaquer Bacon, responsable de ce que de Maistre dénonçait comme le mauvais tournant du xvnr siècle. En fin de compte, les idées « transformistes » de Diderot, telles que celles dont nous avons parlé, associées à sa théorie que tous les atomes, même ceux de la matière inorganique, sont doués d'une sorte de sensibilité - opinion qui apparaissait déjà dans VInterprétation de la nature et qui tiendra une place toujours plus grande dans ses pensées - l'amenèrent très près d'une vue matérialiste de l'univers ".

Bien que le Mercure de France et le Journal encyclopédique aient parlé favorablement de l'Interprétation de la nature, l'ouvrage, dans l'ensemble, ne reçut pas un accueil très enthousiaste. Les critiques se plaignirent en général de son obscurité. L'abbé Raynal rapportait dans sa gazette qu'il ne restait plus en France que quatre métaphysiciens - Buffon, Diderot, Maupertuis et Condillac. « Le second a semé dans deux ou trois brochures quelques idées assez fines, mais il n'a que des vues sans avoir de système et sans en développer les rapports " ». Le journaliste Clément disait de Diderot : « Quel dommage (qu'iL) soit encore si merveilleux, si hérissé, si désespérément métaphysicien ! Vous allez voir ses Pensées sur l'interprétation de la nature ; tantôt un verbiage ténébreux aussi frivole que savant, tantôt une fausse suite de réflexions à bâtons rompus, et dont la dernière va se perdre à cent lieues à gauche de la première ; il n'est presque intelligible que lorsqu'il devient trivial. Mais si vous avez le courage de le suivre à tâtons dans sa caverne, elle pourra s'éclairer de temps en temps de quelques lueurs... îs ». Frédéric le Grand, qui n'aimait pas Diderot, faisait observer, à propos de l'adresse « Jeune homme, prends et lis » : « Voilà un livre que je ne lirai pas. Il n'est pas fait pour moi qui suis un barbon ». On peut constater sans doute sa mauvaise volonté persistante dans le compte rendu d'une édition des Ouvres de Diderot que publia, en 1773, un journal de Berlin : « (L'Interprétation de la nature esT) un amphigouri sublime, où l'auteur, toujours dans les nues, contemple les fantômes qu'il prend pour la nature " ». Et La Harpe, qui fut du parti des philosophes avant de se tourner contre eux, écrivait vers 1799, après avoir eu plus de quarantecinq ans pour polir l'épigramme : « Jamais la nature n'a été plus cachée que quand Diderot s'en est fait l'interprète ". »

On trouve la plus célèbre des critiques contemporaines dans l'éditorial du premier numéro du premier périodique parisien, L'Année littéraire. Cet article est le symbole de ce qu'allait être la politique de ce journal pour les trente années à venir : toujours prêt à concentrer ses critiques sur les idées des philosophes. L'éditeur, un ancien jésuite nommé Fréron (1719-1776), fut un vaillant et redoutable adversaire des philosophes qui se vengèrent en parlant de lui comme du plus vil des hommes. Voltaire en particulier en fit la cible de nombreuses épigrammes dont voici l'une des plus connues :



L'autre jour, au fond d'un vallon

Un serpent mordit Jean Fréron.

Que pensez-vous qu'il arriva ?.

Ce fut le serpent qui creva.



En réalité, Fréron conduisit avec adresse et savoir-faire les destinées de sa gazette, gazette d'un obscurantisme endurci et caustique, mais indépendant *. Son journal eut un succès prodigieux - il était aussi lu que le Journal des Sçavans, et davantage que le Journal de Trévoux4'. Fréron présenta L'Année littéraire au public en mars 1754 ; les observations qu'il fit sur le livre de Diderot furent l'origine d'une longue mésestime mutuelle. Après avoir critiqué ('«orgueilleuse présomption » des philosophes en général, il s'en prend personnellement à Diderot : « L'auteur est peut-être un très grand génie ; mais cet astre est toujours couvert des nuages d'une métaphysique impénétrable. (...) Quoique je ne comprenne pas du tout ce qu'il a voulu dire, je sens qu'il y avait une façon de s'exprimer plus claire, et que l'embarras de ces paroles ne vient que de celui de son esprit ». Fréron continue d'exposer ses griefs, sans oublier d'envenimer la querelle entre Diderot et Réaumur en citant méticuleusement certaines observations désagréables et injustes que Diderot avait faites sur le grand entomologiste *2. Ce qui choquait le plus Fréron, c'étaient les louanges que Diderot adressait à ses amis et les épithètes peu flatteuses qu'il répandait sur ses ennemis : « Ils (Diderot et ses amiS) se rendent mutuellement ce petit service. Ils sont associés avec quelques autres pour ce commerce d'encens. Ces Puissances Philosophiques ont conclu entre elles une ligne offensive et défensive 4J ».

Fréron était convaincu que l'auteur de l'Interprétation de la nature ne serait point estimé par la postérité. Mais il se trompait puisque la postérité a trouvé dans les vues de Diderot sur la science plus de pénétration et plus d'ampleur que ne pouvaient l'apprécier nombre de ses contemporains. En outre, il y avait chez Diderot le désir marqué de rendre la science utile et compréhensible pour l'ensemble des hommes. Diderot militait pour la vulgarisation et l'application de la connaissance, et c'est ce désir qui a fait la puissance de son action et de sa pensée. « Hâtons-nous, écrivait-il, de rendre la philosophie populaire. Si nous voulons que les philosophes marchent en avant, approchons le peuple du point où en sont les philosophes». En même temps que le désir de rendre la science utile, « l'utile circonscrit tout45 », Diderot, dans son livre, respire une humilité baconienne à l'égard de la nature, avec le sentiment, comme l'a dit Bacon, que l'on ne peut commander à la nature sinon en lui obéissant.

Diderot était parfois humble mais rarement soumis. En prévision des critiques qu'il prévoyait, il s'étendit dans l'Interprétation sur la nature sur les obstacles qui assaillaient le chercheur. Comme nombre des pages les plus éloquentes de Diderot, celle-ci était légèrement teintée d'apitoiement sur soi et d'autosatisfaction. C'est pourtant un passage émouvant :

Celui qui aura résolu de s'appliquer à l'étude de la philosophie, s'attendra non seulement aux obstacles physiques qui sont de la nature de son objet, mais encore à la multitude des obstacles moraux qui doivent se présenter à lui, comme ils se sont offerts à tous les philosophes qui l'ont précédé. Lors donc qu'il lui arrivera d'être traversé, mal entendu, calomnié, compromis, déchiré, qu'il sache se dire à lui-même : "N'est-ce que dans mon siècle, n'est-ce que pour moi qu'il y a eu des hommes remplis d'ignorance et de fiel, des âmes rongées par l'envie, des têtes troublées par la superstition. (...) Je suis donc certain d'obtenir, un jour, les seuls applaudissements dont je fasse quelque cas, si j'ai été assez heureux pour les mériter "".





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Denis Diderot
(1713 - 1784)
 
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