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L'HOMME EST NÉ POUR PENSER DE LUI-MÊME


Poésie / Poémes d'Denis Diderot





La suspension de l'Encyclopédie, en février 1752, survint quelques jours seulement après la publication de son deuxième volume ; rien d'étonnant que le public fût plus préoccupé par l'avenir de l'entreprise que par le contenu de l'ouvrage. Pourtant, l'examen minutieux du volume II convainquit les lecteurs, comme il avait convaincu le censeur Lassone, que l'ouvrage tenait ses promesses ; cela facilita incontestablement l'obtention de l'autorisation de poursuivre l'entreprise. Ses huit cent soixante et onze pages à double colonne, de format in-folio, présentaient des articles importants : « Ballet » de Cahusac qui devait bientôt publier Danse ancienne et moderne, ouvrage qui fait autorité ; « Baromètre » de d'Alembert ; « Cadran » de d'Alembert et Diderot (retour à l'ancienne curiosité pour les mathématiques du premieR); et de Diderot ajoutons « Bas », « Bronze », « Cacao », « Bois » (ce dernier article montre son intérêt pour la sylviculturE), « Brasserie », « Caractères d'imprimerie », « Cartes », pour donner un échantillonnage de ses articles nombreux et variés. On retrouve quelque chose du respect de soi de la classe moyenne à travers cette remarque de Diderot dans l'article « Brasserie » : « La Brasserie a été faite sur un mémoire de M. Long-champ, qu'une fortune considérable et beaucoup d'aptitude pour les lettres n'ont point détaché de l'état de ses pères '. » Diderot nous intéresse aussi quand il déclare dans l'article « Bas » : « J'ai travaillé chez le Sieur Barrât, le premier ouvrier dans son genre et le dernier qu'on verra peut-être de la même habileté 2. » Comme il l'a lui-même proclamé, et comme d'Alembert l'a rappelé dans le Discours préliminaire, Diderot s'est donné beaucoup de mal pour se familiariser avec la construction et le fonctionnement des machines *. Naigeon nous dit que Diderot avait un modèle réduit de la machine à tricoter les bas et de la machine à faire le velours ciselé. « Je J'ai trouvé plusieurs fois dans son cabinet occupé à déranger à dessein l'un ou l'autre, pour le restituer ensuite dans l'état qui convient au travail, ce qu'il exécutait avec cette facilité qui suppose une assez longue étude de l'art, de ses moyens et de ses effets . »





Dans tout le volume II, comme dans le volume I, on continue de sentir l'irritation suscitée par des erreurs grossières. Dans l'article « Boa » par exemple, Diderot rapporte, « pour montrer jusqu'où peut aller l'exagération », que certains auteurs ont avancé qu'un boa pouvait avaler un ouf. « Les historiens font assez ordinairement le contraire de la montagne en travail : s'agit-il d'une souris ? leur plume enfante un éléphant !. » Témoignage du même intérêt très vif pour l'innovation et le perfectionnement, Diderot écrit dans l'article « Canevas » : « Nous allons proposer ici une sorte de canevas qui rendrait la broderie soit en laine, soit en soie infiniment plus belle, moins longue et moins coûteuse * ». On retrouve le même défi lancé aux ennemis : Diderot raille une fois de plus les franciscains dans l'article « Capuchon » sur les subtilités scolastiques de leur cher Duns Scot ; la même juxtaposition déconcertante de faits réels et de fantaisies bibliques quand Diderot fait suivre la description des exploits des baleiniers basques d'une citation désabusée du Livre de Job : « Homme, enlèveras-tu le Léviathan avec un hameçon ' ? » ; même façon de tourner en dérision des articles de la foi chrétienne quand, dans l'article « Caucase » Diderot cite le vieux géographe Strabon qui dit que les habitants du Caucase se mettaient en deuil à la naissance des enfants et se réjouissaient à leurs funérailles. « Il n'y a point de chrétien vraiment pénétré des vérités de sa religion qui ne dût imiter l'habitant du Caucase, et se féliciter de la mort de ses enfants. La mort assure à l'enfant qui vient de naître une félicité éternelle, et le sort de l'homme qui paraît avoir vécu le plus saintement est encore incertain. Que notre religion est tout à la fois terrible et consolante " ! » Et Diderot, comme toujours, montre son intérêt pour les matières comme l'anatomie, la physiologie et la médecine. « La conservation des hommes et les progrès de l'art de les guérir, écrit-il dans l'article "Cadavre", sont des objets si importants, que dans une société bien policée, les prêtres ne devraient recevoir les cadavres que des mains de I'anatomiste ; et qu'il devrait y avoir une loi qui défendît l'inhumation d'un corps, avant son ouverture. Quelle, foule de connaissances n'acquerrait-on par ce moyen ! Combien de phénomènes qu'on ne soupçonne pas, et qu'on ignorera toujours, parce qu'il n'y a que la dissection fréquente des cadavres qui puisse les faire apercevoir ». Diderot resta cohérent avec lui-même car il laissa des instructions pour qu'une autopsie soit pratiquée sur lui après sa mort. La dernière phrase de l'article « Cadavre » pourrait être interprétée comme celle d'un homme qui a été l'un des premiers à proposer un programme de santé publique et de médecine préventive. « La conservation de la vie est un objet dont les particuliers s'occupent assez, mais qui me semble trop négligé par la société '. »

Bien qu'il attendît jusqu'à la publication du volume III, le Journal des sçavans fit enfin l'éloge du volume II. Ce périodique, on s'en souvient, avait exaspéré d'Alembert en prétendant que son Discours préliminaire avait une tendance antireligieuse. Les éditeurs du Journal des sçavans avaient, dans l'intervalle, fait amende honorable, en louant ses Mélanges de littérature, d'histoire et de philosophie, attitude que d'aucuns prirent pour un essai, quoique vain, de semer la discorde entre d'Alembert et Diderot " Enfin, avec quelque retard, le Journal entoura les deux volumes d'attentions très flatteuses ".

Outre qu'ils reconnaissaient le concours anonyme de d'Holbach, les éditeurs de {'Encyclopédie pouvaient annoncer dans l'« Avertissement » du volume II que Buffon avait accepté de fournir l'article « Nature ». C'était là un titre de gloire: l'Encyclopédie commençait à s'assurer les services des « grands noms ». Il est vrai qu'au moment où fut publié le volume qui contenait la lettre « N », les conditions avaient changé, et Buffon aussi, mais en l'occurrence, il y avait de quoi se vanter.



Le chevalier Louis de Jaucourt fut aussi présenté comme nouveau collaborateur. Cet homme, descendant d'une des plus vieilles familles de France, se révéla d'une inestimable valeur pour la suite de l'entreprise. A la différence de la plupart des membres de la haute noblesse, il avait reçu une éducation étendue et soignée. Encore enfant, on l'envoya à Genève ; il en revint protestant, mais protestant peu dogmatique et particulièrement tolérant. C'est d'ailleurs un phénomène d'un réel intérêt qu'il se soit trouvé, dans le milieu de Diderot, tant de protestants ou d'hommes d'origine protestante, comme Grimm, Jaucourt, ou, plus tard, Meister - de même qu'il est intéressant de voir à quel point Diderot était réceptif aux influences étrangères, particulièrement anglaises, allemandes et italiennes. Les critiques français d'esprit nationaliste lui ont souvent reproché cette civilité universelle et cosmopolite, mais ses relations dans les milieux protestants et étrangers l'ont aidé à tenir les fenêtres ouvertes et ont empêché qu'il ne se sentît étouffer dans la société française de son époque avec ses tendances à l'absolutisme et à la raideur.

Après ses années à Genève, Jaucourt passa trois ans à Cambridge, puis à Leyde où il étudia sous le célèbre Boerhaave, fut le condisciple du Dr Théodore Tronchin, et devint docteur en médecine. En 1736, à l'âge de trente-deux ans - il avait neuf ans de plus que Diderot -, il revint à Paris. L'étendue de sa formation, combinée avec une rare connaissance des langues, firent de lui l'un des polygraphes les plus estimés de son siècle ; il était inévitable qu'il devînt membre de nombreuses académies étrangères. C'était aussi un homme d'une droiture et d'une pureté singulières, qualités de la plus grande valeur pour un collaborateur de l'Encyclopédie, car beaucoup n'étaient que trop enclins à croire que l'ouvrage était édité par des hommes de mauvaise réputation et sans moralité .

Les volumes succédant aux volumes, Jaucourt en arriva à prendre en charge une multitude d'articles courts sur tous les sujets imaginables, comme Diderot l'avait fait naguère. Particulièrement après la « grande désertion » de 1759, les initiales D.J. (de JaucourT) se retrouvèrent sur presque chacune des pages des dix derniers volumes. Jaucourt travaillait beaucoup « à coups de ciseaux », et comme il négligeait souvent de citer ses sources, c'est à bon droit qu'on peut le considérer comme le « prince des pies » de l'Encyclopédie. Il n'avait pas l'esprit créateur, mais il était infatigable, précis et persévérant. II avait véritablement un esprit et une mémoire encyclopédiques et, s'il est facile de dédaigner ce genre de talent comme Diderot lui-même avait tendance à le faire, il ne faut jamais oublier que c'est le modeste et réservé Jaucourt qui fut responsable plus que quiconque d'avoir fait de l'Encyclopédie le grand carrefour où se concentrait la connaissance des faits.



C'est devenu un truisme de dire que l'Encyclopédie détient une importance primordiale dans la transmutation des valeurs et le changement de perspective au xvnr siècle. Selon un critique français contemporain, l'Encyclopédie a été - métaphore intéressante et suggestive - « la plaque tournante de l'époque l3 ». La nouvelle conception du monde et de l'homme qu'elle proposait n'était pas seulement le résultat des implications scientifiques et métaphysiques de la psychologie sensualiste qu'elle prônait, mais encore d'hypothèses nouvelles sur les origines de l'homme et de la société. On pourrait dégager de l'Encyclopédie - il n'aurait pas été prudent d'être trop explicite sur des sujets aussi délicats - une explication de la nature de l'homme ei des origines de la société non fondée sur la Genèse, et une explication de l'histoire et de sa signification qui différait de celle que décrivent l'Ancien et le Nouveau Testament et la Cité de Dieu de saint Augustin. La nouvelle sociologie et la nouvelle science sociale - s'il est permis de les honorer de si grands noms à ce stade précoce, car leurs débuts ont été des plus tâtonnants - dépendaient d'une conception de l'homme et de la société qui n'était évidemment pas la conception traditionnelle et autoritaire. Selon l'une, l'existence de l'homme et de la société est un acte du Créateur, selon l'autre le résultai de la croissance. Le point de vue encyclopédique était le point de vue naturaliste. Les sous-entendus et affirmations, repérables dans nombre d'articles de l'Encyclopédie, récompenseront amplement les recherches futures des historiens des sciences sociales.



Cette nouvelle approche positiviste de la question, qui devait remporter la pleine admiration d'Auguste Comte, le fondateur de la sociologie, était en conflit, déclaré ou latent, avec les opinions reçues, et risquait à tout moment d'aboutir à quelque tentative de suppression. Fidèle au principe de tenir toujours l'adversaire en léger déséquilibre, l'Encyclopédie perdait rarement une occasion de semer le doute sur les preuves du christianisme. Le volume II suivait cette règle. Selon un critique. l'article de Diderot « Bible » trace un schéma complet de l'exégèse. Un autre critique a fait remarquer qu'en posant une légion de questions d'exégèse, Diderot avait sapé une fois pour toutes le principe de l'inspiration orale de la Bible l5. Il continue d'étaler ses connaissances exé-gétiques dans son article « Canon, en théologie », article d'une telle érudition qu'il a pu suggérer l'idée que Diderot avait poussé très loin ses études de théologie. Il fait aussi, dans l'article « Célibat », d'un ton plutôt caustique, quelques critiques de l'institution du mariage ; le long article « Certitude », de l'abbé de Prades, sûrement écrit de bonne foi, insiste tellement lorsqu'il parle de la crédibilité des miracles qu'il est plus troublant que rassurant. On trouve peu de chose, dans l'Encyclopédie, qui contredisent directement la doctrine officielle, mais beaucoup qui suscitent le doute en paraissant le rejeter.

Une petite remarque, cachée dans un très long article du volume II, déchaîna une tempête de moqueries hostiles à l'Encyclopédie. La phrase incriminée se trouvait dans l'article « Cerf ». Diderot n'en est sans doute pas l'auteur (qui est probablement Charles-Georges Le Roy, lieutenant des chasses de VersailleS), mais il s'en rendit doublement responsable en l'imprimant et en l'imprimant avec un astérisque : cela montre combien l'Encyclopédie était surveillée de près par ses adversaires. Bien que le sujet dût intéresser d'abord les chasseurs, une partie importante de l'article - c'est fréquent dans l'Encyclopédie - était consacrée à une discussion sur l'embryologie, avec des références au livre de Maupertuis, Vénus physique, et des observations d'embryon de cerf, faites par William Harvey qui découvrit la circulation sanguine. Mais ce qui excita les sarcasmes et l'indignation des ennemis de Diderot fut la déclaration selon laquelle l'on dit beaucoup de choses merveilleuses des cerfs « surtout lorsqu'ils ont atteint l'âge de raison " ». On pourrait croire que cette phrase un peu ridicule, sans doute écrite par un ami des cerfs, était assez anodine. Mais en fait elle atteignit l'un des nerfs les plus sensibles du xviii' siècle, car l'opinion que les animaux sont des automates et par conséquent sont dépourvus de raison était devenue en France une sorte de croyance religieuse dogmatique. Descartes avait affirmé la chose dans le Discours de la méthode, faisant valoir que la réponse des animaux à toutes sortes de situations n'est qu'une réaction mécanique déclenchée par la vibration de fibres. L'âme des bêtes est donc une âme matérielle ; les gens d'Eglise tenaient fort à faire une distinction absolue entre l'homme et les animaux, l'homme étant, bien entendu, doué d'une âme exempte de toute matérialité ". Il y avait là un obstacle supplémentaire à la libre enquête, car il devenait impie de tirer aucune conclusion sur la psychologie humaine qui fût fondée sur des analogies avec les animaux. Les chiens de Pavlov sont une preuve qu'il y a beaucoup à apprendre à partir du comportement des animaux, mais au xvme siècle cette filière de recherche était presque entièrement interdite. Diderot, comme à l'accoutumée, était disposé au nom de la liberté intellectuelle à prendre le risque de laisser passer la remarque sur les cerfs à l'âge de raison et, ce qui est plus important, à exposer ses arguments dans l'article « Bête, animal, brute ». « Assurer qu'elles n'ont point d'âme, et qu'elles ne pensent point, c'est les réduire à la qualité de machines ; à quoi l'on ne semble guère plus autorisé, qu'à prétendre qu'un homme dont on n'entend pas la langue est un automate»

Il y avait dans le même volume un article de Diderot offrant une contribution originale à la question de l'esthétique, et sur lequel les spécialistes de cette branche de la philosophie se sont penchés avec une grande attention ". C'est l'article « Beau ». Après avoir résumé et critiqué les tentatives qui avaient été faites pour analyser la nature du beau, Diderot, dans l'exposé de ses idées, ouvre des voies nouvelles. C'est là un excellent exemple de la fonction qu'a remplie l'Encyclopédie dans la vie intellectuelle du xvin' siècle. Outre qu'elle rassemble les faits accumulés depuis deux millénaires, qu'elle décrit les arts mécaniques et les métiers comme nul ne l'avait fait encore, et qu'elle se fait l'avocat empressé de nouveaux modes de pensée en psychologie et en philosophie sociale, elle apporte sa contribution dans le domaine des arts. C'est donc encore un autre exemple de l'universalité de l'Encyclopédie, mais aussi de la souplesse et de la vigueur créative de Diderot, capable d'écrire un morceau aussi substantiel dans un article de routine.

Diderot commence par résumer et discuter les analyses récentes sur la nature du beau, particulièrement celles de l'Anglais Francis Hutcheson. Puis, après les avoir critiquées, il entreprend d'exposer les siennes. Il réfute Hutcheson qui pense que nous possédons un « sens interne » de la beauté qui, fonctionnant un peu à la façon d'une idée innée de Dieu ou de la morale, nous apprend ce qui est beau et ce qui ne l'est pas. La théorie de Diderot est tellement simple qu'à première vue elle paraît superficielle. Il déclare que la perception des rapports est la base du sentiment du beau **. Dans un autre article, « Beauté », il écrit : « Je crois que, philosophiquement parlant, tout ce qui peut exciter en nous la perception des rapports, est beau. »



De prime abord, définir la beauté comme une perception de rapports peut paraître intolérablement superficiel. Mais en fait cela laisse au connaisseur toute latitude pour développer son goût. Plus l'artiste ou l'amateur d'art a de sensibilité, plus il perçoit de rapports, et plus seront fins et fiables ses critères de beauté. L'artiste, ou l'amateur, devient l'expérimentateur habile auquel Diderot fait allusion dans l'Interprétation de la nature : il développe le sentiment de son sujet, il le subodore. La doctrine de Diderot suivant laquelle notre sens du beau dépend de notre perception des rapports est caractéristique de sa pensée, toujours empreinte de souplesse, de relativisme, du sens de l'importance du contexte. Diderot se révoltait contre l'autoritarisme en matière de goût artistique autant qu'en matière de foi religieuse. Pour utiliser des termes qui ont déchiré les lettres françaises à la fin du XVIIe siècle, il était plus près d'un Moderne que d'un Ancien. Bien qu'il n'ait pas fait spécifiquement allusion à la célèbre Querelle dans son article de l'Encyclopédie, en niant que le beau absolu existe, il a très clairement attaqué la position traditionaliste de Boileau, principal défenseur des Anciens. Dans le même ordre d'idées, Diderot faisait remarquer qu'un vers, dans une pièce de théâtre, peut être tragique dans un certain contexte et délicieusement comique dans un autre 22. Les conditions, les circonstances et les contextes déterminent notre appréciation de la beauté, écrivait-il, soulignant, comme l'ont fait remarquer des esthéticiens contemporains, « le caractère infiniment conditionné de l'expérience esthétique. »



Toute théorie du beau repose sur une doctrine psychologique de la perception de la beauté par l'esprit. De nouveau, Diderot appliquait la doctrine sensualiste de John Locke : « Quelles que soient les expressions sublimes dont on se serve pour désigner les notions abstraites d'ordre, de proportion, de rapports, d'harmonie ; qu'on les appelle, si l'on veut, éternelles, originales, souveraines, règles essentielles du beau, elles ont passé par nos sens pour arriver dans notre entendement ». Ces remarques réaffirment, de façon nette, le refus de Diderot d'un sens interne et absolu du beau. Elles montrent aussi combien sa conception de la beauté ressemble à sa compréhension de la nature, telle qu'il la définit dans l'Interprétation de la nature. L'artiste et le savant doivent tous deux chercher la réalité dans le monde extérieur. Le savant ne peut découvrir la vérité en suivant simplement la « raison » dans les retraites de son esprit ; de même cette démarche ne permet pas à l'artiste d'atteindre la beauté : « J'appelle donc beau hors de moi, tout ce qui contient en soi de quoi réveiller dans mon entendement l'idée de rapports ; et beau par rapport à moi, tout ce qui réveille cette idée. (...) D'où il s'ensuit que, quoi qu'il n'y ait point de beau absolu, il y a deux sortes de beau par rapport à nous, un beau réel, et un beau aperçu " ».

Diderot pensait que les êtres humains étaient constitués de telle sorte que l'appréciation des rapports - et donc, selon lui, l'appréciation de la beauté - leur était naturelle. La nature de l'homme le rend conscient du rapport dont dépend la beauté. C'est aussi fondamental que cela. L'esprit de l'homme, de par sa nature, recherche la symétrie, l'ordre, la proportion, l'harmonie, ce qui revient à dire qu'il détermine des rapports, et veut que ceux-ci lui plaisent. Pour Diderot, la beauté est une réalité : « Quoi qu'il en soit de toutes ces causes de diversité dans nos jugements, ce n'est point une raison de penser que le beau réel, celui qui consiste dans la perception des rapports, soit une chimère ; l'application de ce principe peut varier à l'infini, et ses modifications accidentelles occasionner des dissertations et des guerres littéraires : mais le principe n'en est pas moins constant».

La théorie du beau de Diderot permet une infinité de nuances et de gradations - et cela aussi lui ressemblait. Diderot a toujours été sensible aux demi-teintes, aux paradoxes, aux ambiguïtés qui interviennent dans toute l'expérience humaine Aussi n'était-il point favorable aux définitions absolues, aux descriptions manichéennes de l'expérience. Cette disposition d'esprit nous autorise à qualifier sa pensée de pensée dialectique, se voulant toujours plus nuancée, toujours en perpétuel dialogue avec elle-même, et faisant de lui un penseur, un artiste, un critique très difficile à classer.



A force d'insister sur ce qu'il y a de relatif dans l'appréciation du beau, Diderot devait inévitablement soulever la question du goût. Car le goût est éminemment subjectif, dépend nécessairement du jugement et de l'appréciation de celui qui contemple l'objet d'art et donc varie infiniment. Diderot le concevait ainsi : « Tous conviennent qu'il y a un beau, qu'il est le résultat des rapports perçus : mais selon qu'on a plus ou moins de connaissance, d'expérience, d'habitude déjuger, de méditer, de voir, plus d'étendue naturelle dans l'esprit, on dit qu'un objet est pauvre ou riche, confus ou rempli, mesquin ou chargé ". » C'est la différence qu'il y a entre l'appréciation que l'on a d'un tableau de Rouault et d'un calendrier représentant une demoiselle dont la jupe est prise dans une roue de bicyclette.



Le problème du goût nous ramène à celui des critères du jugement. S'il n'y a point de beau absolu, n'y a-t-il donc aucun critère fiable. L'appréciation de la beauté doit-elle devenir purement anarchique, chacun déclarant « Je ne sais rien sur l'art, mais je sais ce que j'aime ». Diderot était très conscient de ce problème, comme nous l'avons vu et comme le montrent ses ouvres postérieures où il discute de l'imitation de la nature et parle de la « ligne de beauté, la ligne idéale u ». Il fit des efforts énergiques pour le résoudre. Les détracteurs de l'article « Beau » disent ordinairement que sa doctrine est vague et que son exploration des rapports du beau et du goût n'est pas concluante. Diderot a peut-être eu le tort de trop poser le problème en termes de pure logique. Quoi qu'il en soit, on le verra plus tard apprendre à juger l'art sous l'angle de la technique davantage que sous celui des rapports. Pourtant l'analyse du beau qu'il a faite dans cet article est une prise de position vigoureuse. Et l'on ne doit pas oublier qu'il a déclaré avec insistance qu'il existe un beau réel. Non pas un beau absolu, ni un beau appréhendé selon des règles absolues. L'attitude de Diderot est celle d'un homme, qui par la compréhension du relatif, espère s'approcher de l'absolu, sachant pourtant fort bien que l'absolu ne peut être atteint et que nous ne désirerions pas l'atteindre même si nous le pouvions. C'est peut-être là ce qui définit le libéral, quels que soient l'objet de ses méditations, le lieu et l'endroit où l'on puisse le trouver.



Quand, en novembre 1753, le volume III de l'Encyclopédie fut enfin publié, après un an et demi de suspension, il contenait un important « Avertissement » écrit par d'Alembert au nom des éditeurs. « L'empressement qu'on a témoigné pour la continuation de ce Dictionnaire, est le seul motif qui ait pu nous déterminer à le reprendre ». Dans ce moment de triomphe, d'Alembert laisse son narcissisme reprendre le dessus et cet « Avertissement » est un étrange amalgame d'excuses, de gloriole, et de cette irritante autojustification qui avait le don de tant exaspérer les adversaires des philosophes.



D'Alembert profita de l'occasion pour réaffirmer la politique éditoriale de l'Encyclopédie. Comme on l'a déjà fait remarquer, Diderot et d'Alembert avaient apparemment été autorisés à reprendre leur ouvrage sans avoir à désavouer leurs principes. Il est intéressant d'observer, comme l'a fait Grimm, qu'on ne leur avait pas même demandé de faire aucune correction dans les volumes précédents. Leur indépendance semble confirmée par une phrase de d'Alembert dans l'Avertissement : « Aussi est-ce principalement par l'esprit philosophique que nous tâcherons de distinguer ce Dictionnaire ». « C'est ainsi, écrit-il, que l'Encyclopédie ne contient ni la vie des saints, ni la généalogie des grandes maisons, ni la description détaillée de chaque village, ni les conquérants qui ont désolé la terre, mais les génies immortels qui l'ont éclairée ; ni enfin une foule de souverains que l'histoire aurait dû proscrire. Le nom même des princes et des grands n'a droit de se trouver dans l'Encyclopédie, que par le bien qu'ils ont fait aux sciences ; parce que l'Encyclopédie doit tout aux talents, rien aux titres, et qu'elle est l'histoire de l'esprit humain, et non de la vanité des hommes ». Aussi, avec cet appel à l'immortalité terrestre, si particulier aux hommes qui nient ciel et enfer, il écrit : « Puisse la postérité nous aimer comme gens de bien, si elle ne nous estime pas comme gens de lettres " ! »



Le volume III qui couvre neuf cents pages et n'épuise pourtant l'alphabet que de Cha à Consécration, aborde quelques nouveaux domaines et centres d'intérêt. L'un d'eux est consacré au monde des affaires. D'excellents articles, tels « Change », « Commerce », et « Concurrence » ont été fournis, à titre anonyme, par un économiste appelé Forbonnais. Ces articles reflètent le point de vue de la classe moyenne, de l'homme d'affaires, caractéristique de toute l'Encyclopédie a. D'autres donnent la description d'institutions légales et administratives (des différentes cours, des différents conseils, codes et officiers, tels que « Chancelier » ou « Commissionnaires »). Ces nombreux articles sont l'ouvre d'un homme de loi, spécialiste de l'histoire du droit. Boucher d'Argis (1708-1791), à qui sont adressés de multiples remerciements dans l'Avertissement des volumes III et IV. Ces articles augmentaient largement la portée de l'ouvrage ; ils étaient pleins de renseignements sûrs et objectifs ; ils donnaient à l'Encyclopédie un tour moins contestataire que celui des deux premiers volumes. Il est certain qu'ils contribuèrent grandement à la valeur du volume III et des volumes suivants. « On convient déjà, écrivait Clément six semaines après la publication du volume III, qu'il est supérieur au second, qui l'emportait sur le premier " ».

Diderot donna moins d'articles au volume III qu'aux volumes précédents, mais ses articles étaient substantiels. Il y avait, comme d'habitude, ceux qui avaient trait aux métiers, comme « Chaise de Poste », « Chanvre » et « Chapeau ». 11 y avait la même incitation aux réformes : c'est ainsi que dans l'article « Chasse », il parle des dégâts causés aux récoltes et des punitions rigoureuses infligées aux braconniers. « Si la vie d'un homme vaut mieux que celle de tous les cerfs, pourquoi punir un homme de mort pour avoir attenté à la vie d'un cerf "? » De même, les observations de Diderot sur l'importance du « Comédien » sont un intéressant témoignage de sa foi dans la valeur sociale du théâtre et de son désir de voir accorder aux acteurs leurs droits civils. « Si l'on considère le but de nos spectacles, et les talents nécessaires dans celui qui sait y faire un rôle avec succès, l'état de comédien prendra nécessairement dans tout bon esprit, le degré de considération qui lui est dû. Il s'agit maintenant, sur notre théâtre français particulièrement, d'exciter à la vertu, d'inspirer l'horreur du vice, et d'exposer les ridicules. (...) Malgré tout cela, ils ont été traités très durement par quelques-unes de nos lois 5! ». Ses propres pièces, écrites quelques années après, illustrent cette conviction que le théâtre peut inciter à la vertu. Il a toujours tenu les acteurs en haute estime et les a considérés comme les archiprêtres de ce qu'on peut appeler une église séculière.

L'article « Composition, en Peinture » est particulièrement intéressant comme exemple de l'universalité et de I'adaptabilité de Diderot. Comme il l'a raconté plus tard : « Nous avions espéré d'un de nos amateurs les plus vantés l'article "Composition, en Peinture". (...) Nous reçûmes de l'amateur deux lignes de définition sans exactitude, sans style et sans idées, avec l'humiliant aveu qu'il n'en savait pas davantage ; et je fus obligé de faire l'article "Composition, en Peinture" moi qui ne suis ni amateur ni peintre * «.Dans cet article (qui traite de sujets comme l'unité de temps, d'action et de lieu en peinture, des draperies, de la subordination des figures, etc.), le lecteur trouvera plusieurs des idées que Diderot exploitera plus tard dans ses Salons. Son article est plein de suggestions nouvelles et frappantes ; comme l'a écrit un grand critique français, généralement mesuré dans ses éloges : « (Cet articlE) est délicieux... Tout le Laocoon de Lessing y est en substance " ».



On retrouve dans ce volume la tactique habituelle de l'Encyclopédie de semer le doute sur la religion révélée. Le sujet délicat, épineux mais inévitable de la religion posait un dilemme véritablement hamlétien. Diderot résolut le problème, au prix quelquefois de son honnêteté intellectuelle, en ne refusant jamais de rendre hommage, du bout des lèvres, aux prétentions de la religion révélée. Mais la façon dont il traite des sujets comme « Chaldéens », « Chaos », « Chronologie sacrée » (tous longs et importants articles du volume III), tout en étant superficiellement irréprochable, était propre à soulever des doutes et à conduire à des conclusions ambiguës. Cela devint une tactique privilégiée de l'Encyclopédie que de se complaire dans des calculs chronologiques au sujet de l'Ancien Testament, car les Saintes Ecritures étaient à l'évidence tellement embrouillées et inconsistantes, que le coin acéré de la critique des sources pouvait facilement ouvrir une brèche sur ce point. Diderot s'y employa dans l'article sur les « Chaldéens », qui avaient des connaissances profondes en astronomie. Dans l'article « Chronologie sacrée », il discute et compare différents systèmes chronologiques, jette le doute sur l'exactitude des manuscrits de l'Ancien Testament, se rapporte en érudit aux textes samaritains et à la version des Septante, et penche pour la conclusion à laquelle aboutit l'abbé de Prades « qu'il ne serait pas permis de l'adopter (ce systèmE) depuis que les censures de plusieurs évêques de France et la Faculté de théologie l'ont déclaré attentatoire à l'authenticité des Livres saints ». Diderot conclut son article sur une fin abrupte, peut-être dans le seul dessein de laisser son lecteur suspendu dans l'incertitude. L'article « Chaos » était singulièrement - et sans doute intentionnellement - aussi chaotique que le sujet traité. Il posait toutes sortes de questions logiques ardues touchant la Création, résumait avec un soin jaloux les objections des spinozistes et des matérialistes (tout en prétendant, bien sûr, les réfuteR) et concluait en laissant le lecteur dans la perplexité et la confusion les plus complètes ,8. L'article « Chrétienté » était lui aussi tendancieux. Au lieu d'analyser la chrétienté en tant que religion spirituelle, il réussissait on ne sait trop comment à en parler comme si le plus important était qu'elle constituait un instrument entre les mains du gouvernement. Diderot laissait clairement entendre que, pour reprendre la célèbre formule de Gibbon, toutes les formes de religions sont considérées comme également vraies par le peuple, également fausses par les philosophes, également utiles par le pouvoir. II eut ainsi l'audace, en plein XVIIIe siècle français, de suggérer que la religion musulmane et la religion chrétienne avaient beaucoup de points communs ; il cita largement Montesquieu et n'était finalement pas loin de pressentir la sociologie de la religion.

Ce que les philosophes entendaient par « philosophie » est admirablement illustré par deux citations de Diderot que l'on trouve dans le volume III. La première révèle leur haine caractéristique du clergé et leur conception humaniste, élevée, de la nature humaine. A propos des Chaldéens, Diderot fait une allusion transparente aux croyances autoritaires, d'où qu'elles viennent : « Mais il faut être bien peu philosophe soi-même pour ne pas sentir que le plus beau privilège de notre raison consiste à ne rien croire par l'impulsion d'un instinct aveugle et mécanique, et que c'est déshonorer la raison que de la mettre dans des entraves ainsi que le faisaient les Chaldéens. L'homme est né pour penser de lui-même * ».



La seconde citation est plus rabelaisienne, mais pareillement « philosophique ». Dans l'article « Chaleur », Diderot parle de la périodicité de l'impulsion sexuelle chez les animaux et la compare à celle des êtres humains. « Il paraît que la fréquence de ses accès, qui commencent avec son adolescence, et qui durent autant et plus que ses forces, est une des suites de sa faculté de penser, et de se rappeler subitement certaines sensations. (...) Si cela est, celle qui disait que si les animaux ne faisaient l'amour que par intervalles, c'est qu'ils étaient des bêtes, disait un mot bien plus philosophique qu'elle ne le pensait ". »



L'article le plus controversé du volume III fut celui écrit par d'Alem-bert sur la qualité de l'éducation dans les collèges de l'époque. Dans ces collèges, l'enfant passait environ six ans à faire ses humanités, apprenait surtout le latin, et quelque peu le grec ; puis une ou deux années en rhétorique, où on lui enseignait à écrire des discours en forme appelés amplifications, « nom très convenable en effet, pensait d'Alembert, puisqu'ils consistent pour l'ordinaire à noyer dans deux feuilles de verbiage, ce qu'on pourrait et ce qu'on devrait dire en deux lignes », et enfin deux ans en « philosophie » : cette classe se ressentait fortement du contenu et des méthodes de la scolastique médiévale. Telle était l'éducation qu'il avait lui-même reçue et qui lui semblait, après coup, exécrable. 11 aurait voulu que dans le cursus scolaire on apprît davantage d'histoire, de langues modernes, et surtout la langue maternelle de l'enfant. Il pensait que l'étude de l'anglais et de l'italien serait particulièrement utile, ainsi peut-être que celle de l'allemand et de l'espagnol. Puis, conscient que ses critiques et ses suggestions audacieuses soulèveraient contre lui beaucoup de controverses, il concluait en remarquant : « Voilà ce que l'amour du bien public m'a inspiré de dire ici sur l'éducation, tant publique que privée. (...) Je ne puis penser sans regret au temps que j'ai perdu dans mon enfance : c'est à l'usage établi, et non à mes maîtres, que j'impute cette perte irréparable ; et je voudrais que mon expérience pût être utile à ma patrie ". »

Les encyclopédistes, dans leur volonté unanime de réformes, ne pouvaient évidemment pas omettre un sujet aussi important que l'éducation. Mais il n'en est pas moins vraisemblable qu'en écrivant cet article, d'Alembert exhalait sa rancour contre les jésuites tout en affirmant son zèle pour le bien public. D'Alembert, qui estimait de mauvaise politique de pardonner une offense, fit un certain nombre d'allusions claires et venimeuses, dans l'Avertissement et dans la liste des errata, à certaines personnes qui avaient été à l'origine des récentes mésaventures de l'Encyclopédie. Il dénonçait en particulier les plagiats du Dictionnaire de Trévoux tout en défendant les siens effrontément et sans remords 42. La preuve qu'il visait les jésuites dans son article « Collège » réside dans la critique sévère des représentations théâtrales qui se donnaient chez eux : « Tout le monde sait que les jésuites se servaient plus que tout autre du théâtre comme moyen d'éducation. »



L'article de d'Alembert provoqua un libelle, sans doute écrit par un jésuite porté à l'argumentation ad hominem, car montrer que Bacon avait fait grand éloge des collèges de jésuites n'allait pas sans mal ". Un autre pamphlet anonyme - celui-là presque certainement écrit par un jésuite - se plaignait du volume III en général. Le pamphlétaire n'appréciait pas le choix des sujets. Il trouvait trop longs des articles tels que : « Chapeau », « Col », « Chat », « Chiens », « Chandelle », « Chaises de Poste »), « Champignon », « Chanvre » et « Charbon de bois ». « Ils ont mieux aimé nous apprendre à planter des choux, à préparer des coings à rouir, à semer le chanvre, à accommoder des citrons et des citrouilles, et d'autres bagatelles de cette espèce : mais pour le Colisée, ils ont dit en douze lignes tout ce qu'il en faut savoir, ou plutôt tout ce qu'ils en savent. (...) Un ouvrage comme l'Encyclopédie ne devrait contenir que les connaissances qui font les vrais savants. » Ni Diderot ni le Journal de Trévoux ne participèrent, du moins ouvertement, à ces prises de bec. Mais les jésuites de Lyon, seconde ville de France, relevèrent le gant. A plusieurs reprises, pendant le carême de 1754, ils prêchèrent contre l'Encyclopédie et en novembre de la même année, ils affichèrent des feuilles imprimées - il y en a un exemplaire à la Bibliothèque nationale signé de la main du principal orateur invitant le public à une réunion en faveur des écoles publiques, contre les encyclopédistes (Pro Scholis Publicis ad versus EncyclopedistaS). Selon une lettre écrite à Malesherbes à ce sujet, l'orateur discourut pendant une heure et quart - en latin bien sûr - accusant l'Encyclopédie de déloyauté envers la monarchie, dénonçant ses plagiats et s'en prenant particulièrement à l'article « Collège ». Bien que la chose fût niée par la suite et ne pût jamais être établie, on insulta d'Alembert en faisant, au cours de cette harangue, une allusion sarcastique à sa naissance illégitime. D'Alembert chercha querelle, tant et plus, à cet orateur, le père Tolomas et à la Société Royale de Lyon à laquelle appartenait ce prêtre, mais sans vraiment obtenir satisfaction, et l'incident se termina sans que l'affaire eût été éclaircie *.

Cette querelle avec les jésuites de Lyon ne fut pas le seul incident qui se produisit à cette époque où la politique de d'Alembert fit en sorte que les gens y réfléchissent à deux fois avant de s'en prendre à un encyclopédiste. Un nouvel auteur dramatique de province, Palissot, avait caricaturé Rousseau dans une pièce représentée à Nancy en 1755. Il rendit son offense encore plus grave aux yeux de d'Alembert en faisant imprimer et publier sa pièce à Paris. D'Alembert vola à la défense de Rousseau et causa autant d'ennuis qu'il le put à Palissot ; le principal obstacle à ses menées étant que Rousseau, magnanime, ne voulut pas faire d'histoire. Cet incident, qui se produisit en 1755-1756, rendit encore plus prévisible la rupture entre Rousseau et ses anciens amis, trois ans plus tard.



Le volume IV, publié en octobre 1754, couvrait onze cents pages (de Conseil à DiZ) ; sa réception fut quelque peu gâtée, les éditeurs reconnaissant eux-mêmes qu'il n'était pas parfait. Les collaborateurs se voyaient priés, dans la liste des errata, d'« avoir soin que leurs manuscrits soient lisibles, principalement lorsqu'il y aura des noms propres et que la ponctuation y soit exacte, dans les endroits où le sens serait nécessairement équivoque ». C'était une addition à une note déjà publiée dans les errata du volume II : « Notre fonction d'éditeurs consiste uniquement à mettre en ordre et à publier les articles que nous ont fournis nos collègues ; nous ne nous sommes engagés ni à corriger les fautes qui peuvent se glisser dans les morceaux qui nous ont été fournis, ni à recourir aux livres que nos collègues ont pu consulter » de sorte qu'on put prendre ces désaveux des éditeurs, explicites ou non, comme un aveu plutôt préjudiciable d'imperfections.

De tous les volumes publiés, le volume IV donnait l'impression d'être le plus objectif et le moins sujet à controverse. En conséquence, les critiques se firent plus rares. L'abbé Raynal, dans sa gazette, fit exception, mais il était peut-être blessé (étant un historien qui avait publié des livres sur l'histoire anglaise, hollandaise et européenne en généraL) que l'on n'eût pas sollicité sa collaboration ". Les encyclopédistes ne portaient du reste qu'un intérêt médiocre à l'histoire politique et militaire.



On notera l'absence, dans ce volume, de tout article sur le mot « Constitution », c'est-à-dire sur la bulle Vnigenilus, qui avait causé tant de remous politiques et religieux, en France, depuis sa promulgation en 1773. C'était véritablement un sujet délicat, d'autant que le Parlement de Paris avait été « exilé » à Pontoise, l'année précédente, pour ce même motif. Les passions étaient encore déchaînées. Le brouillon d'un article existe encore. Mais Malesherbes décida finalement que c'était un sujet trop brûlant pour être traité et ordonna à Diderot de ne rien publier là-dessus 50. Mais on retrouvait tous les sujets habituels et quelques nouveautés : l'abondance d'articles d'un genre devenu familier - longues descriptions de Diderot, comme l'article « Corderie », « Dentelle » et « Coton ». Ce dernier était fondé sur un mémoire fourni par Turgot, qui devait bientôt devenir célèbre comme administrateur public. C'était le type d'article dont certains déploraient la longueur, mais que Diderot défendait en disant qu'il y aurait plus à craindre d'une trop grande brièveté, tout étant dans le travail manuel presque également essentiel et difficile à décrire ". On trouvait encore de nombreux articles de Boucher d'Argis sur les lois et les institutions politiques et judiciaires, de For-bonnais sur les affaires, ainsi que la contribution de nouveaux collaborateurs intéressants. Le docteur Théophile de Bordeu qui avait récemment publié d'importantes recherches d'avant-garde sur les glandes et qui devait exercer une influence considérable sur la pensée de Diderot, donna l'article « Crise », qui décrit et discute l'art de guérir. Claude Bourgelat, qui fonda les premières écoles de médecine vétérinaire en France, commença, dans le volume IV, à donner sur l'entraînement des chevaux et l'art de les soigner des articles tellement originaux et extraordinaires que l'on a dit qu'ils étaient les premiers à avoir donné à l'art vétérinaire une orientation scientifique. Autre acquisition de valeur pour l'Encyclopédie, Duclos, historiographe de France et secrétaire perpétuel de l'Académie française. Mais le fleuron du diadème de l'Encyclopédie était le nom de Voltaire dont on annonçait les articles pour le volume V.

Que Voltaire eût accepté d'écrire des articles ou qu'il l'eût proposé de lui-même - on ne le sait pas avec certitude - est en soi la preuve du succès et du prestige qui entouraient dès lors l'Encyclopédie. Car l'homme de lettres le plus célèbre de France, vivant à Genève après l'accueil précaire qu'il avait trouvé à Potsdam, avait la perspicacité et le flair d'un renard pour se maintenir sous les regards du public et n'était guère disposé à contribuer au prestige d'une entreprise si celle-ci n'offrait de fortes chances de rehausser le sien. Pendant les vingt-cinq années qui lui restaient à vivre jusqu'à l'apothéose de son séjour à Paris, Voltaire résida à Genève ou dans les environs - parfois aux « Délices » en territoire genevois, ou à Ferney en France - répugnant à passer tout son temps dans une ville où le théâtre était interdit, et demeurant dans l'expectative à la lisière du royaume, de manière à pouvoir sauter la frontière en cas de danger menaçant. Pendant cette longue période, il s'arrangea pour rester l'étoile polaire des regards parisiens, le dictateur, sous bien des rapports, du goût de la capitale. C'était, en réalité, un exploit considérable. Cela supposait qu'il ne manque aucune occasion de tâter le pouls de l'opinion parisienne. Pour sans cesse s'imposer au public, il fallait qu'il eût quelque chose à dire sur presque tous les sujets, qu'il eût une réponse piquante à faire à tout polémiste. Les gens qui déplorent que Voltaire ait gaspillé ses talents à répondre à tout misérable écrivassier qui se mettait en tête de l'attaquer se trompent. Ces répliques le gardaient vivant dans le souvenir du public. Pratiquement en exil, à trois cents kilomètres de Paris dans l'espace et à quinze jours dans le temps, la question était pour lui de faire en sorte, par quelque tour de prestidigitation intellectuelle, qu'il parût conduire l'opinion publique parisienne alors que en réalité, il la suivait. Pendant vingt-cinq ans, il se livra à cet exercice de corde raide. Voltaire, l'habile Voltaire, avait besoin de toute son habileté pour n'être pas oublié et c'est un témoignage du succès réel de Y Encyclopédie qu'il trouvât avantageux d'y être associé.

Bien que le volume IV donnât l'impression d'avoir un peu baissé le ton de la controverse, il ne faut pas en conclure qu'il manquait de feu ni de couleur. Comme toujours, les éditeurs de l'Encyclopédie se servaient de leur plume pour fustiger leurs ennemis, comme dans l'article antijanséniste de d'Alembert « Convulsionnaires », et l'article « Controverse » où Diderot citait ironiquement et solennellement l'autorité du Dictionnaire de Trévoux ". Comme toujours, on retrouvait leur objectif d'améliorations économiques et sociales : Diderot se demandait, par exemple, si l'on ne pourrait pas trouver dans les colonies françaises une plante dont la fibre pût être tissée " ; dans le long article à propos du travail forcé sur les routes (« Corvée »), l'auteur proposait des moyens pour améliorer le rendement en réduisant la peine des paysans. On trouvait comme toujours, des articles attirant l'attention sur la méthode scientifique exacte, tels ceux de Diderot sur « Crédulité » et « Croire », articles qui pouvaient troubler le lecteur dans sa croyance sur les témoignages de la religion chrétienne. Il y avait, comme toujours, des articles longs et solennels sur des sujets ayant trait à l'Ancien Testament, par exemple l'article « Déluge » qui soulevait autant de questions de bon sens que l'article du volume I à propos de l'Arche de Noé ; et comme toujours, il y avait les articles de Diderot, pleins de couleur, de mouvement, d'insolence, et aussi de profondeur.



L'usage que faisait Diderot de l'ironie trouve un excellent exemple dans l'article « Damnation ». La damnation, écrit-il, signifie « peine éternelle de l'enfer. Le dogme de la damnation ou des peines éternelles est clairement révélé dans l'Ecriture. Il ne s'agit donc plus de chercher par la raison, s'il est possible ou non qu'un être fini fasse à Dieu une injure infinie ; si l'éternité des peines est ou n'est pas plus contraire à sa bonté que conforme à sa justice ; si, parce qu'il lui a plu d'attacher une récompense infinie au bien, il a pu ou non attacher un châtiment infini au mal. Au lieu de s'embarrasser dans une suite de raisonnements captieux, et propres à ébranler une foi peu affermie, il faut se soumettre à l'autorité des livres saints et aux décisions de l'Eglise, et opérer son salut en tremblant, considérant sans cesse que la grandeur de l'offense est en raison directe de la dignité de l'offensé, et inverse de l'offenseur ; et quelle est l'énormité de notre désobéissance, puisque celle du premier homme n'a pu être effacée par le sang du Fils de Dieu ».

Tout aussi volontairement provocant que fut ce genre d'article, qui semait le doute, tout en se donnant l'air d'être inattaquable, Diderot paraissait avoir perçu que son conformisme apparent avait besoin d'une justification. Il écrivait : « Mais qu'on ne croie pas que les sages comme Socrate, Platon, Cicéron, et les autres parlassent toujours selon les idées du peuple : ils étaient cependant quelquefois obligés de s'y conformer pour n'être pas accusés d'athéisme " ». Pour des lecteurs contemporains de l'Encyclopédie, l'application de cette remarque à des « sages » vivants devait être très claire.

Au nombre des contributions de Diderot, se trouvaient ses articles habituels d'intérêt surtout littéraire, définitions de mots, analyse des synonymes, dont l'importance était d'abord psychologique ou esthétique, avant d'être informative. Diderot adaptait souvent le rythme de sa prose

à l'esprit de ce qu'il décrivait, de sorte qu'il ne faisait pas qu'expliquer son sujet mais qu'il le représentait, ce qui a été démontré de manière frappante pour l'article « Jouissance ». Dans le volume IV, Diderot

écrivit un tel article, en analysant avec une sorte de sensualité les diverses significations du mot « délicieux » et en décrivant précisément ce qu'il y a de délicieux à s'abandonner au repos. Grimm le désigne comme « une des choses les plus précieuses qu'on ait écrites en français » et un critique moderne qui s'est spécialisé dans l'étude de Diderot et de Baudelaire en parle comme d'une analyse complètement moderne de la conscience du flottant et de l'évanescent ".

Deux des contributions de Diderot, particulièrement vantées par Grimm, étaient de longs articles consacrés aux écoles philosophiques des Cyniques et des Cyrénaïques i8. Ces exercices de Diderot sur l'histoire de la philosophie n'étaient pas les premiers : il avait écrit le long article du volume I, « Aristotélisme ». Pour les volumes II et III cependant, il avait tenté de confier cette tâche à l'abbé Pestré, personnage mystérieux qui disparaît de l'Encyclopédie après l'affaire de Prades, à la manière silencieuse dont le chat du Cheshire disparaît aux yeux d'Alice, Dès lors, Diderot reprend lui-même ce labeur. Ces articles furent tellement prisés que Naigeon, trente-cinq ans plus tard, rassembla et publia soixante-treize d'entre eux dans un ouvrage qui succéda à l'Encyclopédie de Diderot, l'Encyclopédie méthodique qui commença de paraître en 1781 et ne s'interrompit qu'en 1832 après avoir publié deux cent vingt neuf volumes. Dans presque tous les cas, Diderot a librement emprunté ses informations à une histoire récente de la philosophie écrite par l'Allemand Brucker, ce qu'il n'a d'ailleurs pas cherché à dissimuler ". Naigeon disait que Diderot déplorait que la contrainte des délais l'ait obligé à suivre Brucker au point d'adopter son plan et sa présentation des sujets ". Mais il est vrai que Diderot mit assez du sien dans ces articles pour en faire plus qu'une simple transcription, et un spécialiste français de l'Encyclopédie a pu dire, après avoir reconnu ce qui est dû à Brucker et à un autre auteur, Deslandes, que Diderot était pratiquement le créateur de l'histoire de la philosophie en France 61. De plus, ses additions personnelles ont assez souvent un intérêt biographique. Dans les articles « Cynique » et « Cyrénaïque » par exemple, écrits au plus tard au milieu de 1754, Diderot trahit des sentiments qui accusent probablement un antagonisme croissant avec les vues austères de son ami Rousseau *2.

L'Encyclopédie avait de plus en plus de succès. Et Diderot en était conscient. Il est du moins tentant de le conclure quand on sait qu'à la même époque il demanda, comme nous le verrons, à être mieux payé par ses libraires, et qu'il repoussa avec une désinvolture plutôt amusante, la collaboration d'un des plus grands noms du siècle. L'abbé Trublet qui était une sorte de représentant littéraire du fameux Fontenelle raconte ainsi l'histoire : « MM. d'Alembert et Diderot ayant paru désirer d'avoir quelque chose de M. de F. pour l'Encyclopédie, je fis remettre au second les fragments sur les poètes dramatiques grecs, le seul manuscrit que j'eusse alors de M. de F. Quelque temps après, je demandai à M. Diderot s'il en ferait usage. Il me répondit avec vivacité qu'il se garderait bien de mettre dans l'Encyclopédie un écrit où Eschyle était traité de fou ; et il est vrai que M. de F. le disait à peu près, quoique moins crûment * ». Il était bien de Diderot de répondre avec exagération et vivacité. C'est ainsi que, par respect pour les classiques, il prit la défense d'Eschyle, au prix de priver l'Encyclopédie de la collaboration d'un des plus fameux hommes de lettres de France.



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Denis Diderot
(1713 - 1784)
 
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