Denis Diderot |
« Ce fut à peu près vers ce temps, en 1741, écrit Mme de Vandeul dans les mémoires qu'elle a consacrés à son père, qu'il fit connaissance avec ma mère.» A cette époque, Anne-Toinette Champion, née à La Ferté-Bernard le 22 février 1710, trois ans et demi avant son futur époux, vivait avec sa mère veuve, dans un état voisin de l'indigence !.» Elle était issue d'une famille respectable mais frappée par l'adversité. « Mme Champion, veuve et n'ayant rien, vint à Paris avec sa fille âgée alors de trois ans. (...) Une amie de son enfance lui donna une retraite, et ma mère fut mise au couvent des Miramiones pour y apprendre à travailler assez bien pour n'avoir besoin des secours de personne 3. A seize ans, elle s'établit avec sa mère dans un petit logement, et toutes deux faisaient le commerce de dentelle et de linge. (...) Ma mère était grande, belle, pieuse et sage. Quelques commerçants avaient voulu l'épouser, mais elle préférait son travail et sa liberté à un époux qu'elle n'aurait pu aimer. Mon père la vit et voulut la revoir. (...) Comme il ne pouvait sans motif rendre à ma mère des soins fort assidus, il dit à ces deux femmes qu'il était destiné à l'état ecclésiastique, que bientôt il entrerait au séminaire de Saint-Nicolas, qu'il avait besoin d'une certaine provision de linge et qu'il les priait de s'en charger». Point n'est besoin d'être détective pour saisir un rapport étroit entre les cols et les chemises dont Diderot avait persuadé Pierre La Salette qu'il avait le plus grand besoin, et la profession qu'exerçaient les dames Champion. Dans Le Père de famille, Diderot tourne un regard à la fois attendri et narcissique sur ses souvenirs de jeunesse. L'insouciant et impétueux Saint-Albin, raconta-t-il à sa fille, eut pour modèle le jeune homme qui avait courtisé Anne-Toinette '. C'est un sujet d'intérêt, presque d'étonnement, que Diderot ait su convaincre un si grand nombre de gens, en#de si fréquentes occasions, de son intention de devenir prêtre ou moine. A Langres, encore enfant, il avait voulu se faire jésuite; à Paris, il convainquit le frère Ange qu'il se proposait d'entrer aux Carmes déchaux ; en 1731 ou 1732, d'après les souvenirs de Diderot tels qu'il les retrace en 1765 dans une lettre à Sophie Volland, il voulait être chartreux, bien qu'en cette circonstance, il est vrai, le prieur ne l'ait pas pris au mot6. En 1741 il sut persuader La Salette qu'il se proposait d'entrer à Saint-Sulpice, alors que, presque au même moment, il faisait croire aux dames Champion qu'il allait étudier au séminaire de Saint-Nicolas du Chardonnet, établissement voisin et hautement réputé dont un siècle plus tard Ernest Renan devait être l'élève. On peut en conclure que Diderot non seulement avait des façons convaincantes, mais aussi qu'il était assez familier de la vie tant des séminaires que des divers ordres religieux pour rendre ses assertions entièrement plausibles. Leurs années de mariage allaient prouver, grandement et tristement, que Denis Diderot et Anne-Toinette Champion étaient bien loin d'avoir des tempéraments assortis. Qu'avait-elle donc qui attira tant Diderot pendant qu'il lui faisait la cour ? Cette question, il faut l'avouer, est assez sotte. Qu'est-ce qui séduit tout jeune homme chez une fille « belle comme un ange » ? Il se peut aussi que Diderot, éloigné du foyer familial depuis déjà treize ou quatorze ans et peut-être las de vivre une vie plus que bohème, éprouvait la nostalgie d'une existence familiale. Anne-Toinette Champion - son prénom est quelquefois écrit Anne-Antoinette - fit beaucoup plus pour Diderot qu'on ne le lui accorde ordinairement. La difficulté de sa conquête ne fut pas le moindre des bénéfices qu'il en tira, car elle l'écarta de son penchant pour la dissolution et la débauche qui était manifestement un élément de sa vie de célibataire 7. Les chemises ont joué un grand rôle. A quel point ? Les implications d'une remarque hasardée bien des années plus tard par Diderot dans une conversation banale le révèlent : « J'ai ouï dire à Diderot écrivait Nicolas de Cham-fort, anecdotier réputé de son temps, qu'un homme de lettres sensé pouvait être l'amant d'une femme auteur d'un livre, mais ne devait être le mari que de celle qui sait coudre une chemise * ». Dans sa mélancolie et sa tristesse spontanée, cette remarque de Diderot résume avec exactitude l'histoire de son propre mariage. « Cependant elles (les ChampioN) lui parlaient sans cesse de son entrée au séminaire ; mais, s'étant plus d'une fois aperçu qu'il était agréable à ma mère, il lui avoua qu'il n'avait imaginé ce conte que dans l'intention de s'introduire chez elle, et l'assura avec toute la violence de sa passion et de son caractère qu'il était très déterminé, non à prendre les ordres, mais à l'épouser. Ma mère ne lui fit que les objections de la raison ; à côté de leur tendresse, elles avaient peu de poids. Ma grand-mère trouvait qu'il était très déraisonnable de se marier à une tête aussi vive, à un homme qui ne faisait rien et dont tout le mérite était, disait-elle, une bouche d'or avec laquelle il renversait la cervelle de sa fille. Mais cette mère, qui prêchait si bien, aimait elle-même mon père à la folie. (...) Son enfant lui déclara que cet homme était le seul qu'elle pût aimer, et enfin ils décidèrent tous trois que mon père ferait un voyage à Langres et qu'il reviendrait muni de ses papiers de famille et du consentement de ses parents ' ». Avant même que Diderot ne partît pour Langres, l'idée de s'inscrire au barreau recommençait de faire son chemin, ce que nous apprend une lettre non datée, écrite à Anne-Toinette : « Je viens de recevoir une lettre du papa. Après un sermon de deux aulnes plus long qu'à l'ordinaire, liberté plénière de faire tout ce que je voudrai, pourvu que je fasse quelque chose. Persisté-je dans la résolution d'entrer chez le procureur ? Ordre donné de m'en chercher un bon, et de payer le premier quartier sonica '" ». Dans la vie de Diderot, c'est la seconde fois - il est intéressant de le noter - que nous entendons parler de ce projet de prendre la robe. Peut-être peut-on conclure que, peu auparavant, Diderot avait annoncé à sa famille qu'il était déterminé à ne pas entrer à Saint-Sulpice le 1" janvier 1742 ? Mais avait-il pour autant commencé à travailler dans l'étude d'un procureur ? D'autres lettres à sa fiancée n'en donnent pas la moindre preuve. Naigeon le laisse entendre quand il écrit que Diderot tomba amoureux « quelque temps avant d'entrer dans le cabinet d'un avoué » et Naigeon, tout ennuyeux qu'il soit, est une autorité qu'on ne peut ignorer impunément ". De ces lettres à sa fiancée, on peut déduire que Diderot quitta Paris pour Langres le 7 décembre 1742 l2. Il trouva ses parents fort soucieux de son avenir, mais aussi fort impressionnés quand arrivèrent les épreuves de sa traduction de l'Histoire de Grèce de Temple Stanyan. « Ma chère amie, ces épreuves de mon livre, qu'on m'envoie trois fois la semaine, font merveilles. Mon père et ma mère, qui ne me paraissent pas trop disposés à me laisser revenir, seront incessamment les premiers à hâter mon retour, convaincus que je m'occupe là-bas à quelque chose d'utile u ». Outre cela, Diderot découvrit que « le parti que mon cadet vient de prendre achève de déterminer mon père à me laisser la liberté '4 ». Cette « liberté » peut faire référence aux intentions antérieurement manifestées par Diderot de devenir ecclésiastique. Au même moment, son frère cadet venait d'entrer au séminaire et les parents Diderot ne désiraient peut-être pas voir deux de leurs fils embrasser une vocation qui leur interdisait d'avoir des descendants légitimes l!. Mais cela ne signifiait pas, comme Diderot allait bientôt le découvrir, que la famille était prête à accepter n'importe quelle belle-fille. La visite à Langres commença bien : Diderot eut le tact d'offrir à son père un livre de prières, l'Office des Morts, qui reçut certainement un accueil favorable l6. Ce fut aussi, sans doute, à l'occasion de ce séjour que Diderot alla voir sa soeur, qui avait pris le voile. Mme de Vandeul mentionne cette entrevue, mais dans un contexte des plus vagues ". Peut-être est-ce pendant cette visite, relativement longue, qu'il laissa échapper quelques propos sur la religion qui inspirèrent à sa mère des craintes sur l'orthodoxie de son fils, car son père, lui écrivant quelques années plus tard, fait allusion aux « remontrances qu'elle vous a faites d'une vive voix '8 ». Cette visite à Langres étant notoirement la seule que Diderot ait faite entre son premier départ pour Paris et la mort de sa mère, en 1748, ce témoignage permet de dater avec utilité la progression de ses idées hétérodoxes, bien que l'on doive admettre qu'il en fallait probablement fort peu pour inquiéter la foi sans complication d'une mère pieuse et simple. Le plan de Diderot était de convaincre ses parents de lui verser une pension annuelle, puis d'aborder le sujet du mariage qu'il projetait. Mais le temps passant, des lettres d'Anne-Toinette lui parvinrent par l'intermédiaire d'un cousin nommé Humblot ; l'une d'elles, « remplie d'injustices et de duretés, l'accusait évidemment de faire traîner les choses, l'engagea à forcer le pas " ». Dans une lettre postérieure, Diderot lui écrit que « ton impatience, que je ne peux que louer puisqu'elle est une preuve de ton amour, vient de hâter ma déclaration m ». Cette déclaration fut si fraîchement reçue que Diderot, emporté par la passion, semble avoir réclamé sa part d'héritage familial et menacé son père de le faire arrêter s'il ne s'exécutait pas. La scène dut être orageuse. C'en était fait des beaux projets de Diderot fils, et Diderot père prit l'initiative. Le " février 1943, il écrivit à Mme Champion : « Si Mademoiselle votre fille est aussi bien née et l'aime autant qu'il croit, elle l'exhortera à renoncer à sa main ; car ce n'est qu'à ce prix qu'il recouvrera la liberté, car à l'aide de mes amis qui ont été indignés de sa hardiesse, je l'ai fait mettre en lieu de sûreté, et nous aurons, je crois, plus de pouvoir qu'il n'en faut pour l'y conserver jusqu'à ce qu'il ait changé de sentiment». L'autorité paternelle n'était pas une mince affaire sous l'Ancien Régime ; il n'était nullement exceptionnel que les chefs de famille en appellent à l'autorité suprême du roi dans les cas où ils rencontraient une résistance particulièrement obstinée. Si les passions se déchaînaient, il ne fallait, pour les rafraîchir, qu'une simple mesure d'arrestation, suivie d'une détention indéfinie dans un monastère, un donjon, ou une prison. Ainsi l'autorité de l'Etat servait-elle à modérer les passions des cadets d'une famille, tout en encourageant celles de son chef. Les épouses infidèles, les filles impatientes de s'émanciper, les fils tentés par un mariage mal assorti pouvaient devenir les hôtes involontaires du roi, pour des périodes prolongées pendant lesquelles on espérait que les loisirs de la méditation tempéreraient les aiguillons de leur impétueux désir. Un très célèbre exemple en est celui des turbulents Mirabeau. A une certaine époque, la famille entière du marquis de Mirabeau, hormis lui-même et l'un de ses parents, fut privée de liberté u. C'était faire les choses en grand, et les Diderot n'avaient certes pas cette magnificence. Mais il est tout à fait évident que le père de Diderot était déterminé à utiliser l'autorité de l'Etat aussi longtemps qu'il le faudrait pour que son fils changeât de résolution. Il est extrêmement intéressant d'apprendre que Diderot fut détenu par force. Il ne l'est pas moins de savoir qu'il sut se soustraire à cette détention. Il écrivit à Anne-Toinette : « Après avoir essuyé des tourments inouïs, me voilà libre. Te le dirai-je ? Mon père avait porté la dureté jusqu'à me faire enfermer chez des moines qui ont exercé contre moi ce que la méchanceté la plus déterminée pouvait imaginer. Je me suis jeté par les fenêtres la nuit du dimanche au lundi. (...) J'ai fait une route de trente lieues à pied par un temps détestable. (...) Si tu me sais mauvais gré du peu de succès de mon voyage et que tu me le témoignes, je suis chargé de tant de chagrins, j'ai tant souffert, tant de peines m'attendent encore, que mon parti est pris : je finirai tout d'un coup. Ma mort ou ma vie dépend de l'accueil que tu me feras. Mon père est dans une fureur si grande que je ne doute point qu'il ne me déshérite, comme il m'en a menacé. Si je te perds encore, que me reste-t-il qui puisse m'arrêter dans ce monde ? Je ne serais point en sûreté dans mon ancien appartement, car je ne doute point que le frère Ange n'ait déjà reçu des ordres de me faire arrêter, ordres qu'il n'est que trop porté à remplir. Fais-moi donc le plaisir de me chercher une chambre garnie, aux environs de chez toi ou ailleurs. (...) P.S. J'oubliais de te dire qu'afin que je ne pusse me sauver, on avait pris l'inutile précaution de me couper les cheveux à moitié. Je n'avais dans toute la maison qu'une seule tante pour moi. Je me suis retiré chez elle pendant tous nos démêlés». A son retour à Paris, Diderot semble avoir vécu apparemment caché pendant un long moment. Le seul sujet d'étonnement est que la police n'ait point fait de recherches sérieuses pour le retrouver car, après tout, il avait déjoué l'autorité royale. Pendant cette année d'existence quasi clandestine, Diderot vécut rue des Deux-Ponts, dans l'île Saint-Louis M. Selon la légende familiale, rapportée par Mme de Vandeul, Anne-Toinette Champion eut l'intention de ne plus revoir son amant : « Elle assura bien positivement mon père qu'elle n'entrerait jamais dans une famille qui ne la verrait pas de bon oeil ; elle le pria de s'éloigner, et cessa, malgré toutes ses persécutions, de le recevoir ». Mais Diderot tomba malade. « Ma mère ne put le savoir souffrant et rester en paix ; elle envoya un officieux savoir de ses nouvelles. On lui dit que sa chambre était un vrai chenil, qu'il était sans bouillon, sans soins, maigre et triste ; alors, elle prit son parti, monta chez lui, promit d'épouser ; et la mère et la fille devinrent ses gardes-malade ». Aussitôt qu'il put sortir, ils se marièrent. Notons que le mariage, qui eut lieu le 6 novembre 1743, ne fut officialisé que lorsque le nouveau marié eut passé son trentième anniversaire. Ce fut probablement intentionnel, car une ordonnance royale de 1697 stipulait qu'un fils qui prend femme avant l'âge de trente ans sans l'autorisation de son père peut être déshérité 26. Quant au contrat de mariage d'usage, Diderot écrira plus tard : « Les parents de ma femme firent dresser notre contrat, et je le signai sans le lire ; c'est que je l'aimais» La plus riche source d'information sur ce mariage est fournie par Jal, archéologue infatigable et digne de foi : « Diderot fit publier les bans à l'église de St-Louis (en l'île, sa paroissE) et à l'église Saint-Séverin (la paroisse d'Anne-ToinettE)... et se présenta devant le curé de St-Séverin pour obtenir la permission d'être fiancé et marié le même jour dans l'église de Saint-Pierre-aux-Boufs. Saint-Pierre partageait avec le cardinal Le Moine et quelques-unes des petites paroisses de la ville, le privilège de célébrer des mariages pour ainsi dire clandestins. On les choisissait pour y consacrer les mariages auxquels s'opposait le choix des familles ou qui dissimulaient tel ou tel scandale. Les couples se présentaient à une heure matinale à la sacristie, sans faste, sans voitures ni invités, demandaient une messe basse, signaient le registre des mariages sous les yeux de quatre témoins et quittaient l'église comme ils y étaient venus, sans pompe et sans bruit. « Denis Diderot, bourgeois de Paris, fils majeur de Didier Diderot, Mc coutelier, et d'Angélique Vigneron » et « Anne-Toinette Champion, demeurant rue Poupée, paroisse St-Séverin », se sont présentés le 6 novembre 1743 - le froid favorisant l'incognito qu'ils voulaient garder à Saint-Pierre-aux-Bceufs, et furent unis en présence de « Marie Maleville, demeurant rue St-Séverin, Jacques Bosson, vicaire de St-Pierre-aux-Boufs, de Jean-Baptiste Guillot, ancien chanoine de Dôle, et d'un voisin de l'épouse *" ». Saint-Pierre-aux-Boufs se trouvait dans l'île de la Cité, à un jet de pierre de Notre-Dame, sur un emplacement occupé aujourd'hui par l'Hôtel-Dieu. Mme de Vandeul dit que le mariage se fit à minuit. Pendant toute cette période où il fit sa cour, Diderot suit, dans ses lettres, la progression coutumière du vous au tu avec retour au vous quand les deux amants se querellent. On retrouve les petits noms affectueux, avec la teinte d'exubérance particulière à Diderot : « Ninot » écrit à sa « Nanette » et signe « Tonton ». Et ces lettres révèlent abondamment le caractère et le tempérament du promis et de la promise. Elles permettent de percevoir la dureté d'Anne-Toinette, ses dispositions évidentes à se montrer froide et sceptique, son réalisme déroutant. Ces tendances, sans doute innées, se confirment dans l'étroitesse d'une existence nécessiteuse et sont renforcées par la conviction que la vie est amère ; ces traits de caractère se sont constamment frottés à l'exubérance de Diderot, ses enthousiasmes faciles, cette part de lui-même qui aimait à jouer, à acheter des estampes onéreuses, à être en retard aux rendez-vous, à oublier le jour de la semaine, à négliger le fait que le fiacre qu'il avait commandé attendait dans la rue et que son coût montait. Aussi Diderot se plaint-il ; il lui écrit le 2 janvier 1743 : « Vous connaissez ma sensibilité. Jugez dans quel état vous m'avez mis. Vous serez ma cruelle ennemie si vous ne vous hâtez pas de réparer le mal que vous avez fait à l'homme du monde qui le mérite le moins et qui vous aime le plus w ». Dans la dernière lettre de la période qui précède son mariage qui prouve qu'Anne-Toinette fut à deux doigts de rompre définitivement, Diderot se plaint de « la dureté de vos façons " ». Ces lettres dévoilent également chez ce jeune Diderot, un Diderot qui prend déjà certaines de ses poses les plus caractéristiques : l'homme éloquent et persuasif, le Diderot à la langue d'or, enclin à prodiguer des assurances de dévotion éternelle, le Diderot candide et désarmant qui confesse doucement ses écarts antérieurs pour montrer à quel point il s'est amendé : « Le feu dont un jeune libertin, car j'ai bien mérité ce nom, brûle pour la femme de son voisin, est un feu de paille qui s'éteint bientôt et pour jamais. Mais celui dont brûle un honnête homme, car je mérite ce nom depuis que tu m'as rendu sage, pour la sienne, ne s'éteint jamais ». Hélas ce n'était pas là seulement une fausse prophétie. C'était de la grandiloquence. Anne-Toinette l'épousa néanmoins malgré cela, ou peut-être à cause de cela. Enfin, apparaît dans ces lettres le Diderot complaisant, s'adressant naïvement à lui-même des compliments rendant hommage à sa propre vertu : « (...) Ma reconnaissance, ma probité, car je me pique d'en avoir autant que qui que ce soit au monde, les larmes que j'ai versées, lorsque j'étais sur le point de te perdre, mes serments, ton amour, tes qualités de corps, de cour et d'esprit, tout doit t'assurer de ma part d'un retour éternel " ». Pendant un an encore, voire davantage, les témoignages sur le couple sont très pauvres. Le 13 août 1744 - qui aime à compter remarquera que c'était quelques jours de plus que neuf mois après leur mariage -. leur fille Angélique vint au monde et fut baptisée le lendemain même dans leur paroisse, Saint-Nicolas du Chardonnet ». A cette époque, les Diderot habitaient rue Saint-Victor, une rue datant du xir siècle dans laquelle se trouvait le séminaire de Saint-Nicolas, où Diderot avait annoncé aux Champion son intention d'entrer. Entre la naissance et la mort de la petite Angélique, les Diderot avaient changé de domicile. Quand leur fille, âgée de six semaines, fut enterrée, le 29 septembre, dans la paroisse de Sainte-Marguerite de Paris, ils donnèrent leur adresse rue Traversière, dans les faubourgs, presque dans la campagne, vers la Bastille **. II est quelque peu surprenant que le registre paroissial des inhumations attribue à Diderot l'état de « journalier ». Peut-être est-ce pour se cacher de ses parents ou de la police que Diderot avait élu domicile dans cet endroit écarté. Il avait fallu, certainement, un motif puissant pour l'éloigner de la rive gauche, car il y avait passé presque toute sa longue carrière. Il possédait véritablement l'esprit du quartier Latin et la rive gauche peut s'enorgueillir d'un fils aussi représentatif. L'épouse de Diderot menait une existence extrêmement retirée, en partie parce qu'ils étaient pauvres, en partie parce que son mari était jaloux, en partie parce qu'ils gardèrent leur mariage secret pour leur famille de Langres. Ce secret fut si bien gardé que le vieux Didier Diderot n'apprit qu'en 1749 (six ans après leur mariagE), et par ouï-dire, que son fils avait pris femme et était le père de plusieurs enfants 3!. De plus, pendant au moins les quatre premières années, les Diderot essayèrent de cacher leur mariage en conservant à Mme Diderot son nom de jeune fille *. Ce dut être un réel sacrifice pour elle, qui avait été élevée au couvent, de laisser son entourage supposer que ses enfants étaient illégitimes. L'inévitable résultat fut que Diderot menait pendant une bonne partie de son temps une vie de célibataire ; et conséquence malheureuse, il s'habitua parfaitement à cette situation. Plus tard, lorsque leurs conditions d'existence changèrent, lui ne modifia pas les siennes pour autant et continua de vivre à sa guise, sans jamais songer à permettre que sa femme prenne la moindre part à sa vie sociale ou intellectuelle. Il tira avantage, inconsciemment, de ce sacrifice qu'elle acceptait. « Mon père était d'un caractère trop jaloux pour laisser continuer à ma mère un commerce qui l'obligeait à recevoir des étrangers et à traiter avec eux. II la conjura d'abandonner cet état. Elle eut bien de la peine à y consentir ; la misère ne l'effrayait pas pour elle-même, mais sa mère était âgée, elle était menacée de la perdre, et l'idée de ne pas être en état de pourvoir à tous ses besoins était un supplice pour elle. Cependant, comme elle se persuada que ce sacrifice ferait le bonheur de son mari, elle le fit. Ses petites épargnes, quelques meubles vendus suffirent un temps à leurs besoins. Une femme de peine venait chaque jour balayer Ces premiers jours du mariage de Diderot virent aussi se consacrer une amitié qui fut l'une des plus fameuses du XVIIIe siècle, celle de Diderot et de Jean-Jacques Rousseau. La jeunesse de Rousseau est si connue et si bien contée dans les Confessions que nous n'en dirons rien ici, sinon qu'en août 1742 Rousseau était arrivé à Paris avec un nouveau système de notation musicale dont il était l'inventeur. Un Suisse, Daniel Roguin, le présenta à Diderot et ils se lièrent aussitôt d'une très étroite amitié, fondée initialement sur leur intérêt commun pour la musique î8. Ces deux hommes jeunes étaient profondément différents de tempérament, si proches qu'ils aient été pendant les dix premières années de leurs relations. Ils jouaient souvent aux échecs ensemble : Rousseau gagnait, invariablement ; ce point suffit à marquer la différence de leurs personnalités et de leurs caractères ". Diderot était homme de cour, bien intentionné, négligent avec grandeur, exubérant et dépourvu de tact. Bien qu'il se dît timide, il possédait en réalité une débordante confiance en lui que Rousseau admirait et dont il manquait à un rare degré. Rousseau timide, torturé par des sentiments d'infériorité, s'abandonnant de temps à autre à des affirmations exacerbées, désirant être mené tout en vivant dans la crainte jalouse de l'être, était alors un personnage aussi paradoxal, ombrageux, qu'il le sera plus tard dans les années de sa célébrité. En juillet 1743, Rousseau, nommé secrétaire d'ambassade, quitte Paris pour Venise. Quinze mois plus tard, il rentre à Paris, après s'être brouillé avec l'ambassadeur. C'est alors, en mars 1745, qu'il se lie avec Thérèse Levasseur, servante dans l'hôtel où il était descendu, et qu'il commence à vivre avec elle ". Il connaît, bien sûr, celle dont Diderot partage la vie et il parle d'Anne-Toinette en termes peu flatteurs : « Il avait une Nanette ainsi que j'avais une Thérèse ; c'était entre nous une conformité de plus. Mais la différence était que ma Thérèse, aussi bien de figure que sa Nanette, était faite pour attacher un honnête homme, au heu que la sienne, pigrièche et harangère, ne montrait rien aux yeux des autres qui pût racheter la mauvaise éducation». En 1812, la fille d'Anne-Toinette, âgée alors de cinquante-neuf ans, dans une démonstration théâtrale de piété filiale, fit sur ces lignes un commentaire explosif. Elle reconnaît pourtant l'humeur difficile de sa mère. « Le tort de mon père fut de ne point la former pour le monde, parce que, né jaloux, il ne souhaitait pas qu'elle le vît. (...) La solitude, les détails domestiques où la condamnait la plus modeste fortune, le chagrin des liaisons de mon père, l'ignorance des formes du monde avaient aigri son humeur ; et gronder était devenu une habitude... 42 ». Les difficultés que Diderot rencontra dans son ménage lui sont en grande partie imputables et tiennent à l'erreur qu'il commit en traitant sa femme comme si elle était sa concubine. |
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Denis Diderot (1713 - 1784) |
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