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OPPOSITION CROISSANTE : BÉVUES DE D'ALEMBERT DANS LE VOLUME VII


Poésie / Poémes d'Denis Diderot





Alors que Diderot et Rousseau allaient inexorablement de malentendu en malentendu, que Diderot faisait paraître Le Fils naturel, qu'il était couvert de lauriers par ses amis et d'opprobre par ses ennemis, la France était engagée avec l'Angleterre et la Prusse dans une guerre que l'on peut à bon droit considérer comme l'une des premières guerres mondiales. C'est en 1757, l'année du Fils naturel, que les Anglais firent passer l'amiral Byng en Cour martiale et le firent fusiller sur le pont de son vaisseau - « pour encourager les autres », écrivait sarcastiquement Voltaire ; c'est en 1757 que Pitt forma son second ministère, transforma la désorganisation en ordre, la défaite en victoire ; enfin c'est en 1757 que les Français gagnèrent une bataille à Hastenbeck et subirent une humiliation nationale à Rossbach.

Si peu que Diderot s'inquiétât des vicissitudes de la guerre, lui et son Encyclopédie se rendirent pourtant suspects à cause d'elle. Principalement, parce que Frédéric le Grand, devenu l'ennemi national, les avait distingués pour leur rendre un hommage. Ils étaient membres de son Académie, comme l'attestaient les pages de titre des volumes de l'Encyclopédie. D'Alembert en particulier perdait rarement l'occasion, dans les articles qu'il écrivait, de faire l'éloge du « Roi philosophe ». Pendant la guerre de Sept Ans, quiconque pouvait être dénommé « encyclopédiste » ou « philosophe » était, pour cette unique raison, accusé d'être mauvais citoyen, rappelait Condorcet, « parce que la France était ennemie d'un roi philosophe qui, juste appréciateur du mérite, avait donné des témoignages publics d'estime à quelques-uns des auteurs de l'Encyclopédie ' ». De plus les encyclopédistes, et singulièrement Diderot, accueillaient favorablement les idées venues de l'étranger, surtout les idées anglaises, ce qui dans une période de péril national pouvait avoir une vague odeur de subversion.

L'année 1757 commença par une note sombre dans l'histoire politique de la France. Le 5 janvier, Louis XV fut attaqué dans le palais de Versailles par un homme qui, se mêlant aux courtisans, s'approcha assez du roi pour le blesser légèrement avec un canif à double lame 2. L'opinion publique fut consternée. Le roi, se voyant blessé si légèrement, craignit que le couteau ne fût empoisonné. Damiens, l'agresseur, fut facilement désarmé et par la suite solennellement et horriblement exécuté. Naturellement le roi se rétablit, mais l'incident pouvait suggérer l'hypothèse que la liberté admise de se forger ses propres idées, aussi limitée qu'elle fût, avait quelque peu troublé l'esprit de Damiens, et représentait, en tout état de cause, une menace pour la sécurité nationale. L'opinion publique alarmée était prête à accepter des mesures énergiques. En février, le syndic de la presse et ses représentants avertirent les membres de la corporation qu'ordre était « donné aux libraires de ne rien imprimer, ni publier, sur les affaires présentes3 ». Le 16 avril, fut promulguée une déclaration royale qui stipulait que « tous ceux qui seront convaincus d'avoir composé, fait composer et imprimer des écrits tendant à attaquer la religion, à émouvoir les esprits, à donner atteinte à notre autorité, et à troubler l'ordre et la tranquillité de nos Etats seront punis de mort. A l'égard de tous les autres écrits de quelque nature qu'ils soient, qui ne sont pas de la qualité portée en l'article premier, voulons que, faute d'avoir observé les formalités prescrites par nos ordonnances, les auteurs, imprimeurs, libraires, colporteurs, et autres personnes qui les auraient répandus dans le public, soient condamnés aux galères à perpétuité, ou à terme suivant l'exigence des cas».



Ce n'était guère un climat favorable pour la dissémination d'idées nouvelles. Aux yeux de d'Alembert, le volume VII de l'Encyclopédie pouvait bien être le meilleur, si l'on en croit ses lettres à Voltaire. « Sans doute nous avons de mauvais articles de théologie et de métaphysique. mais avec des censeurs théologiens, et un privilège, je vous défie de les faire meilleurs. Il y a d'autres articles moins au jour, où tout est réparé. Le temps fera distinguer ce que nous avons pensé d'avec ce que nous avons dit * ».

Au moment où le volume VII était sur le point de paraître, une formidable attaque contre les philosophes fut lancée dans la livraison d'octobre du Mercure de France. Pendant quelque temps, il y avait eu une accalmie dans le concert des pamphlets hostiles aux encyclopédistes, mais ce persiflage dans le Mercure donna le signal et le ton d'un nouvel assaut qui devait finir en catastrophe pour l'Encyclopédie. L'article était écrit par l'abbé de Saint-Cyr *. Il publia son attaque en forme d'« Avis utile » dans le Mercure. Son invention du mot « Cacouac » pour ridiculiser les philosophes fut une des trouvailles du xviii' siècle. Ces Cacouacs récemment découverts et jusqu'alors ennemis insoupçonnés du public étaient d'étranges et répugnantes créatures. « Nation de sauvages plus farouche et plus redoutable que les Caraïbes n'ont jamais été. (...) Toutes leurs armes consistent dans un venin caché sous leur langue. (...) Comme ils ne sont pas moins lâches que méchants, ils n'attaquent en face que ceux dont ils croient n'avoir rien à craindre : le plus souvent ils lancent leur poison par-derrière. (...) Toute leur substance n'est que venin et corruption, la source en est intarissable et coule toujours ' ».

En cet automne 1757, au moment où la conscience du public s'ouvrait à la question cacouaque, le volume VII fut publié s. Nombre des articles les plus importants étaient inattaquables. Tels étaient « Géométrie » de d'Alembert, et « Géographie » du géographe du roi, Robert de Vau-gondy, ou ceux qui présentaient les derniers progrès de la technologie, tels les articles longs et détaillés « Forges (grosseS) » ou « Fourneau ». Comme toujours dans l'Encyclopédie, ces articles reflétaient un désir de progrès et la volonté d'expérimenter le changement. Quesnay, dans son article « Grains, en demandait le libre commerce. Turgot qui avait déjà une haute réputation de magistrat, écrivit l'article « Foire » et concluait que les grandes foires marchandes « ne sont jamais aussi utiles, que la gêne qu'elles supposent est nuisible ; et que bien loin d'être la preuve de l'état florissant du commerce, elles ne peuvent exister au contraire que dans les Etats où le commerce est gêné, surchargé de droits et par conséquent médiocre * ». Et, comme toujours, l'Encyclopédie appelait de ses voux un état de choses où la pensée serait plus libre, la tolérance plus large. C'est ainsi que l'abbé Morellet osait louer la liberté religieuse dans les Provinces-Unies. « Les magistrats hollandais ont enfin compris, fut-il autorisé à écrire dans un opuscule qu'il prétend avoir été sévèrement censuré, que pour le bien de la paix, ils devaient s'abstenir de se mêler dans ses disputes ; permettre aux théologiens de parler et d'écrire à leur aise ; les laisser conférer s'ils en avaient envie, et décider, si cela leur plaisait ; et surtout ne persécuter personne».



Dans un article important et qui eut une grande influence sur les « Fondations », Turgot examinait « l'utilité des fondations en général par rapport au bien public, ou plutôt (...) les inconvénients ». Même les fondations faites pour le meilleur des motifs - pour ne rien dire de celles qui ne servent que la vanité - tendent à survivre à leur utilité, à encourager la mendicité au lieu de la décourager, ou à être administrées abusivement. On pourrait apporter des changements salutaires, écrit-il, en améliorant les lois applicables à toute la société, ou par des fondations temporaires, qu'on interromprait quand le besoin ne s'en ferait plus sentir (comme cela se faisait alors en différents endroits d'Angleterre, d'Ecosse et d'Irlande pour augmenter le nombre d'emploiS)... « Ce qui a lieu en Angleterre peut avoir lieu en France ; et quoi qu'on en dise, les Anglais n'ont pas le droit exclusif d'être citoyens » - opinion audacieuse à publier sous une monarchie absolue au milieu d'une guerre avec l'Angleterre. Dans cet article Turgot fait usage à plusieurs reprises du mot magique « citoyen » et stipule que les emplois et les postes de toutes sortes devraient être la récompense du mérite. « Ce que l'Etat doit à chacun de ses membres, c'est la destruction des obstacles qui les gêneraient dans leur industrie, ou qui les troubleraient dans la jouissance des produits qui en sont la récompense ». Ce n'est pas un hasard si Turgot était un ami intime de Gournay, l'inventeur de la formule « Laissez faire et laissez passer ». Il faut remarquer dans cet article l'appel mesuré mais empressé à l'opinion publique et la référence à l'utilité publique comme un critère de décision. L'utilité publique est la loi suprême, écrit Turgot dans cet article ; c'est un des grands articles de foi des encyclopédistes pour toute politique économique et sociale, un principe qui peut trancher tous les obscurantismes politiques de l'Ancien Régime ".

Cet article fut publié sans la signature de Turgot de sorte que Diderot, en tant qu'éditeur, en accepta la responsabilité d'auteur. Si faire l'éloge des Anglais était manquer de patriotisme, Diderot se chargea de ce fardeau supplémentaire. Si c'était être subversif que de déclarer que l'Etat peut devoir quelque chose à ses membres, si c'était être déloyal que de parler de l'Etat plutôt que du souverain, Diderot endossa tous ces crimes.



L'absence d'intérêt de l'Encyclopédie pour l'histoire traditionnelle, politique et diplomatique, est attestée par la brièveté de l'article consacré à la « France ». Cet article, écrit par Jaucourt, exécute le sujet en neuf cents mots ; il n'est pas abordé sous l'angle d'un résumé de l'histoire de France, mais sous celui du regret de l'inégale distribution des richesses en France (comparée à « Rome lors de la chute de la République »), de la dépopulation des provinces, de l'importance démesurée de Paris, de la pauvreté des cultivateurs. Et Jaucourt, mettant à profit les procédés de renvois, déclare que les causes et les remèdes de ces maux ne sont pas difficiles à trouver. « Voir les articles " Impôt ", " Tolérance ", etc. u ». Cependant si l'Encyclopédie ne s'intéressait pas à l'histoire politique, cela ne l'empêchait pas d'avoir un point de vue politique : Jaucourt écrivait dans l'article « Gouvernement » : « Le plus grand bien du peuple, c'est sa liberté. La liberté est au corps de l'Etat, ce que la santé est à chaque individu ; sans la santé, l'homme ne peut goûter le plaisir, sans la liberté, le bonheur est banni des Etats " ».



Dans les affaires théologiques et religieuses, l'Encyclopédie poursuivit sa politique de coups d'épingle et de clins d'ceil entendus. L'article sur la « Grâce », par exemple, peut-être écrit par Diderot, faisait un commentaire quelque peu inopportun sur la futilité d'un sujet qui n'avait pas paru futile à saint Augustin. « D'ailleurs, écrivait l'auteur inconnu, on a tant écrit sur cette matière sans rien éclaircir, que nous craindrions de travailler tout aussi inutilement : on peut lire sur ces matières les principaux ouvrages des théologiens des divers partis ; les discussions auxquelles ils se sont livrés, fort souvent minutieuses et futiles, ne méritent pas de trouver leur place dans un ouvrage philosophique, quelque encyclopédique qu'il soit M ». Les encyclopédistes n'oubliaient pas non plus de taquiner les jésuites, tel Voltaire au début de son article bref mais nettement érudit sur la « Fornication » : « Le Dictionnaire de Trévoux dit que c'est un terme de théologie " ».

Dans le domaine de l'histoire des religions, l'Encyclopédie cherchait comme toujours à donner une explication rationnelle de l'origine de ce qu'elle considérait comme des pratiques irrationnelles. Diderot expliquait le phénomène païen du sacrifice des vaches pleines chez les Romains (à l'article « Fordicides ») en disant que Numa avait établi cette pratique pour adoucir quelque calamité, comme le manque de fourrage, et que le sacrifice s'était maintenu longtemps après que les conditions qui l'avaient rendu nécessaire ne le justifiaient plus. « D'où je conclus, écrit-il gravement, qu'on ne peut être trop circonspect, quand on ordonne aux hommes quelque chose de la part des dieux " ». Cette façon d'étudier les pratiques des religions primitives - qui ressemblait à celle de Sir James Frazer dans The Golden Bough* - est admirablement illustrée dans le remarquable article « Guèbres ». A partir des dogmes des Guèbres, l'auteur, Nicolas-Antoine Boulanger, élargit son sujet pour proposer une théorie de l'origine des mythes et de leur rôle dans toutes les religions l7. Façon de suggérer, naturellement, la genèse de la Genèse. Les contributions de Diderot au volume VII n'étaient pas nombreuses, mais un lecteur averti retrouvait la palette devenue familière : les images élégantes : « Je regarde les lambeaux de philosophie que le temps a laissés passer jusqu'à nous, comme ces planches que le vent pousse sur nos côtes après un naufrage, et qui nous permettent quelquefois de juger de la grandeur du bâtiment ». Les images subjectives : « O douces illusions de la poésie, vous n'avez pas moins de charmes pour moi que la vérité ! puissiez-vous me toucher et me plaire jusque dans mes derniers instants '" ». Les images personnelles : cette fois, un portrait de lui-même dans l'article « Formalistes ». Dans son dégoût pour les « minutieux dans les procédés », Diderot s'avoue être par excellence l'homme qui a toujours détesté porter une perruque ".



Célèbre parmi les articles de l' Encyclopédie et le plus fatal de tous peut-être, nous aurons garde d'omettre la funeste contribution de d'Alembert à la rubrique « Genève ». Ordinairement l'Encyclopédie n'avait presque rien à dire quand il s'agissait des Etats souverains - trois cinquièmes de colonne consacrés à l'Angleterre, une colonne à Gênes, un peu plus d'une colonne à l'Espagne, dix-sept lignes au Danemark ; mais à Genève, d'Alembert réserva quatre pages à double colonne. Son savoir était de première main : il l'avait acquis au cours de sa visite chez Voltaire durant l'été 1756. La rumeur prétendit, après que l'orage eut éclaté, que ce dernier avait fait écrire l'article à d'Alembert et qu'il aurait bien pu l'avoir écrit lui-même en partie : c'est ce que Rousseau croyait, l'intention étant d'y insérer des propositions autorisant la représentation de pièces de théâtre à Genève ». Dans cette cité calviniste, on considérait le théâtre avec autant de ferveur qu'il l'était à peu près au même moment par les théologiens américains Cotton Mather, Jonathan Edwards, ou les théologiens de Salem, Providence et New Haven. D'Alembert réserva une colonne à ce sujet : « On ne souffre point à Genève de comédie ; ce n'est pas qu'on y désapprouve les spectacles en eux-mêmes, mais on craint, dit-on, le goût de parure, de dissipation et de libertinage que les troupes de comédiens répandent parmi la jeunesse. Cependant ne serait-il pas possible de remédier à cet inconvénient, par des lois sévères et bien exécutées sur la conduite des comédiens 21 ? »

D'Alembert avait évidemment l'intention de se montrer fort élogieux à l'égard de la ville de Genève : à l'instar de Tacite discourant des Germains, il souhaitait rendre ses compatriotes meilleurs en attirant leur attention sur des étrangers plus vertueux. C'est ainsi qu'il faisait remarquer que les Genevois ne permettaient pas que les prisonniers fussent mis à la torture, sauf en des circonstances très spéciales, et il parlait très favorablement - peut-être sous l'influence de Voltaire depuis longtemps partisan de cette pratique - de leur coutume d'enterrer les morts dans un cimetière extérieur à la ville n. Il approuvait aussi « les examens très rigides quant à la science et quant aux mours » (auxquels on soumettait les pasteurs avant leur ordination et avant qu'on ne leur confie une paroissE), remarquant « qu'il serait à souhaiter que la plupart de nos églises catholiques suivissent l'exemple ». Mais d'Alembert était collet monté et ne put se retenir de faire des remarques sur des affaires dont les Genevois avaient le droit de penser qu'elles ne le regardaient pas. C'est ainsi qu'il leur reprochait de conserver telle partie de leurs armoiries. Il leur conseillait d'effacer certaine inscription des murs de l'hôtel de ville. De leurs offices divins, il disait que « le chant est d'assez mauvais goût et les vers français qu'on chante, plus mauvais encore. II faut espérer que Genève se réformera sur ces deux points ». Il faisait observer que Calvin était « un jurisconsulte habile et théologien aussi éclairé qu'un hérétique peut l'être », remarque qui parut déplaisante aux calvinistes et trop généreuse à la Sorbonne -'. Bref, il est probable qu'un Genevois lisait l'article de d'Alembert avec plus d'irritation que de satisfaction : il est difficile d'y voir autre chose qu'un monument d'indélicatesse.

Mais ce n'était pas là l'intégralité de son crime : le gouvernement genevois fut sur le point de protester officiellement auprès du gouvernement français à cause des remarques de d'Alembert sur les conditions de la foi religieuse dans cette cité souveraine : « Plusieurs pasteurs de Genève n'ont d'autre religion qu'un socinianisme parfait, rejetant tout ce qu'on appelle mystères, et s'imaginant que le premier principe d'une religion véritable, est de ne rien proposer à croire qui heurte la raison u ». Peu après la publication du volume VII, Grimm qualifiait cet article de maladresse et rapportait qu'il créait un grand émoi dans Paris a. l créait un émoi encore plus grand à Genève où le corps des pasteurs calvinistes fut extrêmement embarrassé par cette allégation publique qu'ils étaient déistes, ou tout au moins un genre d'unitariens* du xviri1 siècle. Traiter un homme de socinien quand il était officiellement engagé dans la croyance à la Trinité et à la Révélation, c'était employer des termes provocants, et il n'est pas étonnant que les pasteurs aient exigé des excuses publiques. Le Conseil de Genève, réuni le 9 décembre, déclara, « Il faut voir s'il n'y a pas quelques mesures à prendre pour faire changer ou supprimer cet article M ». II hésita à présenter une plainte au gouvernement français craignant que les Français, en retour, ne fassent une demande plus désagréable. Le 15 janvier 1758, la possibilité d'une telle plainte n'était pas encore écartée ". Entre-temps, l'Assemblée des pasteurs nomma un comité de neuf membres pour élaborer une réponse. La « déclaration » qu'ils formulèrent fut envoyée à tous les éditeurs d'Europe, et Fréron la publia dans L'Année littéraire en février.



Le secrétaire de ce Comité était un laïc genevois, le docteur Théodore Tronchin, ce célèbre médecin devenu l'un des hommes les plus connus en France grâce au succès de son inoculation de la vaccine aux deux enfants du duc d'Orléans en 1756 ». A cette époque, il avait fait la connaissance de Diderot et était devenu collaborateur de l'Encyclopédie en écrivant, tout justement, un article sur l'« Inoculation .'" ». Une de ses premières tâches en tant que secrétaire du Comité des Neuf fut d'écrire à d'Alembert et Diderot pour obtenir un désaveu. La réponse de d'Alembert ne lui donnait aucune espèce de satisfaction ". De Diderot, il reçut une lettre qui éclaire les rapports entre les deux éditeurs et laisse entendre que Diderot avait désapprouvé l'action de son collègue ". Cette lettre manifestement composée avec beaucoup de soin si l'on en juge par la profusion de verbes au conditionnel indiquait une digervence de vues dans la politique des deux éditeurs. Bien que Diderot ne déclarât pas explicitement qu'il avait essayé d'empêcher la publication de l'article, il disait qu'il n'y avait pas eu « de part » et sous-entendait certainement qu'il ne l'aurait pas publié si la décision avait dépendu de lui. Décon-seilla-t-il réellement sa publication ou chercha-t-il seulement à faire croire à Tronchin qu'il l'avait déconseillée ? La dernière hypothèse semble la moins vraisemblable car Diderot n'était pas un homme pusillanime. Essayer de cultiver les bonnes grâces de Tronchin aux dépens de d'Alembert ne correspondait pas à son caractère. De plus Diderot devait avoir compris que V Encyclopédie avait intérêt à présenter un front uni dans cette crise. On peut se demander pourquoi il n'assuma pas cette même responsabilité à l'égard de Tronchin, au lieu de se laisser démonter, que cela ait été ou non la vérité dans ce cas. Il prétendit au contraire obstinément n'être pas responsable, tout en proposant de prendre le blâme sur lui. Finalement, si l'on se souvient que d'Alembert n'a jamais prétendu, ni dans sa lettre à Tronchin ni dans sa correspondance avec Voltaire, que Diderot avait approuvé l'article « Genève » avant ou après sa publication, il y a de fortes chances pour que Diderot ait donné un avis défavorable à la publication. Si d'Alembert avait pu partager sa responsabilité avec Diderot, il aurait eu avantage à le faire.

D'évidence, Tronchin eut le sentiment que Diderot n'avait pas poussé à la publication. Ecrivant à un collègue suisse, quelques jours après la réception de la lettre de Diderot, il faisait remarquer que « son coéditeur, Diderot, qui est, de tous les hommes que je connais, le plus humain » n'aurait jamais fait comme d'Alembert ». Et il continuait (malheureusement sans citer ses sourceS) : « Il n'y a eu qu'un cri contre l'article, avant l'impression de l'article ; donc M. d'Alembert ne peut pas dire qu'il n'en a pas prévu l'effet ; lui seul s'est obstiné contre tous, et de quelques raisons qu'on ait combattu son obstination, il n'a jamais voulu se rendre, l'article a été imprimé " ».

Comment expliquer l'empressement de Diderot à laisser Tronchin supposer qu'il n'avait pas approuvé l'article de d'Alembert ? Diderot peut-il avoir été animé du désir d'empêcher Voltaire de se servir à l'avenir de l'Encyclopédie pour ses desseins personnels ? Comme l'écrivait Grimm dans la Correspondance littéraire - et ses idées ne s'écartaient généralement pas beaucoup de celles de Diderot : « Je ne dis pas combien tout l'article était déplacé dans l'Encyclopédie, où la ville de Genève doit occuper l'espace de trois ou quatre lignes, et point du tout des colonnes entières, pour nous apprendre ce qu'elle doit ou ne doit pas faire : chose absolument étrangère aux arts et aux sciences qui font l'objet de ce dictionnaire * ». On voit clairement ici que la politique de Diderot vis-à-vis de Voltaire était de le tenir à distance. Dans ses lettres à d'Alembert et même dans une lettre au libraire Briasson, Voltaire envoie à plusieurs reprises ses compliments à Diderot ". Diderot ne lui envoie pas les siens. Au cours de cette crise. Voltaire lui écrit directement plusieurs fois. Mais, à sa grande contrariété, Diderot néglige de répondre .*, Diderot ressentait peut-être comme une injure le fait que Voltaire et d'Alembert aussi aient hasardé le sort de toute l'Encyclopédie pour voir jouer une pièce de théâtre à Genève. On peut donc concevoir que Diderot accueillit avec complaisance l'occasion de faire une mise au point avec d'Alembert, dès que celui-ci eut précipité de façon aussi éclatante le déclin de l'influence de Voltaire. La méfiance que Diderot avait déjà témoignée à d'Alembert dans sa lettre de 1755 rend cette explication encore plus plausible.



L'article « Genève » rendit incontestablement l'Encyclopédie vulnérable. C'était un article arrogant et présomptueux tant sur des sujets temporels que spirituels. Il semblait traduire l'opinion des éditeurs. Ayant bien failli mettre en cause le ministre des Affaires étrangères, il fut sur le point d'entraîner une enquête du Parlement de Paris. D'Alem-bert écrivait à Voltaire : « On prétend que je loue les ministères de Genève d'une manière injurieuse à l'Eglise catholique». Les ennemis de l'Encyclopédie devenaient plus hardis, et la preuve tangible en était qu'un jésuite, prêchant à Versailles en présence du roi, n'avait pas craint d'attaquer nommément VEncyclopédie J'. Si l'article « Genève » n'était pas l'unique motif des plaintes croissantes dont l'Encyclopédie était l'objet, il est certain qu'il en accéléra la cadence.

Le malheureux article de d'Alembert aggrava probablement aussi la crise de la censure qui frappa l'Encyclopédie à la suite de la publication du volume VIL Si le Parlement de Paris enquêtait sur l'ouvrage comme il menaçait de le faire, il était inévitable qu'on poserait avec insistance des questions sur la manière dont plusieurs passages condamnables avaient pu obtenir l'approbation. D'évidence, Malesherbes jugeait prudent, pour sa protection personnelle, de poser ces questions le premier. Une note non datée, de son écriture presque illisible, déclare : « J'ai appris avec la plus grande surprise qu'on a imprimé dans l'Encyclopédie des articles qui n'ont pas été revus par les censeurs théologiens *. » Il révèle dans une autre note comment cela a pu se produire. Non datée, non signée, mais incontestablement de son écriture très personnelle, elle déclare que « cette convention (de 1752) a été observée pour le troisième tome et tout au plus pour le quatrième : depuis ce temps-là les éditeurs et les libraires ont repris l'usage de renvoyer arbitraitement chaque article au censeur à qui ils ont cru qu'il appartenait d'en connaître; c'est ce qui a donné lieu aux plaintes occasionnées pour le septième volume 4I ». Les libraires ne le nièrent pas. Le Breton écrivit à Malesherbes le 24 décembre : « J'ose vous assurer, Monsieur, qu'il n'a été imprimé aucunes feuilles, singulièrement des cinq derniers volumes de l'Encyclopédie sans être paraphées d'un des censeurs que vous nous avez désignés ». Mais il ne pouvait prétendre que tout avait été revu-par un des censeurs théologiens "2. D'où Malesherbes conclut évidemment que ces censeurs avaient été négligents, car il rédigea une réprimande très sèche au principal d'entre eux, commentant la publication « des articles qu'il n'est pas possible qu'aucun de vous trois ait approuvé. (...) Vous deviez vous plaindre de ce qu'on a éludé la règle présente, et faute d'avoir porté ces plaintes, vous avez participé à la faute des auteurs et des imprimeurs " ». Dès lors, chaque feuille dut être paraphée par un des trois censeurs théologiens. Il est heureux pour Malesherbes que l'infraction aux ordres antérieurs ne fût pas connue du public, et il eut pleinement raison d'insister pour que les règles dont on était convenu en 1752 fussent scrupuleusement observées. Pourtant d'Alembert en particulier choisit de voir dans les ordres de Malesherbes une nouvelle usurpation et une injustice supplémentaire.



Au même moment, des pamphlets hostiles s'attaquèrent aussi à d'Alembert. L'auteur de l'un d'eux. Petites Lettres sur de grands phifosophes, était Palissot dont d'Alembert s'était attiré l'inimitié, en 1755, en protestant au nom de Rousseau contre Le Cercle. Aujourd'hui, Palissot, jeune par les années, mais dont l'hostilité était déjà ancienne, revenait à l'attaque, profitant, d'après d'Alembert, de la protection de personnages haut placés. En quelques pages seulement, Palissot s'arrangeait pour toucher beaucoup de points sensibles. Il accusait Diderot et d'Alembert d'avoir copié « servilement » Bacon, ridiculisait l'adresse de Diderot « Jeune homme, prends et lis » dans ses Pensées sur l'interprétation de la nature, se moquait de l'idée que le cerf puisse atteindre l'âge de raison, raillait l'écrit de Diderot sur l'encaustique, faisait remarquer que MM. les éditeurs avaient naguère loué Rameau ; et leur reprochait leur sensibilité maladive à la critique. Palissot accusait aussi ses ennemis de monopoliser le mot « philosophe » : « Tous ces messieurs se disent philosophes, et quelques-uns le sont. » Il n'oubliait pas de rappeler au public que d'Alembert bénéficiait d'une pension de Prusse et il critiquait le panégyrique de Montesquieu inséré par d'Alembert dans l'« Avertissement » du volume V. « Il y règne un ton qui révolte. C'est moins l'expression de l'admiration publique, qu'un ordre à la nation de croire au mérite de cet illustre écrivain. » Palissot se plaignait surtout de ce que les philosophes formaient un parti et décidaient des réputations ; il parlait de ce « refrain de louanges fastidieuses que ces Messieurs se renvoient les uns aux autres », et de ce « ton d'inspiration dans les uns, d'emphase dans les autres », de leur intolérance, du « trône littéraire » qu'ils s'érigeaient, de leur façon de dire en un mot : « Nul n'aura de l'esprit hors nous et nos amis ». Et Palissot laissait entendre que les philosophes étaient en train de former une véritable Église. « On voit à la tête de quelques productions philosophiques un ton d'autorité et de décision qui jusqu'à présent n'avait appartenu qu'à la chaire " ».

C'était déjà assez grave, surtout après le compte rendu que Fréron, trop heureux, faisait dans son Année littéraire *>. Mais le Nouveau Mémoire pour servir à l'histoire des Cacouacs, de Moreau, était encore pire. Dans ce récit plus précis des habitudes et des manières de ces redoutables créatures, l'auteur informait le public que la seule arme que les Cacouacs redoutaient était le sifflet. Siffler les jetait dans le désarroi et les faisait s'enfuir à bride abattue. L'auteur du « Mémoire » avait oublié son sifflet et avait été par conséquent capturé par les Cacouacs. On l'avait désarmé aux accords de la musique italienne, puis un vieillard était entré dans la salle avec un livre et avait dit : « Jeune homme, prends et lis ». Les Cacouacs, à en croire leur prisonnier, étaient des anarchistes ; ils niaient l'existence des dieux ; le seul larcin qu'ils se permettaient était le vol des pensées des autres ; « nous ambitionnons surtout la gloire de détruire » ; absolument indifférents au patriotisme, ils ne reconnaissaient aucune autre patrie que l'Univers entier ; et d'un commun accord, ils acceptaient le mensonge comme une pratique générale. Le captif découvrit que les Cacouacs étaient beaux parleurs. « Leur langage a quelque chose de sublime et d'inintelligible qui inspire le respect et entretient l'admiration ». Il fit de grands progrès dans leur idiome. « Je continuai à briller ; les idées m'étaient venues ; mais, si quelquefois elles me manquaient, j'avais de grands mots à mettre à leur place, et j'observais que c'était alors que l'on applaudissait le plus vivement ». Il fut initié dans leurs mystères car ils lui permirent de contempler leurs sept coffres sacrés (les sept volumes de l'EncyclopédiE). « J'y observais avec surprise un assemblage confus des matières les plus hétérogènes ; de la poudre d'or mêlée avec la limaille du fer et les scories du plomb ; des diamants à demi cachés dans des monceaux de cendres ; les sels des plantes les plus salutaires confondus avec les poisons les plus funestes ». On donna au prisonnier un valet, qui le volait tout en lui citant ses propres principes philosophiques. De plus, ce valet avait écrit un livre intitulé Nouvelles découvertes sur la Tragédie, ou l'Art de composer de très belles scènes de grimaces. Après un grand nombre d'aventures, le captif pouvait enfin retourner dans son pays. Il découvrait qu'il était plus tard qu'il ne pensait : les Cacouacs étaient arrivés avant lui. « Ces Cacouacs dangereux et ridicules (...) on leur avait donné le nom de Philosophes, et on imprimait leurs ouvrages w ».

Pour décrire cette sorte de persiflage, les Américains parlent d'une pierre dans chaque boule de neige. Diderot subit l'affaire sans broncher, semble-t-il, mais d'Alembert prit peur parce qu'il pensait que cela venait de haut, et il disait que Malesherbes, bien que désireux d'en empêcher la publication, avait reçu des ordres pour que le pamphlet ne soit pas interdit ".

C'est le moment singulièrement inopportun que choisit d'Alembert pour tirer une traite sur la bonne volonté de Malesherbes. Fréron, comme on peut bien imaginer, avait présenté le « Nouveau Mémoire » à ses lecteurs avec onctuosité et jubilation, n'oubliant aucun des endroits les plus sensibles 4". Mais alors que Moreau n'avait pas cité le nom de d'Alembert, Fréron mit, dans une note en bas de page, une référence à l'un de ses ouvrages : le lien était évident. Ce n'était en fait qu'une subtilité, comme Malesherbes le disait, ce qui n'empêcha pas d'Alembert d'en prendre beaucoup d'ombrage .. Malesherbes fut assez touché par sa protestation pour demander à Fréron de quel droit il attaquait nommément ses ennemis. Celui-ci répondit sur un ton hardi et désinvolte "'. La position de Malesherbes était alors très délicate et il en était parfaitement conscient : il écrivit à l'abbé Morellet qui devint l'intermédiaire dans cette affaire : « J'ai été encore plus fâché de voir que le chagrin que lui causent les brochures, l'ait aveuglé au point de ne pas sentir combien il est indiscret et, j'ose le dire, déraisonnable, de demander froidement justice de Fréron dans le moment où le septième tome de l'Encyclopédie, et surtout l'article " Genève " ont excité les cris les plus puissants, et on ne peut soutenir l'ouvrage et prendre le parti des auteurs qu'en s'exposant personnellement à des reproches très graves " ». Dans cette lettre ainsi que dans une autre, adressée à d'Alembert, Malesherbes a défini les principes conducteurs de son administration ". Ce sont des maximes fort libérales, même si, comme Malesherbes l'avait prévu et comme Morellet le rapporte dans ses Mémoires, d'Alembert en fut très jmécontent ". L'incident montre clairement que du magistrat et de l'écrivain, ce n'était pas l'écrivain qui désirait la liberté de la presse. Malesherbes insinue que d'Alembert désirait, pour lui, le droit de dire ce qu'il voulait et refusait le même droit à ses adversaires ; analyse très proche de la vérité. La plainte contre Fréron était si peu justifiée et tombait si mal que Malesherbes en vint à soupçonner qu'elle cachait un motif secret. Dans le brouillon de sa lettre à Morellet, Malesherbes écrivit (puis raturA) les phrases suivantes : « Si je connaissais moins M. d'Alembert, je pourrais le soupçonner de chercher par là à se préparer vis-à-vis du public un prétexte pour quitter l'Encyclopédie. Mais je ne l'en crois point capable 54 ».

Dès le 1er janvier 1758, d'Alembert prétendait avoir informé Malesherbes et les libraires de sa décision d'abandonner l'Encyclopédie ; et dans sa réponse du 6 janvier à Tronchin, il ajoutait ce post-scriptum : « Je dois vous ajouter, Monsieur, que des raisons essentielles, qui n'ont aucun rapport à l'article " Genève ", m'obligent de renoncer absolument et sans retour au travail de l'Encyclopédie. Ainsi cet ouvrage, arrêté au milieu de sa course, ne mérite plus, ce me semble, de devenir l'objet des (plaintes de votre clergé " ». Ces phrases prouvent - et il est très intéressant de le souligner - que d'Alembert considérait évidemment que son départ signifiait la fin de l'Encyclopédie. Cinq jours plus tard, il écrivait à Voltaire qu'il ne savait pas si l'Encyclopédie serait ou non (continuée. « Ce qu'il y a de certain, c'est qu'elle ne le sera pas par moi. Je viens de signifier à M. de Malesherbes et aux libraires qu'ils pouvaient me chercher un successeur. Je suis excédé des avanies et des vexations de toutes espèces que cet ouvrage nous attire * ».

Avant de recevoir cette lettre, Voltaire entendit dire que d'Alembert avait l'intention de démissionner et se hâta de le presser de n'en rien faire ". En répondant à d'Alembert, il réitéra ce conseil avec insistance : « Mais ne l'abandonnez donc pas, ne faites donc pas ce que vos ridicules ennemis voulaient : ne leur donnez donc pas cet impertinent triomphe. |(...) Je sais qu'il est honteux qu'une société d'esprits supérieurs, qui travaille pour le bien du genre humain, soit assujettie à des censeurs indignes de vous lire ; mais ne pouvez-vous pas choisir quelques réviseurs raisonnables ? M. de Malesherbes ne peut-il vous aider dans ce choix 5S ? » Mais d'Alembert, répondant à la première adjuration, écrivit : « A l'égard de l'Encyclopédie, quand vous me pressez de la reprendre, vous ignorez la position où nous sommes, et le déchaînement de l'autorité contre nous. (...) Je ne sais quel parti Diderot prendra, je doute qu'il continue sans moi, mais je sais que s'il continue, il se prépare des tracasseries et du chagrin pour dix ans !9 ».

Puis Voltaire changea brusquement d'attitude. Au lieu d'exhorter d'Alembert à s'accrocher, il commença à affirmer que tous ceux qui avaient eu quelque rapport avec l'Encyclopédie devaient se démettre en même temps que lui w ! Aussi longtemps que Voltaire avait supposé que l'auteur du « Mémoire » sur les Cacouacs était un jésuite ou inspiré par les jésuites, il avait été brave. Mais quand d'Alembert lui eut appris que ces attaques étaient protégées et peut-être même inspirées par la cour, j] commença à déployer une grande prudence et, tout en sonnant la charge avec éclat, se hâta de battre en retraite61. Revenant sur sa témérité antérieure, il écrivait maintenant : « Il faut absolument que tous ceux qui ont travaillé avec vous quittent avec vous. Seront-ils assez indignes du nom de philosophe, assez lâches pour vous abandonner a ». Effrayé lui-même, Voltaire trouvait le moment bien venu pour traiter les autres de lâches. « Je vous ai déjà mandé, écrivait-il à d'Alembert le 13 février, que j'avais écrit à Diderot, il y a plus de six semaines, premièrement pour le prier de vous encourager sur l'article " Genève ", en cas que l'on eût voulu vous intimider, secondement pour lui dire qu'il faut qu'il se joigne à vous, qu'il quitte avec vous, qu'il ne reprenne l'ouvrage qu'avec vous. Je vous le repète, c'est une chose infâme de n'être pas tous unis comme des frères dans une occasion pareille. J'ai encore écrit pour que Diderot me renvoie mes lettres, mon article. (...) Je ne veux pas dorénavant fournir une ligne à {'Encyclopédie. Ceux qui n'agiront pas comme moi seront des lâches, indignes du nom d'hommes de lettres * ».

« D'Alembert fait bien de quitter, écrivait Voltaire à un ami parisien, et les autres font lâchement de continuer H ».

Alors que se répandait ce torrent d'explications sur un possible abandon, l'un des protagonistes ne disait rien ; dans tout ce laisser-aller, un homme tenait bon. Diderot continuait, simplement. L'incertitude de la situation était évidemment accrue par les pressions auxquelles le soumettaient ses amis. Même Rousseau, « effrayé des bruits qui couraient au sujet de l'Encyclopédie » et craignant pour la sécurité de Diderot lui écrivit une lettre pour le presser de se démettre si d'Alembert le faisait ; on ne sait pas (la lettre n'existe pluS) si lui aussi traitait Diderot de lâche **. A la mi-février, Diderot écrivit enfin à Voltaire, en le priant de l'excuser de n'avoir pas répondu plus tôt, pour lui donner les raisons qui l'empêchaient de renoncer à sa tâche ou de l'achever dans un pays étranger, comme Voltaire l'avait suggéré. Ces raisons ne plurent pas à Voltaire et ne parurent pas déterminantes à d'Alembert, mais cette lettre montre sa volonté d'assumer la responsabilité morale et de l'honorer dans l'adversité. On doit en reconnaître le caractère courageux et digne d'éloges :

Abandonner l'ouvrage, c'est tourner le dos sur la brèche et faire ce que désirent les coquins qui nous persécutent. Si vous saviez avec quelle joie ils ont appris la désertion de d'Alembert, et toutes les manouvres qu'ils emploient pour l'empêcher de revenir !

Ce que Diderot pensait réellement de d'Alembert est clairement exprimé par le mot « désertion ». Sa propre attitude, comme il le dit plus loin dans sa lettre, n'était pas inspirée par un excès de tendresse pour VEncyclopédie :

Mon cher maître, j'ai la quarantaine passée ; je suis las de tracasseries. Je crie. depuis le matin jusqu'au soir : le repos, le repos ! Et il n'y a guère de jour que je ne sois tenté d'aller vivre obscur et mourir tranquille au fond de ma province.

Mais c'était là le second mouvement écrit, dans un ton mineur, d'une symphonie guerrière. Que fallait-il donc faire, d'après Diderot ?

Ce qui convient à des gens de courage : mépriser nos ennemis, les poursuivre, et profiter, comme nous l'avons fait, de l'imbécillité de nos censeurs. (...) Est-il honnête de tromper l'espérance de quatre mille souscripteurs, et n'avons-nous aucun engagement avec les libraires ? Si d'Alembert reprend et que nous finissions, ne sommes-nous pas vengés ? (...) Un autre se réjouirait en secret de sa désertion : il y verrait de l'honneur, de l'argent, et du repos à gagner. Pour moi, j'en suis désolé, et je ne négligerai rien pour le ramener. Voici le moment de lui montrer combien je lui suis attaché ; et je ne manquerai ni à moi-même, ni à lui. Mais, pour Dieu, ne me croisez pas. Je sais tout ce que vous pouvez sur lui, et c'est inutilement que je lui prouverai qu'il a tort, si vous lui dites qu'il a raison. (...)

Ne soyez plus fâché, et surtout ne me redemandez plus vos lettres ; car je vous les renverrais et n'oublierais jamais cette injure. Je n'ai pas vos articles ; ils sont entre les mains de d'Alembert, et vous le savez bien «*.

Voltaire n'accueillit pas cette lettre de trop bonne grâce. « Tout le malheur vient de ce que M. Diderot n'a pas fait d'abord la même déclaration que M. d'Alembert67 ». « C'est une chose pitoyable que les associés de mérite ne soient ni maîtres de leur ouvrage ni maîtres de leurs pensées. Aussi l'édifice est-il bâti moitié de marbre, moitié de boue '8 ».

La décision de Diderot de continuer l'Encyclopédie dut être une déception pour d'Alembert, comme elle l'avait été pour Voltaire, si l'on en juge par ce qu'il écrivait cinq ans après sur sa propre décision d'abandonner. En tentant de se justifier, il ne pouvait guère éviter de désapprouver ceux qui n'avaient pas suivi son exemple, d'autant qu'il était, selon le journal de d'Hémery, « un homme rempli de vanité et de présomption

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Denis Diderot
(1713 - 1784)
 
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