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LES PREMIERS FRUITS


Poésie / Poémes d'Denis Diderot





Diderot à l'âge de trente ans était un homme jeune, sans argent, sans réputation, sans moyens d'existence. Sa querelle avec sa famille l'avait privé de toute aide paternelle, néanmoins il était d'esprit trop indépendant pour s'attacher à une profession, se plier à la contrainte du métier de précepteur, ou assumer la routine quotidienne d'une occupation mercantile. Il s'était dépeint avec justesse à son ami Wille comme un homme qui luttait pour devenir philosophe ou homme de lettres ; il était pour lors entièrement inconnu. Sa carrière de toute évidence n'allait pas se distinguer par une précocité singulière ; cependant il aspirait à trouver la gloire aussi bien que la vérité, si l'on considère comme autobiographique en partie ce portrait du fils ambitieux que le père raisonnable s'efforce de retenir au foyer : « Malheureux, que veux-tu faire ? Il est incertain que tu ailles à la gloire, et tu cours droit â la misère ' ».



Son cheminement pendant ces années difficiles montre que ses principaux objectifs étaient la liberté intellectuelle, la « conquête de la gloire », le maintien de son indépendance et... le moyen de subsister ! Mais il était malaisé de les atteindre dans l'ordre désiré. De plus, Diderot avait aggravé les risques d'une existence précaire en se chargeant de la responsabilité d'une épouse et, bientôt, d'un enfant. Eût-il été moins jaloux, il eût permis à sa femme de garder le contact avec la clientèle de son petit commerce de linge et de dentelle qui lui avait assuré sa subsistance avant son mariage. Eût-il été moins orgueilleux, il aurait recherché la protection des grands. Mais il était homme à ne faire ni l'un ni l'autre. Le prix de cette indépendance était l'insécurité et l'impécuniosité. Le moyen facile et traditionnel aurait été de s'attacher à un homme riche et de lui adresser, dans un style fleuri, force épîtres dédicatoires. Au cours de ces années-là, justement, les gens de lettres découvraient qu'il était possible de mener une existence indépendante, même si le prix en était lourd. C'est là le sens de l'Essai sur le commerce des hommes de lettres avec les Grands de d'Alembert (1753) et de la fameuse lettre à Lord Chesterfield du Dr Johnson (1755). Il ne laissait cependant pas d'être hasardeux, même pour un homme de talent et de courage, de préserver son indépendance et, en même temps, d'éviter la faim. Le fier et sensible Rousseau lui-même fut bien heureux d'être le secrétaire de la condescendante Mme Dupin. Diderot se refusait à être protégé. Il recherchait des relations contractuelles, non féodales. Il n'est pas douteux que ses éditeurs l'exploitèrent, lui et ses amis s'en sont souvent plaint, mais au moins il sut ne pas dépendre de la largesse hautaine d'un incertain protecteur,

Il reçut sans doute quelque argent pour des comptes rendus dans un périodique intitulé Observations sur les écrits modernes. Cette publication qui parut pendant huit ans et demi, à partir du 1er mars 1735, était éditée par l'abbé Pierre-François Guyot Desfontaines, homme de quelque habileté littéraire qui a peu de titres à notre souvenir, sinon qu'il eut l'infortune, ou le mauvais jugement, de se brouiller avec Voltaire. Dans une déclaration faite en 1749 au lieutenant général de police, Diderot affirma qu'il y avait dans les Observations « plusieurs morceaux de ma façon 2 ». Ces contributions étaient anonymes, et il est impossible d'identifier sa plume dans ces pages surannées.

Desfontaines, critique compétent, poussa Diderot vers une autre branche, quoique son conseil ne portât point immédiatement ses fruits. L'abbé de La Porte, dans son journal, L'Observateur littéraire, rapporte en 1758 l'incident : « Je me rappelle à ce sujet ce que me dit un jour le célèbre abbé Desfontaines, à qui M. Diderot, fort jeune encore, avait présenté un dialogue en vers. Ce jeune homme, me dit-il, étudie les mathématiques, et je ne doute pas qu'il n'y fasse de grands progrès, car il a beaucoup d'esprit ; mais sur la lecture d'une pièce en vers qu'il m'a apportée autrefois, je lui ai conseillé de laisser là ces études sérieuses, et de se livrer au théâtre, pour lequel je lui crois un vrai talent ». Cet avis a dû être donné avant 1745, année de la mort de l'abbé Desfontaines.

En 1742, Diderot eut la satisfaction de voir son nom imprimé pour la première fois, satisfaction qui a dû être mêlée de quelque dépit, car l'imprimeur avait altéré son nom. Au-dessus du nom de P.D. Diderot, apparaissait une épître en vers dédiée à un Monsieur B..., probablement Baculard d'Arnaud (1718-1805), homme de lettres de second plan. Ces vers parurent dans Le Perroquet, recueil publié à Francfort-sur-le-Main aussi rare aujourd'hui qu'il était alors obscur. Tout ce qui distingue cette poésie habile mais plutôt banale, qui révèle un auteur plus expérimenté qu'inspiré, est un parfum d'archaïsme. Pendant toute son existence, Diderot, capable de produire presque à la demande des vers fort bien tournés, a pratiqué de temps à autre cette forme d'expression. Quelques réflexions sur un mal de gorge, des vers écrits au dos d'une lettre à Anne-Toinette et l'épître du Perroquet sont les premiers exemples connus de sa propension fugitive à versifier.



Ce n'est pourtant pas comme auteur mais comme traducteur d'anglais que Diderot parvint à subsister pendant nombre d'années. Quand et pourquoi il apprit cette langue : on en est réduit aux conjectures ; il la connaissait certainement en 1742, car il traduisait alors le livre sur la Grèce. La raison qui l'avait poussé à l'apprendre fut peut-être la curiosité soulevée par un livre, les Lettres sur la nation anglaise de Voltaire, dont l'édition française (1734) avait introduit en France les idées de Locke et de Newton, ainsi que les notions anglaises sur la liberté et la tolérance religieuse. Il déclara avoir appris l'anglais par le biais du latin ". On peut en déduire qu'il le fit seul. Cette hypothèse est d'autant plus vraisemblable qu'il semble n'avoir été capable ni d'écrire l'anglais ni de le parler ; le brouillon d'une lettre en anglais rédigée tard dans sa vie est l'unique preuve du contraire '. Sa faculté de lire l'anglais représentait néanmoins une prouesse rare dans la France du XVIIIe siècle et lui donnait le moyen de puiser à la source de la science, de la littérature et de la philosophie anglaises, de lire les auteurs anglais qui, contrairement à Bacon et à Newton, écrivaient seulement dans leur langue.

C'était un inestimable avantage pour un penseur européen du xvnr siècle. Les influences anglaises - les écrits d'une foule d'auteurs déistes comme Toland, Clarke, Wollanston, prêchant pour une religion naturelle ; les idées scientifiques de Bacon, Boyle et surtout Newton ; les idées psychologiques de Locke qui affirmait que tout ce que nous pouvons vraiment savoir nous est transmis par l'un de nos cinq sens - toutes ces influences excitaient et perturbaient les idées conventionnelles, particulièrement en France. Bien sûr, tout cela a commencé plutôt innocemment dans l'espoir qu'en utilisant la méthode scientifique prônée par Bacon et les méthodes rationnelles de Newton les hommes acquerraient le privilège de scruter un peu plus avant la nature des choses. En réalité, les implications scientifiques et rationnelles des idées anglaises affectèrent profondément la pensée métaphysique et théologique de l'époque. De plus, une fois transplantées en France, les doctrines des écrivains et savants anglais prirent une coloration plus forte, se teintant d'un révo-lutionnarisme qui n'existait pas dans leur pays d'origine. La raison en est probablement que l'orthodoxie catholique était plus absolutiste tout en ayant moins à « offrir » que l'orthodoxie d'un pays protestant. Quoi qu'il en soit, les idées anglaises étaient les plus stimulantes du xvm' siècle ; et ces idées dans des cerveaux français eurent à la longue des conséquences d'un caractère explosif tout à fait ahurissant. Quand on songe à l'esprit et au caractère de Diderot, on se doute qu'il a joué un rôle majeur dans ce transvasement d'idées à la fois dangereux et excitant. Ajoutons à cela que, contrairement à beaucoup d'autres membres de sa coterie, il était capable de saisir ces idées dans l'original (il l'avait d'ailleurs souvent fait dans ses premiers travaux littéraireS), et voilà établie une base solide sur laquelle revendiquer sa prééminence intellectuelle.



La première traduction de l'anglais que l'on doive à Diderot est celle de l'Histoire de Grèce de Temple Stanyan dont la première édition complète parut en 1739. Le Dictionary of National Biography qualifie Stanyan d'excellent érudit, et son histoire d'« ouvrage qui a fait autorité, jusqu'à la publication d'une histoire beaucoup plus volumineuse, celle de William Mitford », près de cinquante ans plus tard. Nous l'avons vu, les épreuves de cette traduction firent sensation quand elles arrivèrent à Langres. L'ouvrage parut en trois volumes en 1743 !. Le bimensuel très apprécié, le Journal des Sçavans, lui fit l'honneur de le citer fort généreusement dans trois livraisons, mais remarqua avec quelque déception que la traduction « est écrite avec un peu de négligence 9 ». Un compte rendu de la traduction de Diderot publié à Berlin (1773) et sans doute inspiré par la malveillance de Frédéric le Grand, en parle dédaigneusement comme d'« une longue tâche pendant laquelle l'esprit créateur de M. Diderot s'est reposé l0 ». Il se peut. Mais si l'on ne demande à une traduction que d'être exacte et fidèle, la comparaison de l'original et de la version française montre que Diderot était un habile traducteur. Pour son travail il reçut la somme de trois cents francs ".

L'exercice auquel il se livra ensuite sur un original anglais fut davantage une paraphrase qu'une traduction. C'est pourtant un travail fort important pour saisir l'évolution de sa pensée. 11 s'agissait de An Inquiry concerning Virtueand Merit de lord Shaftesbury, qui parut en 1745 sous sa forme française, imprimée à Amsterdam sous le titre Principes de la philosophie morale ; ou Essai de M. S... sur le mérite et la vertu. Avec réflexions. C'est Diderot lui-même qui apporta les « réflexions » dans un discours préliminaire et d'abondantes notes de bas de page parmi lesquelles les diderotistes cherchent aujourd'hui de précieuses indications sur le développement de ses idées l2. Le livre ayant été publié en 1745 - l'exemplaire qu'il présenta à Rousseau porte la date du 16 mars 1745 -, on peut supposer que Diderot y travailla pendant les mois qui suivirent son mariage.



La version française est anonyme : il n'est fait mention ni du nom de Shaftesbury ni de celui du traducteur. La raison en est qu'il y avait quelque danger à présenter au public français un ouvrage qui affirmait aussi franchement l'existence d'une morale naturelle, indépendante des sanctions d'une religion ou d'une Eglise données. Shaftesbury croyait fermement en Dieu, mais sa religion et sa morale lui étaient révélées plus par la raison que par les Ecritures. Fort heureusement, la presse française fit, sans émotion particulière, un compte rendu plutôt favorable. Le Journal de Trévoux, d'obédience jésuite, gazette fort influente éditée et, depuis 1734, imprimée à Paris, en fit son article de tête du numéro de février 1746. « Imaginez-vous Locke discourant sur la morale. Tel nous paraît l'auteur et, si l'on veut aussi, le traducteur ou le compilateur de ce volume '4 ». Mais le Journal des Sçavans, tout en se montrant favorable à Shaftesbury, émet quelques réserves mentales : « S'il (l'auteuR) conduit la créature, comme il le dit, jusqu'à la porte de nos temples, il semble en même temps qu'il veuille la dispenser d'y entrer».



Une comparaison de la traduction avec l'original montre que Diderot a bien réussi à dominer les circonvolutions de la syntaxe de lord Shaftesbury, qui reste très XVIIe siècle, bien qu'il écrivît à l'époque d'Addison. Pourtant ce que Diderot gagne en clarté, il le perd probablement en saveur ". C'était le sort de pratiquement tous les auteurs anglais traduits en français au XVIIIe siècle, à commencer par Shakespeare. Néanmoins Diderot s'est acquitté fidèlement de sa tâche, davantage même qu'il ne le prétend, car il écrit dans son Discours préliminaire : « Je l'ai lu et relu ; je me suis rempli de son esprit ; et j'ai, pour ainsi dire, fermé son livre, lorsque j'ai pris la plume 18 ». Il y a cependant beaucoup de ses traits caractéristiques dans ce petit traité : les malicieuses et sarcastiques notes placées en bas de page, là où l'hétérodoxie implicite de Shaftesbury est la plus apparente ; les abondantes citations d'auteurs sceptiques comme Montaigne, ou d'Anciens résolument païens comme Pétrone ; l'expression de certains concepts qui reviennent comme des leitmotive dans les écrits postérieurs de Diderot, par exemple l'idée que les êtres humains sont tels des instruments de musique dont nos passions seraient les cordes; la manière extrêmement personnelle d'aborder le lecteur, même dans des ouvrages de philosophie, comme cette remarque : « J'ai des passions, et je serais bien fâché d'en manquer : c'est très passionnément que j'aime mon Dieu, mon roi, mon pays, mes parents, mes amis, ma maîtresse et moi-même 20 ». De plus, il montre dans ces notes son penchant invétéré à soulever plus d'idées qu'il n'en peut brasser, défaut que relève Desfontaines dans Jugemens sur quelques ouvrages nouveaux qui nomme Diderot et, d'évidence, le connaît. « Qu'il me permette de lui dire, d'après le Docteur Swift dont il s'appuie volontiers, que les digressions dans un livre ressemblent à des troupes étrangères dans un Etat, qui font soupçonner que les habitants manquent de force et de courage... . »



Très caractéristique, dans cette traduction, est le plaidoyer de Diderot pour la tolérance religieuse, qui est parfaitement dans l'esprit de Shaftesbury. Dans l'épître dédicatoire « A mon frère », Diderot écrit : « Mais rappelez-vous l'histoire de nos troubles civils, et vous verrez la moitié de la nation se baigner, par piété, dans le sang de l'autre moitié, et violer, pour soutenir la cause de Dieu, les premiers sentiments de l'humanité ; comme s'il fallait cesser d'être homme pour se montrer religieux ! !2 »

La pensée de Shaftesbury fit une impression profonde et durable sur Diderot, dont les notes montrent que toute son ceuvre lui était familière a. Il appréciait sa doctrine affirmant que la nature a doté l'homme de sens moral ; que ses émotions et ses passions peuvent ouvrer pour le bien et non pas exclusivement pour le mal, comme le soutenaient les anciennes générations de philosophes et les moralistes chrétiens M ; qu'il est possible d'édifier une morale fondée sur la raison ; qu'il y a enfin un rapport extrêmement étroit, presque une identité, entre le bon, le beau et le vrai ". Nombre des facettes anticléricales, voire antichrétiennes, de la pensée de Shaftesbury trouvent un reflet direct dans les ouvres postérieures de Diderot, par exemple dans les Pensées philosophiques * dont l'influence sera grande.



Dédier ce livre « A mon frère », n'était peut-être pour Diderot qu'un geste symbolique. Didier Diderot qui étudiait alors la théologie à Paris et dont l'ordination était proche, peut difficilement avoir fait bon accueil à cet ouvrage, même publié anonymement. Rien n'indique qu'il ait protesté contre cette dédicace, ni que les deux frères aient eu quelque relation pendant qu'ils résidaient l'un et l'autre à Paris. Pour une raison ou pour une autre, le mot « tante » a toutefois été substitué au mot « frère » dans la seconde édition.

L'aventure suivante de Diderot, dans le domaine de la traduction, fut une entreprise considérable, mais sans « réflexions ». Briasson, libraire qui avait fait paraître l'Histoire de Grèce de Stanyan, entreprit de publier le dictionnaire de médecine de Robert James, qui avait paru à Londres, entre 1743 et 1745, en trois volumes in-folio. On aura suffisamment indiqué l'envergure de ce dictionnaire (qui peut fort bien avoir donné à Diderot l'idée de mettre en chantier un ouvrage d'un caractère encyclopédiquE) en citant, dans toute sa longueur, son titre original : A Médicinal Dictionary ; including Physic, Surgery, Anatomy, Chymistry, and Botany, in ail their Branches relative to Medicine. Together with a H'istory of Drugs ; and an introductory Préface, tracing the Progress of Physic, and explaining the Théories which hâve principally prevail'd in ail Ages of the World. By R.James, M.D. Ces lourds in-folios (le volume I pèse onze livres quatorze onceS), traités par Mark Twain de « majestueux fossile littéraire », étaient illustrés de soixante-trois excellentes gravures en taille-douce représentant des instruments chirurgicaux et des opérations, de sorte que l'ouvrage entier, avec l'ampleur de ses vues, son sens de l'interrelation des sciences, ses gravures, ses références complémentaires, était de nature à allumer dans un esprit aussi imaginatif que celui de Diderot, une vivante conception de ce que pourrait apporter un ouvrage analogue pour l'ensemble du savoir humain M. Voir un rapport aussi étroit entre le Médicinal Dictionary et {'Encyclopédie relève de la conjecture ; mais il est chronologiquement possible. A en croire Diderot lui-même, il travailla presque trois ans à cette entreprise ; il eut donc le temps d'en apprendre beaucoup sur la mise en chantier d'un ouvrage de dimension considérable !9. Très probablement aussi, l'intérêt profond et durable qu'il manifesta pour la physiologie, l'anatomie et la médecine résulta de cette considérable tâche de traducteur du Dr James. Briasson publia le dictionnaire en six volumes in-folio, entre 1746 et 1748 sous le titre Dictionnaire Universel de Médecine etc.. « traduit de l'anglais de M. James par M. Diderot, Eidous et Toussaint30 ». On notera avec intérêt que Samuel Johnson, un intime du Dr James, a fourni au Médicinal Dictionary sa dédicace, son prospectus et certains de ses articles, ainsi Diderot a-t-il probablement traduit des passages de l'auguste prose du Dr Johnson.



Diderot était un homme extrêmement généreux - donnant davantage de son temps, il est vrai, que de son argent - et la traduction du Médicinal Dictionary fut l'occasion d'une remarquable démonstration de cette générosité. Mme de Vandeul écrit : « Il venait d'entreprendre cette besogne quand le hasard lui amena deux hommes : l'un était Toussaint, auteur d'un petit ouvrage intitulé les Mours, l'autre, un inconnu ; mais tous deux sans pain et cherchant de l'occupation. Mon père, n'ayant rien, se priva des deux tiers de l'argent qu'il pouvait espérer de sa traduction, et les engagea à partager avec lui cette petite entreprise».



Mme de Vandeul parle ici avec une condescendance injustifiée de François-Vincent Toussaint et de son livre célèbre, Les Mours, publié en 1748 et condamné le 6 mai de la même année par le Parlement de Paris ". Les Mours est l'un des premiers ouvrages du xvnr siècle (et donc l'un des plus audacieuX) à défendre une morale naturelle indépendante de toute croyance religieuse et de tout culte public. Assurément Toussaint fut inspiré et encouragé dans cette entreprise téméraire, autant par son contenu que par sa publication, par l'exemple de Diderot dont les Pensées philosophiques avaient paru deux ans plus tôt. Un rapport de police sur Toussaint, du 1" avril 1749, précise qu'il était étroitement associé à Diderot et à d'Alembert et travaillait avec eux à l'Encyclopédie". Il écrivit en effet quelques articles de jurisprudence pour les volumes I et II, mais ce fut là sa seule contribution ; on ne sait pourquoi elle n'alla pas plus loin.

L'« inconnu » dont parle Mme de Vandeul est ce même Eidous (Marc-Antoine de son prénoM) qui figure sur la page de titre du Dictionnaire de James. Eidous avait été officier dans l'armée espagnole avant de venir à Paris, où il remplit tant bien que mal une longue existence à faire des traductions d'anglais - des traductions « au mètre », comme dit dédaigneusement Grimm ". Eidous traduisit The Castle of Otranto d'Horace Walpole (1767), et demeura aux confins de la littérature sans jamais être un très bon traducteur. Grimm dit qu'il rendait l'anglais dans une langue qui n'appartenait qu'à lui : la langue eidousienne " ; jamais il ne s'aventura dans les eaux profondes de la composition originale. Eidous prêta la main à Diderot pour le chapitre XLVII de son roman Les Bijoux indiscrets, qui dépeint les aventures de ce qu'Ernest Hemingway aurait appelé « une grande putain internationale ». Certains passages d'Eidous, tant en anglais qu'en italien, rivalisent avec l'Arétin, comme l'a noté un rapport de police secret58, et surpassent en pornographie tout ce qui avait été imprimé jusqu'alors. L'association de Diderot et de ce compagnon stimulant ne semble pas s'être prolongée plus avant. Eidous écrivit quelques articles peu importants pour l'Encyclopédie, puis sortit du champ du kaléidoscope diderotien.

Pendant cette période - certainement antérieure à 1749 -, Diderot écrivit quelques notes et commentaires pour une traduction française de l'Essai sur l'homme de Pope ". Diderot a pu simplement chercher là à améliorer ses facultés de traducteur, mais il se peut que cet ouvrage ait une influence durable sur sa pensée. « Qu'il n'y a d'autre bonheur ici-bas que la Vertu » est certainement bien près d'exprimer toute la philosophie de la vie de Diderot.

Entre septembre 1744, où ils ensevelirent leur enfant premier-né dans le cimetière de Sainte-Marguerite de Paris, et mai 1746, où leur deuxième enfant fut baptisé, les Diderot changèrent de résidence et retournèrent sur la rive gauche. Le baptême de François-Jacques-Denis Diderot fut donc célébré à Saint-Médard, paroisse de leur quartier. Entre 1728 et 1732, le cimetière de Saint-Médard fut le théâtre de guérisons, que l'on disait miraculeuses, sur la tombe d'un diacre. Cet homme, nommé Paris, avait été janséniste ; et ses coreligionnaires, ravis de découvrir un saint parmi eux (car les Jansénistes en avaient peU), ne perdirent pas une occasion de vanter ses pouvoirs de thaumaturge. Il en résulta que des foules immenses vinrent en pèlerinage, créant un désordre croissant de fanatisme religieux et d'hystérie. Ce fut l'époque des convulsionnaires. Désapprouvant d'un bloc les Jansénistes et leurs miracles, le gouvernement ferma le cimetière, ce qui fit le régal d'un esprit anonyme qui placarda sur les grilles : « Par ordre du Roi, il est interdit à Dieu de faire des miracles en ce lieu. » Les choses se calmèrent peu à peu mais les philosophes de ce siècle continuèrent de trembler car c'était pour eux la preuve de l'horreur du fanatisme religieux et cela montrait aussi que les Jansénistes donnaient aussi loin dans l'obscurantisme que leurs antagonistes w.

A cette époque, Saint-Médard, qui ne pouvait que laisser un très mauvais souvenir dans un esprit comme celui de Diderot - il fait allusion aux convulsionnaires dans plusieurs de ses Pensées philosophiques - était devenue sa paroisse. Le certificat de baptême mentionne que les Diderot habitaient rue Mouffetard. Cette rue longue, populeuse, odorante, marquée par la pauvreté, offre toujours au touriste certains des toits les plus anciens, des angles les plus singuliers et des juxtapositions de plans les plus captivantes du vieux Paris.

Alors qu'il travaillait encore à la traduction du Médicinal Dictionary, Diderot écrivait un petit livre qui mérite d'être considéré, vu les polémiques et les échos qu'il suscita, comme l'un des plus importants du xviii' siècle. Il s'agit des Pensées philosophiques, achetées par le libraire Durand qui deviendra l'un des libraires associés de l'Encyclopédie, imprimées sous le manteau par un nommé L'Epine en 1746, puis vendues clandestinement selon diverses techniques très efficaces au xvmc siècle ". Ce petit livre était à ce point incisif et efficace qu'il tomba sous les regards désapprobateurs du Parlement de Paris. Cette cour, la plus haute du royaume, condamna ce livre par un arrêt du 7 juillet 1746 à « être lacéré et brûlé (...) par l'exécuteur de la Haute-Justice comme scandaleux, contraire à la religion et aux bonnes mours ». Pour renforcer ce décret, le Parlement déclara : l'ouvrage intitulé les Pensées philosophiques « présente aux esprits inquiets et téméraires le venin des opinions les plus criminelles et les plus absurdes dont la dépravation de la raison humaine soit capable ; et par une incertitude affectée, place toutes les religions presque au même rang, pour finir par n'en reconnaître aucune a ».

Le Parlement aurait été mieux avisé de ne point pousser des hauts cris qui ne firent qu'attirer l'attention sur des idées sceptiques et sur l'écrivain qui les exprimait. Le public apprit rapidement - il y avait tant de désouvrés dans la société française, tant de gens qui avaient du temps - le nom présumé de l'auteur, et les idées qu'il avançait prirent immédiatement la délicieuse saveur du fruit défendu. Les idées - et spécialement les idées avancées - se répandaient largement et avec une rapidité exceptionnelle dans la France du XVIIIe siècle. C'est peut-être pourquoi la Révolution se produisit dans ce pays plutôt que dans un autre où la misère, la pauvreté et l'inégalité pouvaient être plus grandes encore.

Le livre de Diderot, tout hardi et révolutionnaire qu'il fût, n'était nullement la première expression de scepticisme à l'égard de la chrétienté. Pendant la première moitié du siècle, circulèrent en France un très grand nombre de textes manuscrits, précurseurs du flot d'attaques imprimées que les presses allaient bientôt répandre. Ce mouvement explique, pour une large part, le progrès rapide des idées nouvelles et le déclin tout aussi rapide des idées anciennes, dans les années postérieures à 1750 .". D'ailleurs le nombre de ces manuscrits existant encore dans les bibliothèques françaises - Ira O. Wade a dénombré quelque cent deux titres, dont beaucoup en plusieurs exemplaires - témoigne de leur diffusion et de leur influence. Diderot, très vraisemblablement, connaissait un bon nombre de ces opuscules, d'autant que les manuscrits de deux d'entre eux, qui se trouvent aujourd'hui à la bibliothèque de Fécamp, ont été copiés de sa main.



Les Pensées philosophiques eurent, de toute évidence, un nombre considérable de lecteurs. Bien que le Parlement de Paris eût essayé de le supprimer, dix éditions au moins en furent publiées au XVIIIe siècle, outre cinq ouvrages qui le citaient en entier dans le dessein de le réfuter (façon particulièrement obtuse de répandre le feu qu'on veut éteindrE), cinq éditions dans des recueils des ouvres de Diderot, plus une traduction en allemand. Contrairement à la majorité des manuscrits clandestins qui marquaient une tendance à l'ennui et au manque d'humour, le livre de Diderot était écrit avec une concision épigrammatique, et une sorte de force de persuasion à la fois sérieuse et séduisante qui lui conféraient une grande efficacité. La tradition familiale prétendait que Diderot avait jeté sur le papier ses Pensées philosophiques entre le vendredi saint et le jour de Pâques 1746. Ce n'est pas impossible si l'on considère que leurs soixante-deux paragraphes totalisent environ dix mille mots ; mais peu vraisemblable, compte tenu du fini et de l'élégance littéraire de ses aphorismes ; leur forme achevée indique la réflexion et le soin.

Par l'habileté de leur composition et la hardiesse de leur publication, les Pensées philosophiques de Diderot ont promptement conquis une position prééminente dans le genre. Sous forme d'aphorismes, leur champ est vaste, dont une large part relève indiscutablement de l'influence des écrits de Shaftesbury ". Le fond du livre est déiste, ce qui revient à dire que la connaissance que l'homme a de Dieu lui vient plus par la raison que par la révélation. Des exemples de ces aphorismes parleront d'eux-mêmes et donneront quelque idée de l'impact qu'ils ont dû avoir.



Sur le porirait qu'on me fait de l'Etre suprême, sur son penchant à la colère, sur la rigueur de ses vengeances, sur certaines comparaisons qui nous expriment en nombre le rapport de ceux qu'il laisse périr à ceux à qui il daigne tendre la main, l'âme la plus droite serait tentée de souhaiter qu'il n'existât pas. (...) La pensée qu'il n'y a point de Dieu n'a jamais effrayé personne, mais bien celle qu'il y en a un tel que celui qu'on me peint (pensée IX).

Oui, je le soutiens, la superstition est plus injurieuse à Dieu que l'athéisme (pensée XII).

Qu'est-ce que Dieu ? question qu'on fait aux enfants, et à laquelle les philosophes ont bien de la peine à répondre (pensée XXV).

On doit exiger de moi que je cherche la vérité, mais non que je la trouve (pensée XXIX).

Le scepticisme est donc le premier pas vers la vérité (pensée XXXI).

Dans ce petit ouvrage, Diderot défend les passions (pensée I), position très significative contre le point de vue ascétique qui prévalait dans la doctrine des chrétiens orthodoxes ; il se révèle très antijanséniste (pensées XIII, XIV) et donc très opposé aux vues exposées par Pascal dans les Pensées s° ; il cite complaisamment Julien l'Apostat ce qui suffisait, l'on s'en doute, pour déchaîner les orthodoxes ; s'il n'est pas athée - et il l'affirme : « Je suis né dans l'Eglise catholique, apostolique et romaine ; et je me soumets de toute ma force à ses décisions » (pensée LVIII), il défend résolument ceux qui le sont (pensées XV, XXI), il jette le doute sur les miracles (pensées XLVI, LI, LUI, LIV), et cette attaque est considérée par certains critiques comme la plus agressive et la plus révélatrice de tout le livre, comme celle à laquelle il est le plus difficile de répondre. Partant d'études récentes en histoire naturelle et en biologie, il éclaire d'une lumière nouvelle les problèmes de métaphysique et de théologie, apportant ainsi une contribution remarquablement originale à la littérature du déisme (pensées XVIII, XX, XLV) ; dans la pensée XIX, il donne un premier aperçu de sa philosophie sur l'origine des choses, qu'il développera plus longuement dans ses ouvrages postérieurs.

Diderot passa maître dans l'art du dialogue. D'aucuns voient dans les Pensées philosophiques une conversation entre un athée, un chrétien et un déiste. L'athée et le chrétien sont tous deux confondus par le déiste, et le livre, en dépit d'un désordre apparent dans sa construction, présente une réelle unité sous-jacente ".



Le livre de Diderot fut assez important pour que ses ennemis y aient répondu par un feu nourri, mais cette contre-attaque donne l'impression d'avoir davantage trahi leurs propres positions qu'infligé un réel préjudice à l'attaquant M. Les défenseurs de l'orthodoxie comprirent probablement que leur adversaire était redoutable ; certains reconnurent que le livre était « assez bien écrit... Que de vivacité... Que d'enjouement, de brillant dans l'expression». Ce n'était pas la dernière fois qu'ils auraient l'occasion de faire ce pénible aveu.

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Denis Diderot
(1713 - 1784)
 
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